Le gonze est défoncé. À quoi ? Peu importe. En tout cas, les yeux révulsés, il terrorise les passagers en beuglant dans la rame, gestes amples et inquiétants : - " Méphisto ! Je suis Méphisto ! " Est-ce un SDF au bout du rouleau, la tête démolie par la rue indifférente ? Un péquin qui pète un câble ? Un fanatique convaincu ? Un évadé de Ste Anne ? Désolé mais, là, de suite, je m’en fiche : je ne vois qu’une nouvelle piqûre d’agressivité gratuite de nouveau infligée. Plus de bruit, plus de discussions, même mezza voce. Une mère de famille tourne la tête de son petit bonhomme contre elle. Tout le monde s’applique à contempler le vide, pour ne pas croiser le regard imprévisible. Ils étaient peut-être de bonne humeur, ces gens, mais, tant pis, ce ’faiseur d’ambiance’ les force à faire ce qui devient, par sécurité, par lassitude, une habitude : se minéraliser sur place. Oh, non, ceci ne risque pas de faire augmenter telles ou telles statistiques, rien de dramatique, d’accord mais... une atmosphère, une tension quotidienne. Station Anvers, au pied de Montmartre, haut lieu touristique. Une voix enregistrée retentit : - " Surveillez vos affaires personnelles. Des pickpockets peuvent être présents dans le train. " Machinalement, les mains tâtent les poches, remontent les sacs à mains, palpent, vérifient. Une bande de gosses non-accompagnés grimpe. Ils sont dévisagés de bas en haut. Car les gamins aussi, de nos jours, sont suspects. L’autre est descendu, même si, en un sens, il était déjà loin depuis un moment. Quand je sortirai à mon tour, je croiserai des hommes bus qui essaient de dormir sur les bancs (bancs que plus personne d’autre n’utilise, on ne sait jamais, les bactéries, les morpions...) ; une femme assise avec un bambin endormi qui me dira - " Si vous plaît, monsieur, si vous plaît... " en tendant la main. Je tournerai la tête, grimacerai un sourire gêné et vain, ne donnerai rien car, sinon, n’est-ce pas, tous les 20m... D’autres encore, un peu plus loin, qui en appelleront à leurs dieux, ce qui m’irritera au plus haut point (qu’est-ce qu’on les évoque, ceux-là, ces temps-ci !). Car les couloirs du métro parigot, décidément, ont cessé depuis longtemps d’être une école de la vie pour les musicos en herbe : ils ne sont plus que le dernier refuge de ceux que les pouvoirs publics laissent livrés à eux-mêmes. Livrés aux quidams qui ne peuvent rien pour eux, sinon leur soupirer d’exaspération au nez (cercle infernal). Comment faire autrement que de souffler car, de Voltaire à Place de Clichy, des odeurs d’urine émanent des escaliers, forçant les usagers à presser le pas pour gagner les sorties, donnant alors l’impression confuse de vivre dans un pays sous-développé. Je change de ligne pour attraper ma correspondance. À St Lazare, je manque de trébucher. Un vieil homme sale et, sans doute permis, complètement siphonné est allongé à même le sol, encerclé de dizaines de sacs plastiques répugnants, reliquats probables de son existence fracassée. La foule avance. Le vieux est immobile, déjà pierre. Aucun personnel de la RATP ne s’occupe de son cas. Il est vrai que, depuis que les machines ont remplacé les guichetiers, leur présence, hormis celles des contrôleurs impitoyables et de leurs carnets-amendes sévères, est devenue rare. La foule accélère, visage fermée. " Qu’ont-ils donc, à faire toujours la gueule dans le métro, les Parisiens ? ", entend-on souvent. Eh bien, ils se protègent. Ils se barricadent. Car ce qu’ils voient est violent, sauvage, toujours inattendu ; purement scandaleux. Ils ne font pas la gueule : ils se minéralisent. Pour un temps. Le temps du trajet. Le risque étant, à force, de ne plus réussir à se dé-minéraliser à la sortie. Au lieu de communiquer ou de regarder autour de nous, nous jouons à Candy Crush ou autres imbécilités addictives dans le wagon. Nous likons des niaiseries, images de chatons, photos de bébés, etc. sur Facebook (au lieu d’appeler directement nos amis), lorsque le réseau passe encore, pour oublier la réalité immédiate, pour sourire un peu et se dire que, non, nous ne sommes pas complètement pierres. Pas encore. Dans la rame, une femme est entrée. Elle répète, perdue : - " Do you speak English ? Do you speak English ? " Un homme lui répond, dans la langue de Shakespeare. Elle le regarde et lui dit, impassible : - " Do you speak English ? Do you... " L’homme se recule sur son strapontin. Remet son masque. Il aura essayé. Elle poursuit son chemin chaotique dans l’allée, se répétant sans fin. Pour ne pas rester bras ballants, je saisis un quotidien gratuit qui traîne sur la banquette. Succession de drames, overdoses de mauvaises nouvelles mondiales. Je le repose. Difficile, de lutter contre la minéralisation ! J’esquisse tout de même un sourire - cynique, certes - car j’ai eu le temps d’apercevoir un gros titre : " La Mairie a choisi le thème de la soirée du 31 décembre sur les Champs-Élysées : ’L’Art de Vivre Parisien’ ". La soirée sera donc placée sous le thème de la Science-Fiction. Un sourire cynique, oui, pour éviter la moue de dégoût. Des cartes postales, à défaut de réponses concrètes. Le mythe de la Ville Lumière contre la réalité de la Ville Pierre. À quand le temps de la ré-humanisation ? Plus tard. Toujours plus tard... Pour l’instant, les autorités sont trop occupées à communiquer.