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Littérature électronique et hypertexte 

mardi 25 août 2009, par Anne-Marie Boisvert

Pour continuer sur les enjeux d’internet, relire à tout pris ce texte publié pour la première fois le 24 OCTOBRE 2002 sur la revue des ressources

LE TEXTE CLASSIQUE

Le texte est traditionnellement compris comme la transcription fidèle d’une parole, d’un récit, fixé par l’écriture afin d’en préserver l’intégrité. En tant que tel, il est entendu (1) que l’auteur doit lui assigner un début, un milieu et une fin, et (2) qu’il doit offrir à la lecture un sens linéaire, unique et précis que (3) le travail du lecteur sera d’interpréter correctement.
En résumé, le texte classique est une unité fermée sur elle-même (une unité linguistique + une unité sémantique), et le travail d’écriture y est nettement séparé du travail de lecture : l’auteur reste maître de son texte ; le lecteur se doit de respecter cette maîtrise, et sa tâche consiste à retracer le parcours linéaire de lecture assigné d’avance par l’auteur, et à saisir un sens également déterminé d’avance. Si plusieurs interprétations s’avèrent possibles, il est entendu que l’une d’entre elles sera considérée à la fin comme meilleure que les autres : ce sera celle jugée la plus fidèle au sens du texte original.

LE TEXTE POST-MODERNE

Cette notion est issue de la rencontre du structuralisme, du marxisme et du freudisme à la fin des années 60, principalement en France : le texte est désormais pensé comme un "fragment de langage placé lui-même dans une perspective de langages." (Roland Barthes, "Texte (théorie du)", in Encyclopedia Universalis). Ferdinand de Saussure, le père du structuralisme, a contribué à éclairer le fonctionnement du langage et du texte en définissant l’élément de base de tout langage articulé, c’est-à-dire le signe, comme la rencontre d’un signifiant (matérialité des lettres et de leur enchaînement en mots, en phrases, en paragraphes, en chapitres) et d’un signifié (le sens). Il a insisté avant tout sur la nature arbitraire de cette rencontre.
Le marxisme et le freudisme, que l’on soit ou non d’accord avec l’ensemble de leurs thèses, ont néanmoins constitué les deux grandes théories critiques de ce siècle, remettant en question les bases de la conception classique du sujet (centre du monde, maître de soi et de ses énoncés) et de son rapport au langage. Ainsi le marxisme a su montrer à quel point les sujets et la marche du monde sont en fait dépendants de l’ordre économique ; le freudisme, que l’inconscient des sujets a une part d’autant plus grande qu’elle reste ignorée dans la formation de leur personnalité, dans leurs actions et bien sûr leurs énoncés.
Les théoriciens post-structuralistes se sont ainsi appuyés sur l’arbitraire du signe tel que défini par Saussure, et sur la critique du sujet classique et de son rapport au langage du marxisme et du freudisme pour élaborer une nouvelle conception du texte.

LE JEU DU SIGNIFIANT

Le texte post-moderne n’est plus un produit : c’est une production ; c’est-à-dire qu’il n’est jamais "fini" : il est toujours potentiellement "infini" ; car le texte post-moderne met en scène le jeu du signifiant. Dans un tel texte, le signifiant prime sur le signifié, en ce sens que le texte échappe à son auteur comme à son lecteur : le texte "n’appartient" à personne, personne n’en a la maîtrise.

MULTI-LINÉARITÉ DU TEXTE

Le texte comme mise en scène du jeu du signifiant signifie que l’organisation linéaire classique "début-milieu-fin" est défaite au profit d’une organisation "stéréographique, du jeu combinatoire" (R.Barthes, ibid.), fragmentaire, arborescente, c’est-à-dire aux parcours de lecture démultipliés, un signifiant renvoyant à un autre signifiant de manière inattendue, autorisant à la lecture des sens multiples pas nécessairement prévus par l’auteur : "le sujet de l’écriture et/ou de la lecture n’a pas à faire à des objets (les œuvres, les énoncés), mais à des champs (les textes, les énonciations) ; il est lui-même pris dans une topologie." (R. Barthes, ibid.).

ATOMISATION DU TEXTE

La multi-linéarité des parcours de l’écriture/lecture rend au signifiant son autonomie par rapport au signifié : le texte s’en trouve éclaté, fragmenté, atomisé : l’écriture/lecture peut isoler un mot, un fragment, ou re-contextualiser le texte dans un ensemble de textes.

LA LECTURE COMME ÉCRITURE

Plusieurs lectures, plusieurs parcours de lecture, sont toujours possibles : aucune n’est à priori meilleure qu’une autre, car c’est la lecture qui à chaque fois re-crée le texte ; ainsi, la distinction entre écriture et lecture s’efface, comme celle entre auteur et lecteur : la lecture n’est plus une simple consommation, elle aussi produit du texte, elle aussi est écriture.

