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Le Jugement de Pâris : Texte extrait du "petit enfer" de la bibliothèque municipale de Lisieux 

lundi 26 février 2007, par Marie-Amélie Chartroule sous le pseudonyme de Marc de Montifaud (1849-1912)

On venait de verser la dernière tasse de thé chez la baronne de Froideville, et quelques intimes tardaient encore à partir. De ce nombre se trouvait Mme Claire de Juilly, qui piquait des points à sa tapisserie orange, lorsque la porte du salon s’étant doucement entrebâillée, le valet de chambre jeta le nom du comte Raymond de Sivrac, retenu à l’étranger depuis plus de deux ans.

Il y eut alors un bruit de chaises et de tables remuées ; on s’empressa autour du nouveau venu sans remarquer la pâleur de Claire de Juilly, le tremblement nerveux qui agitait ses mains et les vains efforts qu’elle tentait pour dissimuler sa présence. Cette émotion pouvait paraître d’autant plus singulière que le nom du comte de Sivrac n’avait réellement produit aucun effet sur elle, mais seulement sa présence lorsqu’elle eut analysé sa personne.

Pendant que le comte s’installait au coin du feu, que le domestique rapportait une théière pleine, Claire trouva le moyen de quitter le salon ; mais à peine en disparaissait-elle qu’un bruit sourd retentit dans la pièce voisine : un bruit semblable à la chute d’un corps. Mue par un secret pressentiment, la baronne y courut et demeura muette en voyant étendue à terre Mme de Juilly entièrement privée de connaissance.

Revenue bientôt de cet évanouissement, mais son état de malaise la rendant incapable de retourner chez elle, la baronne de Froideville la fit déshabiller, lui donna sa chambre, et, la supposant à peu près calme, revint au salon rejoindre le comte de Sivrac, qui ne se retira que vers minuit.

Le lendemain, Claire, installée au coin du feu de Mme de Froideville, après avoir tourmenté maintes fois la chaîne de son aumônière et aspiré les sels de son flacon, se décidait à parler.

- Ma chère belle, lui dit Mme de Froideville en lui souriant avec une malicieuse bonté, vous vous croyez obligée, je le vois, à des explications dont notre mutuelle amitié devrait vous dispenser, et que je n’accepte qu’autant que vos confidences auront un but, celui de vous soulager d’une peine secrète. Votre évanouissement, hier, n’a eu pour témoin que moi seule. Veuves, l’une et l’autre, vous à vingt-cinq ans, moi à quarante-cinq, nous savons ce que l’existence des femmes de notre monde recèle quelquefois de souffrances intimes. Donc, ne vous croyez pas obligée, je vous le répète, à me faire une communication que je ne vous demande pas, en raison de l’hospitalité que je serais heureuse de vous offrir encore, sans qu’il me soit besoin de scruter les causes de votre état de souffrance.

Tout en parlant, la chère baronne essayait en vain de dissimuler le plaisir qu’elle se promettait des révélations qu’elle invitait son amie à taire, pour la forme. Au fond elle lui en eût grandement voulu de partir sans rien dire, et sa curiosité se trahissait dans son geste et son coup d’oeil encourageant.

- Ma très chère, répliqua Mme de Juilly, qui se voyait de plus en plus dans l’obligation de s’exécuter, je vous avoue que si cela ne vous importune pas, je préfère vous mettre tout de suite au courant des événements antérieurs qui ont motivé le petit incident d’hier, ne serait-ce que pour vous empêcher d’imaginer quelque chose d’autrement grave que ce qui existe réellement.

La baronne ayant fait poliment un geste de dénégation, comme pour répéter : « Oh ! ma chère, pouvez-vous supposer que... », tout en s’apprêtant à écouter, Claire rapprocha son fauteuil et commença en ces termes :

- Vous vous souvenez, chère amie, des jalousies incurables que M. de Juilly, mon très affectionné et très intraitable époux, nourrissait contre votre servante ici présente. Cela n’a été un mystère pour personne.
- Il m’en souvient, dit la baronne en l’interrompant et en hochant la tête. Et ce défaut était, il me semble, le seul de cet homme aimable ; mais il a suffi, il est vrai, à vous rendre amers les derniers mois d’une union que le monde jalousait fort.
- Je vous avouerai, poursuivit Claire en baissant légèrement les yeux, que si mon mari avait des suspicions fort mal appliquées à mon égard, et toujours profondément injustes, ces suspicions lui furent inspirées par un événement qui justifiait en quelque sorte toutes celles qu’il conçut à la suite. En un mot, ma pauvre baronne, j’ai dû payer par des querelles impardonnables et des défiances passionnées non pas une faute, mais une minute d’étourderie, que mon inexpérience du monde manqua transformer en une catastrophe irréparable.

La baronne lança un regard de côté qui signifiait qu’elle acceptait difficilement qu’une mince étourderie de jeune femme eût seule contribué à changer M. de Juilly en un véritable Barbe-Bleue. Mais Claire n’y prit pas garde.

