Pour Mado
Tout le monde t’appelle Mado. Ce n’est pas rien, chacun te tutoie, tu tutoies chacun, moi comme tout un chacun. Tu portes une cinquantaine éprouvée, un imper vert, des cheveux rouges. De toi je ne sais rien sinon qu’au lycée chacun t’estime, et que tu as le don d’abolir les castes dont nous relevons. Tu réponds au téléphone, tu ramasses les tickets à la cantine, tu fais partie de mon paysage, dans la catégorie mot gentil, voix cassée. Tu portes ta vie d’un tel port qu’ici tu incarnes comme une allégorie de la dignité. On dit Mado on a tout dit ici. Je ne connais personne à qui tu n’inspires respect. Tu parles facilement aux gens, tu parles à tous tu dis des choses simples et justes, et dans ta bouche elles prennent une consistance qui les sauve de la banalité, on pense au poids de l’expérience, aux choses pesées.
Je parle au présent car tu n’es pas morte, et pourtant je te sais anéantie, et je sais que ce que je viens de dire, la cigarette dans la salle fumeurs après la distribution du courrier, la serviette tendue à la fin de la queue au self, tout cela est de l’ordre du révolu. Des conséquences infimes dans ma vie, qu’il faut tenir pour ce qu’elles sont, des signes de ta destruction, l’onde imperceptible de ta catastrophe sur mon quotidien.
Un accident, soit l’irruption de ce qui ne devrait pas être, ce qui ne relève pas de l’essence des êtres mais qui l’affecte, la distord, l’altère. Un événement, de ceux qui pétrifient une existence. Un scandale, un nouveau motif à blasphème. Je ne connais pas ton histoire Mado, tu l’as confiée parfois mais pas à moi. Ce qu’on m’en a dit, ainsi je l’ai entendu, ainsi je l’évoque, c’est le matériau d’une vie contemporaine, avec plus de malheur sans doute qu’il n’est courant. Divorcée, un autre homme parti à son tour, ta solitude, ta sollicitude pour tout ce qui chez autrui pouvait ressembler à de la détresse, une façon de tenir debout : Mado, très droite, à la fin du self et dire des choses simples et justes. Je ne connais pas ton histoire. Alors bien sûr, comprends que je refuse les causalités que d’aucuns sont tentés de construire : trop simple de voir en ce qui te frappe l’aboutissement tragique d’une fatalité et la vie ce chemin de croix où tu marcherais droite, Job en imper vert, en cheveux rouges. Toute explication réduirait la portée de ce qui te frappe.
J’étais déjà parti Mado, je rapporte ce que j’ai entendu : mardi dernier, nous nous indignions de vétilles, et quelques-uns d’entre nous sont allés voir le proviseur, demander une mise au point. Il était question de journée rose, de craintes infondées, de manque de tact. J’étais déjà parti. Ils attendaient dans le couloir, tu étais à la loge, tu avais repris ton poste à la réception, tu répondais au téléphone. C’est la loi du récit, la routine est heureuse qui précède l’horreur. Et l’horreur redouble à considérer combien ce que la routine inconsidérée manque lorsqu’elle s’abîme devant l’irruption du malheur. Tu as décroché le téléphone, tu as appris la nouvelle, tu es sortie en titubant et tu es tombée dans le couloir devant ceux-là qui attendaient que le proviseur les reçoive. Il a fallu leur dire, quand ils t’ont relevée, ce qui te frappait : ton petit-fils, dont chacun avait vu la photo que tu montrais si volontiers, s’était étouffé à la cantine à Rouen, on n’avait pas pu le ranimer, il était mort. Tu voulais y aller, tu voulais y aller. Tu ne disais rien d’autre. Antoine t’a conduit à l’hôpital. Les parents de l’enfant s’y trouvaient, les dames de la cantine où il était mort aussi. C’était dur il répète c’était dur. Un enfant de quatre ans mort, son petit frère de dix-huit mois qui l’appelle. C’était dur il répète c’était dur. Je me rends compte que cet enfant pour moi reste sans nom.