INTERTEXTUALITÉ

Ces parcours de lecture multiples font aussi appel à d’autres textes : c’est l’intertextualité, qui retrace dans le texte un ensemble d’autres textes, chacun renvoyant à d’autres textes, potentiellement à l’infini : "Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues."(R. Barthes, ibid.)

LE TEXTE INFINI

La multiplicité des parcours de lecture possibles, combinée au caractère intertextuel de la lecture/écriture du texte, contribue à faire éclater ses limites, en le laissant potentiellement toujours ouvert. Aucune lecture, donc, n’épuise le texte : il demeure toujours des lectures, des parcours virtuels possibles.

Enfin, la notion de texte post-moderne ne se limite pas seulement à la littérature contemporaine ni même à l’écriture : il y a "du texte" nous dit Roland Barthes, dans les textes classiques, comme aussi dans les ouvrages de littérature dite "mineure", du moment qu’un parcours de lecture, n’est plus une simple consommation, mais une production, s’autorise à l’y fait surgir ; de même, dans les œuvres d’art visuel, photographiques, cinématographiques, etc, on peut trouver "du texte". (À ce sujet, voir le livre de Roland Barthes, La Chambre claire, consacré à la photographie, et les travaux de Christian Metz sur le cinéma).

L’HYPERTEXTE

En informatique, l’hypertexte est d’abord un "ensemble constitué de "documents" non hiérarchisés reliés entre eux par des "liens" que le lecteur peut activer et qui permettent un accès rapide à chacun des éléments constitutifs de l’ensemble. [...] L’organisation d’un hypertexte sur un domaine particulier suppose non seulement des compétences de spécialistes du domaine, mais aussi des compétences d’"écriture", dans la mesure où il s’agit de mettre en place des cheminements possibles et d’imaginer un réseau complexe de liens qui les organisent et qui seront destinés à être "lus"." (Jean Clément, "L’hypertexte de fiction : naissance d’un nouveau genre ?")

Bien sûr, plusieurs auteurs se sont rapidement emparés de ces nouveaux moyens de communication et de diffusion. C’est ainsi que la littérature électronique a vu le jour, dès les années 80, pour connaître une véritable explosion à partir de 1994 avec l’aide de l’internet, principalement aux États-Unis.
Il est évident que la conception post-moderne du texte peut s’appliquer parfaitement bien aux textes littéraires produits au moyen du médium électronique. Grâce à ce nouveau médium - l’ordinateur ! - le "plaisir du texte" rêvé par les théoriciens post-structuralistes comme Roland Barthes et par certaines expériences littéraires limites tout au long du XXème siècle devient une réalité.
En effet, l’ordinateur permet à l’écriture et à la lecture d’acquérir effectivement cette autre logique associative et au texte de s’organiser selon cette nouvelle structure arborescente décrite par les théoriciens du texte post-moderne.

ESPACE/TEMPS

Cette nouvelle structure commande un nouvel espace et une nouvelle temporalité. C’est que l’ordinateur installe effectivement le texte dans un nouvel espace et une nouvelle temporalité : le déroulement forcément linéaire du texte et du livre traditionnel (même si dans l’esprit les retours en arrière, les bonds en avant, les tangentes ailleurs dans d’autres textes, dans la vie, etc. se sont produits de tout temps bien évidemment....), le déroulement linéaire, donc, devient véritablement un déploiement non-linéaire, démultiplié, éclaté, et ce, de manière à peu près instantanée : il suffit d’appuyer sur une touche du clavier ou de cliquer sur la souris. Nous voilà dans l’hyperespace.

De plus, avec l’internet, la multiplication des parcours de lecture, comme les renvois intertextuels, sont devenues immédiatement réalisables : en cliquant sur des liens installés dans le texte, d’autres textes peuvent apparaître sur l’écran, et renvoyer eux-mêmes à d’autres textes, etc.

Ainsi, si l’espace du texte se voit l’objet d’une véritable explosion, d’une mutation dans l’hyperespace, inversement la temporalité du texte se voit quant à elle aplatie et réduite au point de disparaître dans l’instantanéité : dans le texte découpé en fragment (tel que l’hypertexte apparaît au lecteur de par la matérialité de son support, c’est-à-dire l’écran de l’ordinateur), chacun de ces fragments est immédiatement accessible grâce à des liens, et peut potentiellement succéder à n’importe quel autre. Sans ordre pré-établi, la temporalité disparaît. La causalité également. Ce n’est pas un hasard, dès lors, si un des logiciels les plus utilisés par les écrivains d’hypertexte se nomme "Storyspace". La fiction hypertextuelle s’organise d’abord dans l’espace, non dans le temps : le texte s’y fait jardin, ou labyrinthe.