- Sachez donc, poursuivit Mme de Juilly, qu’au bout de sept à huit mois de mariage, nous avions fait connaissance d’un jeune homme de très grande allure, d’une bravoure incontestée, venant de visiter l’Afrique centrale, et se disposant à écrire ses relations de voyage dans une forme sévère et châtiée que n’ont pas en général les gens du monde lorsqu’ils prennent la plume. Sa conversation, débarrassée des mièvreries parisiennes, des détails oiseux qui abondent dans celle des enragés turfistes, nous causait un charme inénarrable. Il arrivait souvent que, subissant le charme de ses récits étranges, nous passions une partie de la nuit à l’écouter, et le plus émotionné n’était pas moi, mais bien M. de Juilly, qui oubliait parfois de se coucher, tandis que moi je me retirais vers deux heures, pour aller rêver de chasses au tigre et au boa, de sacrifices humains, de tatouages ; que sais-je, enfin ? Bref, au bout de quelques semaines, nous étions intimes et nous emmenions M. de Sivrac à notre terre de la Creuse, où mon mari lui avait persuadé qu’ils reviseraient ensemble ses manuscrits. Ah ! j’oubliais un fait assez singulier. M. de Sivrac nous priait alors, pour des motifs de famille, de consentir à l’accepter chez nous sous un autre nom que le sien ; ajoutant qu’il était fils naturel, et que sa mère vivant encore il devait garder le secret de sa naissance pendant le peu d’années qui lui restait à vivre. Vous saurez tout lorsque je vous aurai avoué qu’il se faisait nommer Edgar Pelleport.
- C’est singulier, remarqua Mme de Froideville, je connais M. de Sivrac depuis deux ans, mais je ne l’ai jamais entendu appeler autrement, et j’ignorais encore mieux sa naissance.
- J’ai lieu de supposer, reprit Claire, que puisqu’il le porte maintenant, c’est que l’obstacle dont il nous parlait a disparu. Quoi qu’il en soit, le comte ne se contentait pas seulement de nous parler de l’Afrique centrale, et je dois vous avouer que si la nuit était consacrée au récit de ses voyages, ses matinées se passaient à côté de moi à explorer d’autres sujets de conversation. Un jour, par une après-midi pluvieuse, il resta dans mon petit salon de midi à cinq heures, quoique ayant juré à mon mari de le rejoindre à la chasse. J’ignorais cette promesse, et pourquoi ne l’avouerais-je pas ? j’éprouvais un vif plaisir à m’entendre répéter dans un langage de feu que si je n’étais pas bientôt à lui, il ne lui restait d’autres ressources que de repartir. Un homme qui a été dans l’Afrique centrale...
- Cet homme-là, je le comprends, interrompit encore Mme de Froideville, a en vue d’autres centres d’exploration.
- Justement, poursuivit Claire sans s’émouvoir, et, ou je me trompe fort, si jamais passion a été sincère, ç’a été la sienne. Il m’ébranla malgré mon amour pour M. de Juilly. Il me dépeignit en traits imagés ce qu’il allait endurer si je l’obligeais à partir ; il pleura et se jeta à mes genoux, se releva, m’enlaça dans ses bras, et fit tant qu’il m’embrassa le cou l’espace de plusieurs secondes. Hélas ! ma chère baronne, quand je me dégageai, j’aperçus M. de Juilly le front collé à la vitre de la porte-fenêtre ; comme je cherchais une contenance, il disparut précipitamment.
- Brrr... s’exclama la baronne qui se crut obligée de frissonner.