Aujourd’hui le proviseur adjoint a donné des nouvelles. L’enfant sera incinéré, tu aurais préféré un enterrement, les parents n’ont pas voulu. Tu devais partir en vacances avec lui, tu l’emmenais quelques jours, " tu y avais mis de l’argent " précise le proviseur adjoint, ça compte ici en Normandie. Telle se souvient t’avoir croisée samedi qui cherchait des cadeaux. On tresse la guirlande du pathétique. Elle ne couvre rien. On parle d’enveloppe, des problèmes qui se posent : les fleurs qui ne conviennent pas lors d’une incinération, le fait que la date de la cérémonie tombe pendant les vacances. On craint que tu ne cherches à te suicider, les mères de jeunes enfants frissonnent du vent du malheur, passé si près d’elles. Tu voudrais être morte, chacun le comprend. Tu dis toujours des choses simples et justes.
*
Funérailles d’Hélène C.
Les larmes sont apparues. Les visages ont révélé le dessin des années futures, et je vous ai vues, jeunes filles qui pleuriez dans du papier blanc, les joues creusées, des ravines sous les yeux rouges, ne sachant que faire du nom d’Hélène, ne sachant ni le dire, ni le taire. Je vous ai vu vieillir, comme si vieillissant, larmes d’antijouvence, paupières bouffies empruntées à vos mères, vous vouliez, presque rageusement, vous rapprocher d’Hélène. Et à vous voir si perdues, jeunes filles que je croyais connaître un peu, jeunes filles pétrifiées sur les bancs de la classe, le regard fuyant la place vacante d’Hélène, à moi aussi les larmes sont venues. Les dix-huit ans d’Hélène, et désormais son mystère à jamais fermé, mais tout autant votre hébétude, le déchirement de vous savoir mortelles : la nouvelle de la mort d’Hélène, ce mercredi matin, vous avait toutes un peu tuées. Désarroi quant à moi : à quoi bon faire l’appel et mener les routines, puisque Hélène manque à l’appel, à quoi bon sa moyenne (elle avait baissé), pourquoi l’avoir engueulée la veille, Hélène, pour un commentaire raté ?
Vous avez fini par parler, par bribes vous avez fait ce qu’il fallait, la ramener par bribes, parmi nous, vous avez fini par dire. La ramener par bribes, qui a commencé ? Emilie, Charline ? Qui a pris son courage pour lancer les filets ?
Jaune, elle aimait le jaune. Elle riait aux Simpsons, lisait de la science-fiction, faisait du kick boxing, elle voulait devenir policier. Portrait chinois d’Hélène. Elle n’a jamais tant parlé, Hélène la muette, Hélène la lisse. Hélène la craintive est morte renversée au retour de son entraînement. Kick boxing... Je ne sais même pas ce que c’est. Policier, Hélène ? Rêve de longue date, rêve de garçon manqué, je le savais, je l’avais oublié, ne pas juger, ne pas juger : c’est le jour où tout accueillir. Par bribes, vous la ramenez sur la rive. Nous ramassons. Nous remembrons. Poursuivez, jeunes filles aux gestes d’Isis, pleurez, Antiparques, le casque d’Hélène, la moto d’Hélène.
Vous écrivez une lettre, vous choisissez des textes pour l’enterrement, vous organisez une collecte pour les fleurs, il y a trop d’argent, on paiera une plaque avec le reliquat. A qui écrire ? à Hélène ? aux parents d’Hélène ? Et quoi lire ? - des poèmes, mais elle n’aimait pas les poèmes, Hélène. Le jaune, le kick-boxing, les Simpsons. Faire graver les Simpsons sur la plaque. Vous êtes mauvais goût, vivantes jeunes filles (et va pour les Simpsons). Samedi, chacune viendra, une rose jaune à la main. Des poèmes, quand même. J’en apporte un grand sac. Mais vous préférez les manuels, vous relisez demain dès l’aube, vous relisez sur la mort de Marie, vous êtes émues... Puis vous fouillez dans le sac, vous trouvez Auden trop triste, vous ne comprenez pas la stupeur de Roubaud. Je vous prête le Valente posthume, vous regardez étonnées ce livre dont les pages se défendent, vous renoncez à couper les pages, vous avez peur de la profanation. Trop déchirant Ristat, Stéfan trop ricanant. Quevedo, très beau. Lucie l’essaye. A haute voix, illisible : tradutore, traditore. Carine a pris les poèmes de Samuel Wood. Des Forêts s’impose, n’y voir que le signe de l’évidence. Fraternité du deuil :
"Non, elle est là et bien là,
Qu’importe si le sommeil nous abuse
Il faut se brûler les yeux
Endurer cette douce souffrance,
Ebranler, perdre même la raison,
Détruire ce qui viendrait à détruire
L’apparition merveilleuse
Accueillie comme on tremble
A la vue d’un visage saisi par la mort
Dans le dernier éclat de sa fleur."