Le temps dès lors s’y réifie, en une série d’instants que le lecteur peut revisiter en conjurant les lieux auxquels ils sont liés, préservés qu’ils sont dans la mémoire numérique gardienne du texte (c’est-à-dire en cliquant sur les bons liens) : car la topologie de l’hypertexte est aussi un "topos" au sens médiéval du terme - un mode de mémorisation des mots et des idées grâce à leur jumelage avec les étapes d’un parcours, dont on peut se rappeler par la suite en refaisant imaginairement le parcours en question.

RÉEL/VIRTUEL

On assiste donc à un double mouvement du virtuel au réel et du réel au virtuel : l’ordinateur étant lui-même une simulation, une projection, un dédoublement du cerveau humain, ce qu’on voit se produire dans la littérature électronique, dans le type d’écriture et de lecture qu’elle se voit permise grâce aux moyens que lui offre l’ordinateur, c’est en somme l’actualisation, la réalisation, la projection, dans une machine et sur un écran réels, tangibles, de la manière dont l’esprit humain fonctionne devant un texte (retours en arrière, bonds en avant, etc).
Mais parallèlement se produit le mouvement inverse puisque chaque projet d’écriture et surtout chaque parcours de lecture ne peut prévoir, ne peut suivre, ne peut prétendre réaliser, actualiser, toutes les virtualités du texte qui se voient ouvertes par le médium électronique et qui en théorie, de par la nature de ce médium, pourraient en venir à couvrir de liens en liens le web entier à chaque lecture. Plusieurs demeurent donc dans le virtuel.

L’AUTEUR DE L’HYPERTEXTE

Ce sont ces caractéristiques du médium électronique qui contribuent véritablement à réaliser la remise en question du travail d’écriture et de lecture, ainsi que des rôles de l’auteur et du lecteur, dont parle la théorie du texte post-moderne : en effet, devant les pouvoirs de l’ordinateur, l’auteur doit abdiquer son pouvoir absolu sur le texte ; ce dernier lui échappe quoi qu’il en soit.

Aussi les auteurs de littérature électronique choisissent plutôt d’accentuer cet aspect en jouant avec les possibilités interactives du web, en systématisant cette interactivité par exemple en faisant de la lecture du texte un jeu/parcours à choix multiples - chaque lecture devenant par conséquent à son tour écriture, car seule la poursuite de tel ou tel parcours, en somme, permet "d’écrire" le texte, en l’actualisant, en le réalisant ; par ailleurs, tous les parcours ne pouvant être suivis en même temps, à chaque fois certains "textes" demeurent non "écrits" et retombent dans le virtuel.

La notion d’identité et celle "d’authorship" centrale à toute notre évaluation de l’art depuis la Renaissance est ainsi remise en question non seulement à cause du rôle décisionnaire dévolu au lecteur, mais par le fait de l’"auteur" lui-même qui joue souvent à endosser différentes identités.
Une des caractéristiques de l’hypertexte est de permettre au lecteur de garder la trace de son parcours de lecture, et d’ainsi contribuer à écrire "son" texte, à inscrire sa marque dans l’hypertexte : soit en imprimant les passages lus ; en affichant et en imprimant la liste de ces passages, composant ainsi une carte de la lecture ; soit en gardant la possibilité de retourner sur ses pas, afin de prendre une autre route.

UN LABYRINTHE

L’hypertexte de fiction prend souvent la forme d’un labyrinthe, où le lecteur s’enfonce et se perd de choix en choix, de lien en lien, ne lisant qu’une portion du texte. Souvent même, ses choix sont fonction de ses choix précédents : grâce à l’usage d’un filtre, le logiciel déroulant l’hypertexte sélectionne les chemins offerts au lecteur suivant le chemin parcouru. Le texte ainsi prend la forme d’un labyrinthe se reconfigurant à mesure, et où le lecteur, s’égarant encore davantage, doit abdiquer toute prétention de maîtriser le texte.

Non que le lecteur doive se sentir obligatoirement retenu prisonnier du texte : il n’est pas tenu de le parcourir en entier, à la recherche d’un début et d’une fin de toute manière introuvables. La lecture n’a pas à être exhaustive : à tout moment, le lecteur peut choisir de quitter le texte, pour peut-être y retourner une autre fois - l’auteur lui-même l’y invite.