- Je me concertai alors avec Edgard ; tantôt je prenais la résolution de me sauver, tantôt d’aller bravement au-devant de M. de Juilly, lui répéter qu’il se trompait. Dans ces cruelles alternatives, vous pensez bien qu’Edgard ne me quitta pas. Le soir arriva. Je restai seule. Lui regagna sa chambre, décidé à me protéger par sa présence dans la maison. Nous n’avions revu mon mari ni l’un ni l’autre ; nous pouvions donc le croire parti. Nous nous trompions étrangement. M. de Juilly, dans lequel je n’avais jamais soupçonné l’étoffe d’un monstre, était en train d’inaugurer la plus bizarre et la plus atroce des vengeances.
- Allons donc ! dit la baronne, incrédule.
- Je vous le donnerais à deviner en trente jours que vous n’y arriveriez pas ; autant vaut que je vous le dise tout de suite. Eh bien, au moment où M. de Sivrac allait se mettre au lit, quatre solides paysans entrèrent dans sa chambre et lui passèrent une camisole de force. Une fois qu’ils l’eurent lié et empaqueté, ils le laissèrent et disparurent. C’est alors que mon mari entra, fit rougir au feu une tige de fer, et se donna le barbare plaisir de tatouer la cuisse gauche d’Edgard d’une inscription qui devait à jamais consacrer sa défaite, et la honte qui résultait pour moi de cet incident.
- Quel tatouage ? demanda Mme de Froideville.
- Le fer rougi avait tracé mon nom en majuscules ineffaçables sur la peau nue de M. de Sivrac, répéta lentement et à voix basse Mme de Juilly.
- Peste ! s’écria la baronne, il n’y allait pas de mainmorte, le très haut et très puissant seigneur de Juilly. En voilà un raffinement de cruauté !
- Il déclara ironiquement à Edgard que, puisque je ne lui avais pas cédé, il n’avait pas besoin de s’aligner avec lui, mais qu’il voulait lui laisser un perpétuel souvenir de la femme aimée, en lui inscrivant son nom dans les chairs. Il est juste d’ajouter que dix jours après il cédait aux témoins que lui envoyait Edgard Pelleport, et qu’il se rendit à Bruxelles pour lui donner réparation. Mais là encore il fut heureux, car son adversaire attrapa un coup d’épée qui atteignit le poumon droit, et lui s’en revint sain et sauf. Depuis, je n’ai jamais revu M. de Sivrac. Vous savez qu’un long séjour chez ma tante, qui eut pour prétexte une maladie me retint sept ou huit mois en province. Le motif véritable n’était autre que notre brouille momentanée entre Gontran et moi ; je lui en voulais de m’avoir un instant crue coupable, et je ne rentrai dans notre maison que grâce aux instances d’amis communs.
- Voilà qui m’explique votre maladie et votre lointaine retraite dans la Creuse, répéta Mme de Froideville lorsque Claire cessa de parler. Oui, je comprends tout à présent... En sorte que cet infortuné de Sivrac porte sur la cuisse gauche...
- Un nom qu’il a parfaitement oublié, reprit en soupirant Mme de Juilly. Oublier est le propre de l’homme.
- Eh ! mais, mon cher coeur, vous en parlez comme si vous aviez pour Edgard, ou plutôt pour Raymond... ce que votre mari vous reprochait de ressentir !
- J’avoue, balbutia Claire, que l’étrangeté de cette représaille, les souffrances que ce jeune homme endura pour moi, en firent à mes yeux autre chose qu’un être ordinaire ; d’autant que, plus tard, Gontran m’avoua que M. Pelleport avait supporté ce martyre en gentilhomme, sans proférer une plainte.
- C’est égal, je donnerais beaucoup pour voir les traces d’une pareille blessure. Mais comme elle est, d’après ce que vous m’assurez, à la cuisse gauche...
- C’est vrai, on ne peut lui parler d’une chose aussi...
- Aussi reculée dans la nuit des temps ? demanda railleusement la baronne. Pourquoi ne pas dire : aussi voisine de l’instrument qui commet les crimes... que vous en étiez proche vous-même lorsqu’il vous enlaçait ?
- Baronne, avouez-le : maintenant que vous avez mon secret...
- Je vais tâcher d’en profiter pour vous ménager un second mariage.
- Que me contez-vous-là ? murmura Claire en rougissant jusqu’à la racine des cheveux.
- Que vous n’en seriez point fâchée si je réussissais.
- Mais, ma chère, Raymond doit avoir pour moi une de ces horreurs...
- Vous ne le pensez pas. Soyez franche.
- En tout cas, il n’a pas paru me reconnaître.
- Ce serait encore une raison pour le sonder. Mais je songe à une chose, poursuivit la baronne très perplexe. Vous êtes très certaine, absolument certaine de l’identité de Raymond de Sivrac avec Edgard Pelleport ? - Si j’en suis certaine ! et mon évanouissement d’hier ?
- Cela ne prouve rien. Une fausse ressemblance... On est si facilement abusée. Savez-vous à quoi je pense ? A lui faire quitter son pantalon. - Vous voulez vous jouer de moi !
- Ah çà, voyons ! si ce n’était pas lui, par hasard ? Vous figurez-vous votre situation, croyant épouser un homme qui porte votre nom gravé sur sa cuisse ?... car c’était bien votre nom, n’est-ce pas ?
- Gontran me l’a trop de fois répété pour que j’en doute.
- Vous figurez-vous, dis-je, votre désappointement, quand, croyant vous allier à un monsieur qui doit garder à perpétuité vos initiales gravées dans les replis les plus profonds de... ses chairs, si vous veniez à découvrir en entrant dans le lit nuptial... que sa cuisse est vierge de toute inscription ?... C’est cela qui ne serait pas drôle, ma pauvre Claire !
- Baronne, je crois encore une fois que vous vous moquez de moi.
- Jamais je n’ai été plus sérieuse. Aussi, je vous le répète, il faut que nous trouvions un prétexte pour l’obliger à quitter son pantalon... et alors...
- Votre prétexte est introuvable. Et, d’un autre côté, je sens que vos doutes me pénètrent. Si ce n’était pas Edgard ?
- Oui, mais si c’était lui ?
- Le seul moyen d’en sortir, c’est de demander à M. de Sivrac si jamais il ne s’est fait appeler Pelleport ?
- Ma chère amie, vous comprenez que, s’il a été forcé de se cacher pour cause de naissance irrégulière, ce serait d’une indélicatesse flagrante à moi, femme du monde, de lui montrer que je le sais.
- C’est vrai.
- Et j’ajouterai que, s’il me répugne absolument de commettre une indélicatesse, je me sens complètement exempte de reproches à l’idée de regarder sa cuisse.
- En vérité ! fit Claire ; et s’il venait à le savoir ?
- Mais, ma chère enfant, je lui dirais : « Que voulez-vous, mon cher ? j’ai vu votre cuisse, c’est vrai, votre cuisse nue ; mais, au bout du compte, c’était pour votre bonheur et pas pour l’accomplissement du mien ». Allons, embrassez-moi, mon enfant, embrassez-moi ; allez vous reposer et laissez-moi faire. A propos, vous me jurez que c’est bien à la cuisse gauche ?
- Vous êtes trop bonne, répéta Claire, se laissant embrasser et reconduire. Vous êtes trop bonne... je ne sais si je dois...

Et elle ajouta en rêvant, et comme se parlant à elle-même :
- Oui, c’était bien à la cuisse gauche.