Bien sûr, il fait gris, bien sûr il va pleuvoir. J’ai pris en partant nos deux parapluies noirs. Crochet par Saint-Étienne y chercher Elodie ; elle n’a pas dormi, elle s’est juré de ne pas pleurer, elle pleurera, elles pleureront toutes. Ce matin pluie et larmes. Bouleville, église. Le parking était plein, on a ouvert un champ, nous sommes arrivés juste à l’heure, trop tard pour entrer, l’église était pleine, le cimetière était plein, l’assemblée débordait sur la route, les fleurs croulaient sous le porche, la maison Gatinet avait dû travailler tard pour faire face. Toutes les fleurs numérotées. Des vieux du coin ont compté. Ici on ne peut pas s’empêcher de compter. Des chants sortaient de l’église, des gens parfois aussi, qui pleuraient trop fort. Au-dessus du porche, le clocher de briques, le clocheton d’ardoise. Il fait froid, l’if n’abrite de rien. Averse, chagrin. Hortensias blancs, orchidées mauves, roses, lys. Des effluves sucrés par instants nous saisissent. On dirait parfois des corbeilles de mariage. La maison Gatinet a fait avec ce qu’elle avait. Mois de mai, mois de Marie ; dans les pressings on loue des aubes.
Les filles sont entrées, en noir pour beaucoup, on les a fait asseoir dans les stalles du chœur, Elodie n’avait pas de noir, elle était en gris, un peu gênée elle me l’a dit, aucune importance Elodie, aucune importance. Il y a eu des chants, il y a eu des prières, les employés des pompes funèbres ont sorti quelques chaises en plastique pour que les vieux s’assoient dehors, mais aucun ne s’est assis. Il y a eu des chants il y a eu des prières, on entendait les chants, on devinait les prières, les lectures, les sermons au bruit que faisaient les gens à se lever des bancs. Sous la pluie des reniflements, parapluies noirs, mouchoirs blancs. La quête, sous qui tintent, combien donner ? Les vieux regardent, les vieux comptent, je deviens vieux.
Il faut entrer sous le porche, signer les registres dont les feuilles gondolent (larmes ou pluie, comment savoir ?), on y lit : " partage votre douleur ", " il faut tenir bon pour le fiston ", " mes très sincères condoléances ". Il faut s’avancer sous la nef, jusqu’au cercueil de bois clair, prendre le goupillon, tracer la croix en l’air, ne pas regarder les filles qui pleurent sur les stalles, ne pas s’imaginer Hélène dans la bière, ne pas penser que sa chanson préférée est décidément atroce (Céline Dion, Maria Carrey ?), tracer la croix en l’air, sortir attendre, ramasser les filles. Elles pleurent comme des urnes, qui croirait que ces joncs-là sont des outres de larmes ? Solène fume en pleurant, Latifa console Lisa, Elodie pleure en gris, Noémie, Céline, Marie-Laure, Anne-Sophie, Amélie, Anaïs, Rachel... Au milieu de vous, les deux garçons, qui pleurent aussi, Jérôme, Jean-François. Chloé, Gaëlle, Annabelle, et les deux Sabrina... Je fais l’appel, restez vivants.
Vous aviez vos roses jaunes, jaune citron, jaune Meilland, de tous les jaunes possibles, au cimetière vous les avez jetées sur le cercueil de bois clair. Vos gestes de jeunes filles, seize, dix-sept, dix-huit ans, vos gestes de jeunes filles.