Ainsi, Michael Joyce (auteur de l’hypertexte fondateur, Afternoon, a story) prévient son lecteur dans ces termes : "Dans toute fiction la clôture est suspecte, mais ici c’est encore plus manifeste. Quand l’histoire ne progresse plus, ou quand elle tourne en rond, ou quand vous êtes fatigués de suivre les chemins, l’expérience de la lecture est terminée."(cité par Jean Clément, " Fiction interactive et modernité ")
Sans début ni fin assignés d’avance, la lecture se fait plutôt promenade, ou visite : on lit un hypertexte comme on parcourt une ville inconnue, ou un musée - nul besoin d’avoir parcouru toutes ses rues, ou vu toutes ses œuvres, pour pouvoir affirmer avoir visité Paris, ou le Louvres ; comme il n’est pas nécessaire d’avoir suivi tous ses liens pour avoir "fait (une) lecture" d’un hypertexte de fiction.

DISPOSITIFS

Il ne faut pas oublier que, de par la spécificité de son support, à savoir l’outil informatique, l’accès à l’hypertexte dépend d’un certain dispositif : comme pour un livre qui demande pour être lu qu’on soulève la couverture et qu’on tourne les pages, la lecture d’un hypertexte présuppose le respect de certaines règles de fonctionnement.
Ainsi c’est la nature de son dispositif qui a permis à l’hypertexte de se développer en tant que genre littéraire autonome.

Le premier logiciel de conception hypertexte, Hypercard, est lancé en 1987. Plusieurs suivront, dont un des plus connus et des plus utilisés, Storyspace, créé par Jay David Bolter, John Smith et Michael Joyce, l’auteur d’Afternoon, a Story, un hypertexte fondateur du genre (1987). On peut ainsi suivre une évolution, allant des systèmes autonomes ("stand-alone") comme Hypercard, aux systèmes en réseaux ("networked") ; des textes "read-only", seulement destinés à être lus, aux textes proprement interactifs, invitant l’intervention du lecteur, et lui permettant d’ajouter ses propres liens et son propre texte. (Pour en savoir davantage sur l’évolution du médium, consulter (entre autres !) George P. Landow, "What’s a Critic to Do ?", in Hyper/Text/Theory, John Hopkins University Press, Baltimore & London, 1994 ; le site d’Eastgate Systems, les créateurs de Storyspace.)

Les règles de fonctionnement peuvent donc varier, premièrement selon les logiciels employés, leur degré de sophistication, et deuxièmement aussi selon les instructions spécifiées par l’auteur au moment de la création et de l’organisation de son hypertexte (portant par exemple sur le nombre et le type de choix à effectuer, sur le rôle assigné au lecteur, qui peut parfois avoir à endosser celui d’un personnage de l’histoire racontée, sur le types des liens offerts, indiqués, cachés, ou conditionnels aux choix précédents, etc).

Ces instructions peuvent être ou non explicites ; et parfois leur découverte, au moyen d’essais et d’erreurs, en vient à faire partie du processus de lecture lui-même. C’est ainsi que, dans la lecture d’un hypertexte, le rapport nécessaire, sinon forcé, avec la machine, ne peut jamais se faire oublier. Contrairement à la lecture d’un livre, où il est facile de se perdre dans l’histoire racontée au point d’en oublier le support physique (des feuilles de papier collées ensemble, de l’encre, etc), le lecteur d’un hypertexte est sans cesse ramené à la présence physique du support informatique - oscillant ainsi entre maîtrise et perte de maîtrise du médium, et entre intimité et distance par rapport au texte. L’écran impose une vision locale, et forcément partielle, du texte : de fait, c’est bien lui qui commande la forme fragmentaire de l’hypertexte, et sa topologie labyrinthique, son absence de repère, où le lecteur cherchant à s’orienter se perd.

Ce qu’on peut interpréter comme une métaphore sur la place de l’être humain dans le monde moderne : ainsi l’hypertexte comme genre littéraire se révèle, au-delà de ses aspects ludiques, porteur et révélateur d’un questionnement existentiel fondamental. "I link therefore I am" ("Je clique - sur des hyperliens - donc je suis"), comme le dit Mark America à l’entrée de l’hypertexte critique intitulé Hypertextual Consciousness, parodiant Descartes et soulignant ainsi combien la "pensée" du sujet post-moderne hypertextuel et son identité même sont, justement, "sujets" à se perdre dans la "toile qui couvre le monde" (WWW) comme un autre monde.