Le surlendemain, Raymond de Sivrac recevait la visite d’un des intimes de Mme de Froideville venant le recruter pour une comédie, dans laquelle on lui demandait d’être acteur.
- Nous jouons l’Ours et le Pacha et nous avons compté sur vous pour le rôle de l’ours.
- C’est beaucoup d’amabilité... Pourrais-je savoir ce qui me vaut ce choix de représenter un ours ?...
- Mais, nous avons pensé que dans vos voyages vous aviez plus d’une fois eu affaire à certaines bêtes féroces.
- Vous tombez mal. Jamais je n’ai vu d’ours qu’au Jardin des Plantes. Des lions, des tigres, des panthères, voilà tout ce que je connais.
- Qu’importe ! vous revêtirez la peau d’une panthère, en prévenant les auditeurs qu’il s’agit d’un ours.
- Soit, je suis aux ordres de Mme de Froideville. Et à quand la première répétition ?
- Dès ce soir.
- C’est bon, j’apporterai ma peau de panthère.
Ce même soir, quinze personnes se réunissaient chez la baronne. Le comte, arrivé le premier, étalait orgueilleusement la dépouille d’une panthère quelconque.
- C’est égal, réfléchissait la baronne, si j’étais à la place de Claire, penser qu’un monsieur comme ça promène mon nom sur sa cuisse gauche dans tout Paris !... c’est moi qui me dépêcherais de l’épouser pour arrêter les plaisanteries.

Il avait été convenu que Claire jouerait un travesti : le rôle du montreur d’ours. Mais ce soir-là elle faisait par intérim la maîtresse du pacha. Aussi, lorsqu’en passant près d’elle, l’acteur préposé au rôle du montreur de bêtes curieuses lui dit devant tous les spectateurs :
- L’ours est votre mari.
Elle faillit s’évanouir en pleine scène devant Raymond de Sivrac qui paraissait aux yeux de la société de Mme de Froideville ne l’avoir jamais connue, et même entendre son nom pour la première fois.

La répétition terminée, chacun félicita Raymond de s’être si bien enveloppé dans sa peau de panthère.

- Je m’en tirerai mieux le jour de la comédie, répéta-t-il, et j’endosserai la peau de la bête de façon à ce que vous y soyez réellement pris.
- Vous devriez confier votre costume à mon marchand de pelleteries, observa la baronne, clignant des yeux à Claire de Juilly. Il m’a déjà fabriqué deux ou trois machines... dont j’ai été fort satisfaite.
- Volontiers, adhéra poliment Sivrac.
- Venez chez moi demain à deux heures ; il y sera en compagnie d’un tailleur qui doit se rendre ici pour Mme de Juilly.

Le lendemain, chacun rivalisa d’exactitude. Claire, que cela ennuyait de se laisser prendre certaines mesures d’entrejambes, en costume de femme, arriva habillée d’un vêtement de collégien emprunté à l’un de ses cousins. Ce fut un hurrah de plaisir auquel Sivrac s’associa avec des exclamations très admiratives.
- Mais vous n’êtes pas reconnaissable ! s’écriait la baronne. Devinerait-on une femme, ainsi accoutrée ? Des pieds à la chevelure, vous êtes transformée.

En effet, grâce à un artiste de premier ordre, les cheveux de Claire disparaissaient sous une merveilleuse perruque blonde impossible à soupçonner.
- Entrez par ici, dit Mme de Froideville ; Godefroid vous attend. Je parie qu’il ne reconnaît pas une femme en semblable appareil.

Mme de Juilly souhaitait en effet n’être point reconnue du tailleur, ne voulant pas que le Paris mondain sût par des bouches indiscrètes qu’elle jouait la comédie en compagnie de M. de Sivrac. Aussi conservait-elle le mieux qu’elle pouvait son attitude masculine.

M. Godefroid mesura l’épaule, la poitrine, la hanche, pour le principal vêtement. Ensuite, il arriva au pantalon.

Claire se retenait de toutes ses forces pour ne pas souffleter le malencontreux tailleur qui prenait consciencieusement ses distances.
- Je vois que Monsieur a l’habitude du pantalon à pont.
- Hein ? demanda Mme de Juilly.
- Si Monsieur m’en croit, il abandonnera ce mode de pantalon qui ne se porte plus.
- Soit, faites-moi quelque chose à la mode, essaya de dire Claire d’un ton cavalier.
- Monsieur porte à gauche, ou à droite ? interrogea discrètement Godefroid.
- Qu’est-ce qu’il me chante là ? songea Mme de Juilly interloquée. Ah ! j’y suis, il s’informe si j’entrerai par la porte gauche, ou par celle de droite, sur le théâtre. - Il est possible que j’entre à gauche, répliqua-t-elle avec aplomb. Mais, au dernier moment, nous improviserons peut-être une entrée à droite.
- Diable, songea le tailleur. C’est bien facultatif, si ça se trouve à gauche en certains instants... et à droite en d’autres !
- Peu importe, nous déciderons de cela au dernier moment.
- Monsieur aime le petit mot pour s’amuser, répéta Godefroid, croyant de son devoir de rire.
- Eh ! mon Dieu, reprit Claire impatientée, qu’est-ce que cela peut vous faire que j’entre par la gauche, ou que j’entre par la droite ? Nous sommes pressés, dépêchez-vous. L’important est que mon costume aille convenablement.