LES ŒUVRES : DU TEXTE À L’HYPERTEXTE

Tout au long du XXème siècle (et même bien avant, car il y a "du texte" au travail dans bien des œuvres classiques assez riches pour l’accueillir, comme l’a souligné Roland Barthes), des auteurs ont fait des expériences textuelles se rapprochant plus ou moins de la notion de texte telle que décrite par les théoriciens post-structuralistes. Ces expériences constituent en quelque sorte des "proto-hypertextes" (comme les appelle Jean Clément) - non que leurs auteurs aient pressenti l’invention de l’ordinateur personnel et du Web avant l’heure, mais parce que ces précédents littéraires ont été souvent des inspirateurs et des modèles pour les "cyber-auteurs". Il faut noter que le type de texte nous intéressant ici plus particulièrement est celui de la fiction narrative, répondant bien aux caractéristiques structurales du texte post-moderne signalées ci-dessus. Mais certains textes poétiques "limites" sont aussi représentatifs, et aussi éclairants, pour considérer à leur lumière les hypertextes de fiction, parce qu’ils constituent des textes fondateurs de la littérature moderne en tant que telle... Et que découvre-t-on ?

Que justement, de par son support - l’ordinateur, et plus spécifiquement, pendant la lecture, l’écran - la fiction narrative hypertextuelle s’inscrit à mi-chemin entre la poésie et le texte narratif (roman ou nouvelle). Pourquoi ? Parce que l’écran introduit, à chaque affichage d’une page, d’un fragment, une coupure dans l’hypertexte. Une suspension - insigne de cette temporalité abolie discutée ci-dessus. Une coupure véritablement vertigineuse - au sens littéral du mot - contrairement au simple cadre de la page de papier d’un livre traditionnel, cadre posé à plat et sans mystère, et d’ailleurs accolé à une autre page qui rassure et constitue tout de suite un raccord d’une page à l’autre - et puis on sait que derrière - c’est tout simple ! - il y a une autre page, qu’il suffit de tourner les feuillets... Mais la coupure de l’écran isole le fragment hypertextuel d’autant plus qu’il creuse derrière et autour un "tréfonds" aussi noir et aussi vide que l’espace sidéral, une sorte d’au-delà cathodique - c’est-à-dire (nous y revoilà) l’hyperespace - cette inquiétante étrangeté... En effet, comme l’inconscient freudien, l’hyperespace inquiète parce qu’il semble, de manière contradictoire, à la fois noir et lumineux, intime et étranger, silencieux et plein de voix, de mots, bruits et de messages pas toujours déchiffrables, où l’hypertexte (nous l’avons vu ci-dessus) s’enfonce - et le lecteur/auteur avec lui - dans une spatialité labyrinthique... Comme l’inconscient ?

Comme aussi, le Livre : ce rêve de Stéphane Mallarmé que "Tout, dans le monde, existe pour aboutir à un Livre". Ce rêve du Livre global, total, infini, infinissable, est effectivement "le" rêve fondamental et fondateur, parce qu’exemplaire, de la littérature moderne, et Mallarmé n’est pas le seul à l’avoir eu. "Un coup de dés jamais n’abolira le hasard...", le fameux poème en prose de Mallarmé (fragment du Livre) étale sur 21 pages, avec des caractères typographiques différents, des blancs, les entrelacs de ses phrases qui se perdent et se retrouvent - comme le lecteur/auteur - dans le texte, qu’elles suscitent de leur éclat : car ici l’écriture ne décrit pas ni ne réfère à rien ("Rien n’aura eu lieu que le lieu" peut-on lire en reliant des fragments épars), elle brille, pour susciter l’idée, et devient un jeu d’équilibre, de mots en mots, de vers en vers, que la mobilité des reflets force toujours à la diffraction, à l’espacement, comme l’espacement des mots sur la page, ou le pliage des feuillets dans le livre, où les uns se mirent dans les autres : "des motifs de même jeu s’équilibreront, balancés, à distance, ni le sublime incohérent de la mise en page romantique ni cette unité artificielle, jadis, mesurée en bloc au livre. Tout devient suspens, disposition fragmentaire avec alternance et vis-à-vis, concourant au rythme total, lequel serait le poème tu, aux blancs ; seulement traduit, en une manière, par chaque pendentif" (Mallarmé, Divagations)

"Écrire-... Tu remarquas, on n’écrit pas, lumineusement, sur champ obscur, l’alphabet des astres, seul, ainsi s’indique, ébauché ou interrompu ; l’homme poursuit noir sur blanc. Ce pli de sombre dentelle, qui retient l’infini tissé par mille, chacun selon le fil ou prolongement ignoré son secret, assemble des entrelacs distants où dort un luxe à inventorier, stryge, nœud, feuillages et présenter...[...] un Lieu se présente, scène, majoration devant tous du spectacle de Soi ; là, en raison des intermédiaires de la lumière, de la chair et des rires le sacrifice qu’y fait, relativement à sa personnalité, l’inspirateur, aboutit complet ou c’est, dans une résurrection étrangère, fini de celui-ci : de qui le verbe répercuté et vain désormais s’exhale par la chimère orchestrale." (Mallarmé, ibid.)

Voilà pour la description, entre poésie et prose, cent ans plus tôt, de la spatialité de l’hypertexte, comme de la perte identitaire "jouissive" (comme le dit Roland Barthes dans Le Plaisir du texte) du lecteur/auteur s’enfonçant dans les méandres de l’hypertexte...

Ce qu’on voit donc apparaître, au moment de la naissance du texte moderne, chez quelqu’un comme Mallarmé (mais aussi chez Marcel Proust et son roman À la Recherche du temps perdu ; chez James Joyce et son roman Finnegan’s Wake, qui partagent ce rêve du "livre total"), c’est une conception de l’écriture comme auto-réflexivité. Raconter une histoire, cela passe au second plan : plutôt que de tendre un miroir au monde, l’écriture se regarde et se raconte elle-même en train de se faire, si on peut dire.

Différents procédés sont pour ce faire mis en œuvre : nous les avons catégorisés selon le type d’expérience tentée, en mentionnant des exemples de textes d’une part, et d’hypertextes d’autre part, usant de procédés semblables pour leur écriture. Les exemples choisis sont aussi variés que possible (différentes périodes, différents pays d’origine). Ils sont répertoriés comme suit :

(1) Les textes remettant en question la narration classique ; et parmi eux, cinq sous-catégories :

(1-a) Les textes questionnant le rapport auteur-lecteur, comme dans Jacques le Fataliste (1773), le roman de Denis Diderot : fortement inspiré de Tristram Shandy de Lawrence Sterne. Ce roman présente deux niveaux de narration : le premier, où sont racontées les aventures des deux personnages principaux, Jacques le valet et son maître - et ce sont souvent les personnages eux-mêmes qui prennent la parole, introduisant une mise en abyme supplémentaire dans la narration - et les commentaires de l’auteur sur son texte, s’adressant directement à son lecteur, lui prêtant même parfois la parole pour lui répondre.

(1-b) Les textes remettant en question l’identité, la place et l’épaisseur psychologique dévolues aux personnages, comme dans Paludes (1895), une "sotie" d’André Gide, mettant en scène un auteur cherchant à écrire un texte qu’il intitulera Paludes, et qui se définit lui-même en disant seulement, au début : "J’écris Paludes". Les multiples personnages secondaires ne sont que des prénoms. Les personnages principaux, le narrateur, son "grand ami" Hubert et son amie Angèle ne nous sont pas non plus expliqués psychologiquement ou physiquement. Ce procédé a pour but - et pour effet - de mettre à jour, pour la dénoncer (avec beaucoup d’humour), la superficialité d’une vie en société où les rapports humains sont réduits à des usages et des habitudes vidées de leur sens - et du même coup, la narration traditionnelle qui contribue à renforcer cette illusion.

Autre exemple de ce procédé, mais utilisé pour un examen sérieux de la société capitaliste américaine moderne au début de son envahissement : le roman de l’auteur américain John Dos Passos, Manhattan Transfer (1925), un tableau extraordinairement complet de la société new-yorkaise de 1890 à 1925 environ. Dépeignant des personnages issus de toutes les couches sociales pris dans les événements sociaux, immigration, guerre, années folles, prohibition, prémices de la crise, Dos Passos crée pour ce roman nouveau genre une forme nouvelle : il procède par flashes, fixant un instant son attention sur un personnage, puis passant à un autre, pour revenir ensuite au premier, ou l’oublier parfois totalement. C’est une observation impartiale, non-psychologique, de l’être humain jeté dans le monde et défait.

(1-c) Les textes remettant en question la temporalité de la narration, comme dans La Nuit face au ciel (1959), une nouvelle de l’écrivain argentin Julio Cortazar du recueil Les Armes secrètes. Dans cette nouvelle, une histoire est censée se passer aujourd’hui, une autre à l’époque des Aztèques, peut-être dans un rêve du personnage de la première histoire. Puis les deux histoires s’interpénètrent de plus en plus, jusqu’à ce que le "rêve" devienne la "réalité", et la "réalité", le "rêve". En même temps la logique bascule : comment un homme du passé peut-il rêver au futur (en le voyant tel qu’il est effectivement dans le présent) ? À travers la remise en question de la temporalité, c’est bien sûr la narration elle-même, dans la confiance trop aveugle que le lecteur a dans le narrateur de lui faire croire n’importe quoi, qui est remise en question.