Cette fois, le tailleur eut la bouche close, et crut plus que jamais qu’on se moquait de lui et qu’on refusait de lui répondre pour voir s’il s’en tirerait.
- Je parie que c’est à gauche, poursuivit-il imperturbable, et riant niaisement. Ah ! ah ! va pour la gauche, puisque monsieur ne m’annonce pas le contraire.
- Va pour la gauche, si vous tenez absolument à ce que ce soit à gauche, s’écria à son tour Mme de Juilly, qui se creusait la tête pour deviner quelle importance Godefroid attachait à ces questions de gauche ou de droite.

Et elle s’échappa de la chambre un instant après.

Pendant ce temps la baronne s’escrimait à regarder à travers un trou pratiqué à la portière en tapisserie de sa chambre à coucher, dans l’espoir de saisir les bienheureux caractères... incrustés dans un parchemin aussi naturel.
- Inouï, se répétait-elle en ne cessant de coller sa joue à l’huis tentateur. Je ne découvre qu’un arrière-train assez joliment conditionné pour donner à supposer que le reste est dans les mêmes proportions. Claire ne se plaindra pas... mais quant à ce singulier tatouage... Bon ! voilà qu’il va enfiler la jambe droite... S’il pouvait découvrir la cuisse gauche ! On croirait qu’il se doute du coup ; pas moyen de rien apercevoir... Je ne peux pourtant pas, dans l’intérêt du bonheur d’une amie, aller demander à un monsieur : - N’auriez-vous pas par hasard le long de la cuisse gauche... ? Non, c’est impossible ; cela ne supporte point l’examen, cette proposition-là.
- Eh bien, demandait après la répétition Mme de Juilly, êtes-vous parvenue à vous rendre compte...
- Je n’ai rien vu, répétait Mme de Froideville, qui ne pouvait s’empêcher de rougir en faisant cette réponse.
- Il porte donc des caleçons ?
- Non... c’est-à-dire... au fait, je n’en sais rien. Tenez, je ne trouve qu’un moyen : c’est de parler de la chose à notre ami Morphy.
- M. de Morphy est si jeune... et puis, songez donc ! lui apprendre qu’il lira mon nom sur la cuisse de Raymond de Sivrac...
- Aimeriez-vous mieux que votre mari l’ait inscrit ailleurs ? C’est encore heureux qu’il ait choisi la cuisse, l’inscription pouvant être beaucoup plus mal placée. Avouez que, pour un Parisien, M. de Juilly était terriblement Turc... Mais je saurai tout ; je n’en aurai pas le démenti.

Comme Claire demeurait soucieuse, la baronne alla chuchoter à l’oreille de Morphy.
- Pas possible... blague... pure invention, murmurait le jeune homme en écoutant le récit de la baronne.
- Le caractère de la personne de qui je tiens la chose ne permet pas la moindre suspicion.
- C’est différent. Je conçois qu’elle désire se rendre compte... Alors, vous m’assurez que ce fameux nom qui s’épanouit à l’un des membres de M. de Sivrac est celui de celle qui deviendra sa femme ?
- Je vous le jure. Il n’y a qu’un mariage pour effacer ce monstrueux tatouage.

- Enfin, ma chère, répétait le même soir Mme de Froideville à Claire, s’il a une jambe comme cela, il a aussi, je le sais, une âme, qui conserve votre souvenir infiniment mieux que sa cuisse. Donc, ne vous montrez pas trop sévère pour ce que le temps a peut-être cicatrisé.
- Si sa blessure est cicatrisée, il n’est plus digne de moi.

Et Mme de Juilly sortit avec tristesse après avoir embrassé son amie.

- A propos... demandait le lendemain à Morphy Mme de Froideville, où en êtes-vous de vos recherches ?
- Où j’en suis ? au même point que l’astronome collé à sa lunette, attendant la présence bienheureuse de l’astre dont il a signalé la venue aux populations.
- Seulement, fit la baronne, vous n’avez rien signalé du tout dans le ciel visible. C’est au contraire moi qui me suis déguisée en Mathieu Laensberg...
- Pour l’apparition d’une comète qui doit réjouir, à ce qu’il paraît, quelques personnes au rang desquelles vous vous comptez. Or, je le crains, cette queue de comète est encore dérobée... derrière l’enveloppe sphérique caractérisant le fameux... ciel... entrevu par Pythagore.
- Si vous invoquez Pythagore, vous ne pouvez distinguer que des nuages ; or ce ne sont pas des nuages que nous demandons, mais une belle et bonne inscription... qui nous vaudra à la mairie du huitième celle de M. de Sivrac et de Mme de Juilly, acheva étourdiment la baronne.
- Comment, c’est d’elle dont il s’agit ? Ah ! Madame, s’il ne faut que se tatouer la cuisse pour l’obtenir...
- Voulez-vous vous taire, petit misérable ! j’ai trop parlé ; vous me forcez à m’en repentir.
- Madame, insista Morphy, par pitié, si le tatouage de Sivrac était effacé par hasard, obtenez qu’on examine le mien. Pour être de date récente, il n’en sera pas moins bon. Si c’est obligatoire, je le montrerai à l’oeil... nu.
- Cela m’apprendra, s’écria la baronne rouge de dépit, à m’exprimer toujours, comme je le fais, à coeur ouvert.
- Et moi, Madame, je ne parlerai à présent qu’à... cuisse découverte.

Mme de Froideville congédia son facétieux ami d’un geste irrité. Aussi le jeune homme résolut-il de rentrer en grâce, en réussissant coûte que coûte. Les répétitions étaient terminées ; on n’attendait que le fameux jour du spectacle.