(1-d) Les textes remettant en question la valeur, la véracité et la cohérence de l’histoire narrée, comme Dans le labyrinthe (1959), un roman d’Alain Robbe-Grillet où un soldat erre - le titre le dit - dans les rues toujours semblables et quasi désertes d’une ville, passant et repassant par des endroits qui semblent les mêmes et ne le sont peut-être pas, rencontrant des personnages semblables qui se dérobent puis réapparaissent... À la recherche de nouvelles formes pour traiter des nouvelles relations entre l’homme et le monde, la structure des romans de Robbe-Grillet est non plus linéaire mais circulaire, organisée autour d’éléments thématiques qui se répètent et se recoupent, souvent tels quels, parfois légèrement modifiés, montrant que la vie d’un sujet n’est pas une suite d’événements isolables, mais une somme
toujours en attente de sa propre complétude. Le style froid, objectif, souligne cette aliénation fondamentale du sujet dans le monde, et par rapport à soi-même. (voir également les œuvres des autres écrivains du Nouveau Roman : Marguerite Duras, Nathalie Sarraute).

(1-e) Les textes auto-référentiels, c’est-à-dire dont la narration exhibe, en la mettant en abyme, le processus de l’écriture du texte lui-même, comme À la recherche du temps perdu (1913-1927), la somme romanesque de Marcel Proust, où, en plus de proposer un portrait de la société parisienne de l’époque, le narrateur traite de son impuissance à écrire, jusqu’au dernier chapitre où il aura enfin la révélation du rapport entre remémoration et écriture qui lui permettra de se mettre au travail et de commencer à écrire...le roman que nous venons de lire.

(2) Les textes expérimentant sur les procédés d’écriture en tant que tels ; et parmi eux, cinq sous-catégories :

(2-a) Les textes usant de procédés d’écriture automatique, ouverts à l’inconscient et libérant l’auteur (l’écriture automatique des poèmes dadas et surréalistes dans les années 10-20, écrits "sous la dictée de l’inconscient", sans auto-censure ; la technique du "cutup" de William Burroughs, "découverte" en 1959, où l’auteur ré-assemble de manière aléatoire des fragments de textes variés préalablement coupés ; et exemple québécois, les œuvres poétiques de Paul-Marie Lapointe, comme Le Réel absolu et surtout Écritures, utilisant également l’écriture automatique) ;

(2-b) Au contraire de (2-a), les textes créés à partir de contraintes spécifiques plus ou moins restreignantes, comme le roman La Disparition, de Georges Perec, écrit sans utiliser la lettre "e" (la "disparition" du livre, dont souvent le lecteur non averti ne se rend pas compte...) ; voir aussi les œuvres de ses collègues (comme Raymond Queneau) de l’Ouvroir de Littérature Potentielle (OULIPO) ;

(2-c) Les textes référant systématiquement à d’autres textes et/ou usant de citations plus ou moins complètement pour leur génération, comme Ulysse (1922) de James Joyce, basé sur l’Odyssée d’Homère "transposée" dans le Dublin des années 20 ; les œuvres de Kathy Acker, une écrivaine américaine post-moderne contemporaine, qui s’est "réappropriée" d’un point de vue féministe et terroriste critique des textes classiques) ;

(2-d) Les textes jouant avec la mise en page, avec l’aspect visuel de la disposition des mots sur la page, comme "Un coup de dés jamais n’abolira le hasard", texte de Stéphane Mallarmé déjà commenté ci-dessus ; et Calligrammes (1918), un recueil de poésie de Guillaume Apollinaire, où les mots des poèmes sont disposés de manière à présenter une illustration de leur sujet : par exemple "La cravate et la montre") ;

(2-e) Les textes interactifs (requérant soit la participation d’un ou de plusieurs auteurs, soit celle du lecteur, ou soit, même, celle d’une machine), comme les "cadavres exquis" des Surréalistes, où un auteur écrit un fragment de texte sur une feuille, pliant ensuite celle-ci pour cacher le texte écrit et passant la feuille à un autre qui écrit à son tour quelque chose, et ainsi de suite, le résultat se révélant évidemment un texte au propos et à la logique tout à fait aléatoires).

Bien sûr, fort souvent les textes en question usent de plusieurs de ces procédés à la fois pour remettre en question le texte classique.

En conclusion, voici une courte liste d’"incontournables", des hypertextes déjà devenus des classiques et dans lesquels ces mêmes procédés se retrouvent. Nous avons choisi de mentionner ici seulement des hypertextes de fiction narrative, écrits (respectivement) par un seul auteur. Pour ce qui est des hypertextes qui suivent, il est à noter que plusieurs ont été publiés par Eastgate Systems, et sont disponibles sur support autonome (principalement des disquettes en Storyspace). Storyspace est un logiciel de création littéraire qui permet de créer des hypertextes qu’il est ensuite possible de publier ou de redistribuer gratuitement. Ces textes peuvent être préservés comme des programmes autonomes ("stand-alone") ou exportés sur le Web.

Michael Joyce, Afternoon, a story, (Eastgate Systems, 1987, Storyspace) : Ce texte est considéré comme "le" classique de l’hypertexte de fiction. Créé en 1987, c’est l’histoire d’un homme qui, témoin d’un accident de voiture, se demande après-coup si cette voiture n’était pas celle de son ex-femme, peut-être accompagnée de leur fils. Composé de plus de 500 fragments, écrits par Michael Joyce, cette œuvre est néanmoins interactive, l’ordre de succession de ces fragments dépendant des choix du lecteur.(Autre texte : Twilight : A Symphony, Eastgate Systems, 1996, Storyspace)

Stuart Moulthrop, Victory Garden (Eastgate Systems, 1992, Storyspace) : L’énormité de cet hypertexte, composé de 993 pages-écrans et de 2804 liens, décourage volontairement à l’avance toute tentative de lecture exhaustive. C’est un jardin labyrinthique sans perspective unique, sans aboutissement, fait pour être visité comme on parcourt une exposition ou une ville étrangère. Dans cet hypertexte, Moulthrop relie entre eux des fragments réels et imaginaires, donnant l’occasion au lecteur - au cours de sa promenade - d’explorer les répercussions entre un triangle amoureux et les événements d’une guerre (celle du Golfe en 1991). (Autre texte : Hegirascope)

Judy Malloy, 10ve 0ne (la première sélection du "Eastgate Web Workshop," travail en cours, commencé en 1995) : Judy Malloy se plaît à prendre des fragments d’informations, images et mots, fictionnels ou non, comme unités moléculaires afin de former une trame narrative. Pour la plupart, les histoires (de cet hypertexte comme des autres œuvres de Malloy) en sont narrées par des personnages féminins issues de toutes les couches de la société. L’auteur cherche à introduire le lecteur dans l’esprit de ces femmes. (Autres textes : Uncle Roger, 1986 ; Its Name Was Penelope)

Douglas Cooper, Delirium (œuvre en cours, 1994-, Time Warner) : Cet hypertexte raconte l’histoire sinistre mais drôle d’une vedette qui rêve d’assassiner son biographe. Avec une carte, un bulletin de discussion pour les lecteurs, et un design en noir et blanc rappelant les films du temps du muet.

Carolyn Guyer, Quibbling (Eastgate Systems, Storyspace) : Quibbling est une histoire d’amour hautement personnelle, érotique et traditionnelle à la fois, mettant en scène un "Soi (Self)" féminin à l’identité fluctuante, confrontée aux "Autres (Others)" auxquels elle s’intéresse. À travers des motifs de maternité, de distance et d’intimité, d’art et d’écriture, de prêtres et de religieuses, lunaires et sexuels, géographiques et labyrinthiques, Quibbling recrée l’expérience de l’écriture, c’est-à-dire de la mise en forme d’une histoire à partir des fragments d’une expérience, en la mettant en parallèle avec la manière dont nous nous créons nous-mêmes à partir des moments composant notre vie. Guyer est louée pour son écriture fluide et sensuelle.

Mary-Kim Arnold, Lust (Eastgate Systems, 1994, Storyspace) : "Un petit bijou", a souligné le New York Times Book Review. La fiction s’ouvre sur un poème, ou chacun des mots peut déclencher une entrée différente dans l’histoire. Entre la poésie et la prose, Lust entraîne le lecteur dans des scènes artistement recombinées de terreur et de séduction. Cet hypertexte expérimente avec un nombre limité de 38 fragments et de 141 liens. Les séquences et leurs significations varient selon les choix initiaux du lecteur. Cette œuvre utilise les caractéristiques et les limites du genre à leur meilleur, et constitue l’un des hypertextes les plus influents déjà écrits.

J. Yellowlees Douglas, I Have Said Nothing (Eastgate Systems, disquette(s) Storyspace) : cet hypertexte, qui s’ouvre et se ferme sur deux accidents de voiture, est une méditation sur l’ampleur de ce qui nous sépare les uns des autres. Douglas explore l’interaction entre la fragmentation inévitable de l’hypertexte et la causalité nécessaire à la création d’une histoire. Le résultat est un examen dur, sans concession, de la manière dont nous nous fragmentons nous-mêmes dans le désir d’éviter la souffrance, et l’inévitable, à savoir la mort.

P.-S.

Texte publié pour la première fois le 24 OCTOBRE 2002 sur la revue des ressources

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