Pendant cet intervalle, le hasard, qui n’est quelquefois pas mauvais diable, voulut que le parquet s’acharnât à la piste d’un banquier qui venait de disparaître emportant une somme assez ronde. Deux ou trois magistrats écumaient de rage de n’avoir pas cette proie. Parmi eux se trouvait M. de La Marinière, ancien secrétaire attaché au cabinet du duc de Broglio. Mais ce que M. de Morphy ignorait, c’est que le nommé La Marinière avait précisément dans son intérieur une femme... lui tenant de très près, avec laquelle M. de Sivrac entretenait des relations assez suivies.
- Ma foi, pensa Morphy après quelques méditations très sérieuses, je n’ai qu’un moyen pour surprendre Raymond de Sivrac en chemise ; - et comme ce moyen ne peut nuire à sa réputation, je le saisis aux cheveux. Oui, poursuivait-il en se cognant la tête, j’aurai raison de la cuisse de Sivrac, où j’y perdrai la mienne.

Là-dessus, il alla trouver son ami de La Marinière au Cercle catholique de la rue de Madame.
- Je tiens la piste de votre voleur, mon cher substitut.
- Pas possible ! fit l’autre en lui prenant la main. Et où se cache-t-il ? Parlez ! je suis sur des charbons ardents.
- Chez un de mes bons camarades dont la réputation de loyauté est incontestable. Seulement je mets une condition à vous désigner sa demeure.
- Elle est accordée d’avance quelle qu’elle soit.
- Vous me laisserez vous accompagner ce soir chez lui.
- N’est-ce que cela ? Votre condition n’est guère terrible ; en pourrais-je connaître le motif ?
- Parbleu ! je suis convaincu que mon ami m’a enlevé ma... maîtresse à laquelle je tenais... plus que je ne tiens ordinairement à ces dames.
- Ah ! fort bien ! Mais en cas où la personne en question serait chez lui, vous ne tenterez pas d’esclandre, vous me le jurez ?
- Je vous réponds qu’il pourra la garder sans que je la lui dispute.
- J’entends. Vous voulez pouvoir confondre votre infidèle ?
- Je ne souhaite pas autre chose.
- C’est convenu. Allons, le nom et l’adresse de votre ami ?
- Vous l’aurez ce soir, quand je viendrai vous prendre.

M. de La Marinière dut se contenter de cette réponse.

A onze heures et demie, Morphy prenait La Marinière rue de Madame et montait en fiacre en sa compagnie ; le commissaire central de police et deux agents les suivaient.

Ils arrivèrent rue du Helder. Le substitut se fit ouvrir et désigner l’appartement du sieur de Sivrac, en déclinant ses nom et qualité au concierge.

Raymond n’était pas seul, hélas ! et la personne avec laquelle il goûtait les douceurs d’un assez vif entretien touchait, nous l’avons dit, de très près à M. de La Marinière.

Un coup de sonnette, et puis : « Ouvrez au nom de la loi ! » furent les paroles formulées par le commissaire central de police qui entra en même temps que le substitut.
- Vous cachez ici un banquier, le sieur Malcouvert, dit péremptoirement M. de La Marinière à travers la porte de la chambre à coucher de Raymond.
- C’est la voix de mon mari ! gémit la dame couchée dans la ruelle.
- Un instant ! réclama Raymond, s’efforçant de parlementer ; un instant, Monsieur le Procureur ! Je ne m’oppose pas à ce que vous visitiez jusqu’à mes tiroirs, si vous croyez qu’un voleur est caché dans mon appartement ; mais comme je ne suis pas seul... dans mon lit, j’exige qu’on laisse passer la personne qui s’y trouve dans mon cabinet de toilette.
- Parbleu, vous aviez deviné, dit tout bas La Marinière d’un air capable à Morphy ; votre maîtresse est là.
- Ne lui donnez pas le temps de se vêtir, insista Morphy qui tremblait que son dernier espoir ne lui échappât.
- Monsieur, ordonna La Marinière, nous voulons justement constater le sexe de l’hôte qui reçoit votre hospitalité ; ainsi ce serait inutile de l’enfermer en votre cabinet. Pour la seconde fois, ouvrez.
- Monsieur le procureur, si ce n’est que pour constater le sexe, vous ne vous opposerez pas à ce que la personne qui est à mes côtés se voile la figure, pendant que vous procéderez aux constatations nécessaires ; c’est une femme mariée, une femme du monde, et vous pouvez m’accorder ma requête ?
- Cela me paraît raisonnable, reprit La Marinière à l’oreille de Morphy. D’ailleurs, si c’est une femme mariée, ce n’est pas votre maîtresse.
- Mais enfoncez donc la porte ! s’écriait Morphy exaspéré, en pensant que Raymond de Sivrac avait eu depuis longtemps la possibilité d’enfiler un caleçon.

Avant la troisième sommation du magistrat, le battant s’ouvrit, et La Marinière, suivi de ses hommes, faisait irruption dans la chambre. Il alla droit au lit et enleva les couvertures sous lesquelles se blottissait une personne voilée.
- C’est bien une femme, murmura avec dépit le procureur de la République, en se décidant à se retirer et à visiter les autres pièces de l’appartement.
- Morphy, un mot, un seul. Tu es connu de La Marinière, n’est-ce pas ? lui demandait Raymond pris d’une vive angoisse.
- J’étais ce soir au cercle... avec lui. Il m’a emmené comme témoin parce que j’ai dit avoir vu deux fois Malcouvert.
- Ecoute, mon ami, sauve la vie de la malheureuse qui est là près de moi. Retiens La Marinière aussi longtemps que tu le pourras hors de sa maison.
- Quoi ! s’écria le jeune homme ahuri, cette femme est Mme de La ... ?
- Chut ! interrompit Raymond. Oui, c’est elle. Mais, sur l’honneur, jure-moi de garder le procureur deux heures d’horloge s’il le faut, afin que sa femme ait le temps de retourner chez elle.
- Convenu, balbutia Morphy, qui se trouva tellement abruti de ce qu’il entendait, qu’il oublia totalement de s’apercevoir que Raymond n’avait revêtu qu’une vareuse sans pantalon.

La visite domiciliaire s’acheva promptement.
- Hé ! mon brave garçon, répétait le magistrat d’un ton protecteur, vous avez eu beau faire, Sivrac a été plus fin que vous. Il vous a dérobé le visage de la donzelle.
- Bah ! répliqua Morphy, ne sachant ce qu’il répondait, j’ai remarqué une certaine tache au-dessous de la cuisse, sur laquelle je n’ai aucune illusion.
- Alors, vous ne gobez pas la femme mariée ?
- Parbleu ! ni vous non plus, je suppose ?

- Allons, Morphy, je vais congédier mon personnel, et je vous offre à souper, quoique vous m’ayez si bêtement mis dedans.
- Cet imbécile trouve par hasard un mot juste, songea Morphy.

Et les deux hommes se rendirent chez Bignon.

- Ainsi, mon pauvre Morphy, votre ami Raymond est fou de Mme de Juilly ? interrogeait Mme de Froideville le lendemain de la représentation de la pièce en question.
- Non seulement fou, mais il en devient imbécile, depuis qu’ils ont joué ensemble l’Ours et le Pacha.
- C’est la première fois qu’une comédie de Scribe fera faire...
- Des bêtises ou des enfants, ajouta Morphy sans vergogne.
- L’un et l’autre, répliqua la baronne sans s’émouvoir. Mais il me vient une dernière idée, puisque ma première n’a amené aucun résultat.
- Voyons.
- Improvisons ce soir des pantomimes et des tableaux... plastiques. - C’est facile.
- Mais, vous entendez : tout ce qu’il y a de plus plastique.
- Dites donc, baronne, on pourra bien avoir un caleçon de bain ?
- Même un maillot, méchant petit drôle.
- Vous me dévoilerez votre truc, au moins ?
- Ce soir, quelques minutes avant qu’on ne frappe les trois coups.

Et Mme de Froideville ébaucha le geste d’une des figures de Saint-Aubin :
- Au moins soyez discret.

A quoi Morphy répondit en empruntant le geste du second personnage qui sert d’accompagnement à cette figure :
- Comptez sur mes serments.

Aussitôt le dîner achevé, la proposition fallacieuse de Morphy fut saluée de chaudes acclamations. Raymond de Sivrac réfléchissait qu’il verrait enfin réduite à la simple expression d’un moulage exécuté autrement que d’après un plâtre la stature d’une Vénus de Milo prête à s’enterrer dans quelque grand lit Louis XIII, pour subir l’exhumation de quelque fossoyeur de bonne volonté.
- Tenez, annonça triomphalement Morphy à ses compagnons, voici des objets de première nécessité.

Et il déposa une brassée de maillots en soie rose sur la table, ayant soin de présenter à Sivrac un de ceux que lui avait désignés Mme de Froideville.
- Ça me fait l’effet d’être un peu étroit, disait Raymond.
- Mais non ! Il faut que ce soit très tendu, sans cela l’effet est détestable.
- Oui, mais devons-nous montrer autant... d’anatomie comparée à ces dames ?
- Permettez ; dès l’instant où elles consentent à en faire autant à notre égard, nous aurions mauvaise grâce de leur refuser la satisfaction de procéder par analogie...
- C’est excessivement juste. Va pour le collant de soie aux mailles plus difficiles à dissimuler que notre curiosité envers elles.

Morphy venait de recevoir un avertissement de Mme de Froideville qu’elle se chargeait de la suite de l’affaire, et qu’il n’aurait qu’à suivre Sivrac entrant en scène. On avait pris pour sujet le Jugement de Pâris, et le comte Raymond acceptant le rôle du fils de Priam s’exerçait, en attendant les trois déesses qui devaient arriver inopinément de son côté, à jouer un solo de mirliton.
- Êtes-vous prêtes ? demanda la baronne à Claire déguisée en Minerve, et à une autre jeune femme habillée en Junon.
- Oui.
- En ce cas, partons de pied ferme.

Elles s’avancèrent intrépidement vers Raymond de Sivrac qui, en apercevant Mme de Juilly à travers une gaze impalpable, perdit la tête au point de ne pas remarquer que plusieurs mailles de son collant avaient dû être coupées et laissaient percer des jours indiscrets sur sa cuisse.

Au moment où Claire entonnait d’une voix suave l’air de la Belle Hélène :

Holà, hé ! le beau jeune homme...

le Pâris improvisé n’eut que le temps de se retourner du côté du mur... la beauté de Claire de Juilly venait de faire l’office d’un nouveau coup de ciseau donné dans le maillot à un endroit... prodigieusement... critique... et les mailles plus fragiles, plus minces, plus traîtresses, s’entendaient obligeamment pour se céder les unes aux autres.
- Qu’est-ce que c’est ? cria le public très intrigué ; pourquoi se retourne-t-il.
- Ce n’est rien ! c’est qu’il a perdu... son... mirliton... s’empressa de déclarer Morphy aux spectateurs.

Au même instant la baronne murmurait précipitamment à Claire :
- Regardez vous-même : il a suffi que je coupe une maille pour obliger les autres à s’échapper. Je défie qu’il s’en tire.

Claire regarda ; mais le malencontreux collant en soie continuait, nous le répétons, de crever comme du papier végétal à un endroit voisin de... celui que l’on espérait. Ne perdant pas la tête, Raymond, se voyant découvert, dit effrontément à Claire éperdue :
- Pour aujourd’hui, souffrez, Madame, que l’histoire ait menti et que ce soit Minerve qui reçoive le prix, à la place de Vénus.

- Ainsi, répétait Claire le lendemain, ainsi, baronne, vous me jurez que l’inscription y était ?
- Si elle y était !
- Et vous l’avez lue ?
- Mot à mot. Ma chère... quand je dis mot à mot, vous comprenez bien que je n’ai pas pris le temps d’épeler...
- L’important, fit Mme de Juilly palpitante, c’est qu’enfin j’aie la certitude de ne pas m’égarer sur une fausse piste.

Et elle s’en alla inondée d’une joie pure.
- Base-toi là-dessus, se répétait mentalement Mme de Froideville ; oui, ma belle, base-toi là-dessus, et épouse ; car si un scandale pareil ne se couronnait pas par un mariage... ma maison serait perdue de réputation. Du reste, je ne mens qu’à demi ; car, si Raymond n’a point ton nom gravé sur... la cuisse, il l’a gravé dans l’âme, et c’est pareil.

Après ce bel exploit, il ne restait à Raymond de Sivrac qu’à obtenir la main de Claire qui lui fut accordée sans difficulté. Mme de Juilly acquérait chaque jour la conviction que Sivrac cachait son jeu et qu’il ne feignait de se taire que dans un pur motif de générosité.
- Pourquoi vous êtes-vous tenue si longtemps à l’écart ? lui demandait-elle, la veille du mariage à la mairie.
- Ne comprenez-vous pas qu’il me fallait un signe de vous pour m’avancer ? J’aimais mieux rester dans l’incertitude de vos sentiments à mon égard, que d’en recevoir de suite un démenti trop cruel.
- Ainsi, vous m’avez pardonné l’incident si douloureux ?
- Oh ! douloureux, interrompit Raymond, c’est beaucoup dire.
- Il me semble pourtant...
- Mon Dieu, Madame, sans lui, vous ne seriez pas à moi. Je ne puis donc le regretter.
- Du reste, soyez convaincu, mon ami, que la baronne et moi sommes les seules à... le connaître.
- Bah ! Morphy en sait bien quelque chose ?
- Je vous assure que je n’ai nullement mis M. de Morphy dans la confidence... de ce que... je désirais connaître.
- Mais pourtant, ce coup de canif si savamment donné ?
- Ah ! oui... ce coup de canif, reprit Claire revenant à un autre ordre d’idées, ce coup de canif bienheureux qui... Voyons, n’admettrez-vous jamais que je voulais absolument être sûre... que vous étiez l’homme que la destinée me réservait ?
- Sapristi ! pensa le comte, elle a des dispositions, ma femme, pour s’enquérir des... sentiments cachés qu’on peut nourrir pour elle.
- Eh ! fit Mme de Juilly, vous êtes soucieux. Vous m’en voulez ?
- Oh ! par exemple ! le moyen était peut-être un peu... comment dirais-je ?
- Mais, mon pauvre ami, il me fallait une certitude, une preuve... matérielle, comprenez-vous ? moi, je suis comme saint Thomas.
- Sapristi ! sapristi ! répétait toujours Raymond, à part lui. Quand je serai son mari, malheur à moi si les mailles de mes caleçons résistent ! Ma femme prétendra que j’ai cessé de l’aimer !
- Ainsi, reprit-il, sans cette épreuve... vous ne m’auriez pas épousé ? - Mais, naturellement, puisque je regardais de tous mes yeux afin de constater votre... identité avec l’homme que j’attendais toujours.

On ne pouvait guère exiger d’explication plus catégorique ; le comte se tint pour averti. Mais, trois jours après, Mme de Froideville recevait le billet suivant :

Ah ! ma chère, nous nous sommes trompées, ce n’était pas Edgard Pelleport ; il n’a aucune inscription, aucun tatouage à la cuisse. Il a ri aux larmes quand je lui ai demandé à constater si mon nom se trouvait encore sur cette partie de sa personne. Il a prétendu même que feu M. de Juilly m’en avait conté le jour où il m’assurait de sa soi-disant vengeance.
Il paraît qu’un autre jeune voyageur, que M. de Sivrac a entrevu à l’isthme de Suez, se rapporterait beaucoup plus comme signalement au personnage qui a occupé si longtemps mon imagination.
Raymond s’est-il moqué de moi en me donnant cet avertissement ? Est-ce la vérité ?
J’ai loyalement offert de lui rendre sa liberté ; mais il m’a répondu :
- Attendons quelque temps encore.
Et nous attendons.

P.-S.

© libre de droits

Source : collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux.

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