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Sina et les dauphins 

jeudi 22 septembre 2005, par Pascale Hermann

Cette légende provient de la tradition orale de Futuna et en tant que telle, sa trame appartient au patrimoine futunien. Néanmoins j’ai essayé, comme j’ai pu, de lui donner une matière qui est complètement étrangère au style et à l’esprit originaires. On peut alors se risquer à dire que cette légende est la rencontre de deux cultures. Mais je ne me leurre pas pour autant : son sens premier, futunien m’est à bien des égards complètement étranger.

Peut-être que, lorsque Charles Perrault parcourait les routes françaises à la recherche de contes qu’il transformait, rencontrait ce même seuil, terrible, « d’incompréhensible » avec lequel il composait.
Cette aventure est racontée par Kalepo Nau, elle s’intitule « Fakamatala ki le fai’umu i Loka », Histoire épique du four de Loka. Son intention est de narrer la conquête « usurpée » d’un titre noble, celui de Tui Asoa, dans l’histoire du royaume d’Alo. Là encore, ce témoignage historique transmis le soir, dans les veillées ou lors d’occasions exceptionnelles apparaît mais il n’est pas central.
Afin de respecter une autre tradition populaire du conte, celui-ci sera raconté en plusieurs parties.

Autrefois, à l’époque de la terre noire, les guerres ne tarissaient pas. Les Royaumes et les rois mauvais se battaient autant pour les territoires que pour la puissance et l’hégémonie. Chaque peuple avait choisi un Dieu tutélaire, des coutumes mémorables et tâchait de les imposer à tous alors que tous partageaient les mêmes origines, les mêmes ancêtres. L’orgueil poussait ces rois à avaler toujours plus de territoires, à réduire les hommes qui s’opposaient à eux au néant, à unifier les îles, pour imposer une seule manière de penser. Partout la même volonté d’uniformité régnait. Il fallait intimider, ne rien tolérer. Pourtant, à Futuna, loin des autres atolls, une jeune fille refusa de croire en la simplicité de l’évidence.

En ce temps là, un guerrier célèbre de l’Océanie vivait non loin de la grotte de Loka, sur l’île d’Alofi. Il s’appelait Papaloa et plusieurs chants célébraient sa gloire et sa fortune. Dans les familles, les garçons rêvaient de sa force et de son ingéniosité au combat ; de par le Pacifique, sa renommée n’était plus à faire. Le devoir et l’honneur de lui assurer sa nourriture revenaient à des jeunes garçons de Lafua, sur l’île de Futuna. Plus exactement à une maisonnée composée de trois frères : Sauta’o, Mala’e et Popolulu. Sauta’o était l’aîné et le plus malin des trois. Jeune encore, il était déjà fatigué de servir et sa soif de pouvoir était grande mais les hommes ne l’intéressaient pas, il aspirait simplement à être adulé, vénéré. Il désirait laisser une trace dans la légende, il voulait se faire un nom, en un mot, il avait soif d’immortalité. Il convoitait le titre du Tui Asoa.
En plus de Papaloa, la maison de Lafua avait également la charge de nourrir un Tongien, frère d’arme du premier, qui vivait avec lui. Tous deux passaient leur temps à se reposer. Parfois, à l’aube naissante ils taillaient, avant la grande chaleur de la journée, une nouvelle pirogue à balancier dans le bois rouge du tilo car un requin du grand large avait brisé la coque de l’ancienne. Ces deux là, étaient les seuls hommes du village peuplé uniquement de jeunes garçons, de femmes et d’enfants. Les chefs et les combattants bataillaient déjà depuis plusieurs années et ils ne revenaient pas.
A Lafua, la vie coulait paisiblement, les jeunes célibataires s’occupaient des tarodières tandis que les femmes et les enfants nourrissaient les cochons. Quand le soir venait, on se rassemblait sous la case commune, pour manger, rire, raconter des histoires aux petits qui s’endormaient. Les saisons clémentes ne venaient pas déranger la descendance du Tui Asoa réunie sur ce plateau au-dessus de Vélé. Parmi elle se trouvait une jeune ta’hine nommée Sina qui vivait non loin du chemin sinuant vers la montagne, avec sa grand-mère, ses deux frères, Manuelé et Judicaël, en plus d’un nouveau-né. Avec art, elle s’occupait du falé. Pendant la journée elle tressait les feuilles de cocotiers ou de pandanus qui lui servaient à obstruer les poches d’eau qui se formaient régulièrement dans l’épais feuillage du toit, elle coupait les bananiers qui délimitaient son terrain pour qu’ils donnent de beaux régimes, solides et fournis. Avec des aiguilles taillées dans le bois de fer, elle parvenait à rassembler quelques morceaux de lafi pour l’enfant qui venait de naître et qui souffrait du froid quand le soleil tombait dans la mer, loin, vers l’horizon bleuté. Quand elle brodait ainsi, elle chantait et sa voix claire et mélodieuse charmait autant les vieillards que les jeunes garçons qui venaient à passer devant chez elle.
Mais, un jour, l’océan, habituellement étale et scintillant, se grisa. Les eaux de l’île devinrent noires, depuis les trois rivières jusqu’à la croisée du ciel et de la mer. Les sources charriaient des pierres sombres, surgies des entrailles de la terre bouillonnante et elles finirent par murer les puits souterrains. La pluie ne cessait pas, l’eau coulait de la montagne, détrempée et, au vert épais du remous des anses, se mélangeait la terre rouge qui se répandait dans l’eau comme du sang. De Vila Malia, un déluge tombait sans discontinuer alors la mer s’empourprait toujours davantage. En bas de la montagne, les branches arrachées s’empilaient, torturées, cassées, les bananiers déracinés gisaient ça et là, et, les perruches s’étaient tues. La fureur du large se mêlait à celle du vent et ce grondement sourd, profond, rude se propageait inlassablement sur la crête de l’océan en colère pour taper dans le cœur de Sauta’o. Pendant les interminables soirées, l’orage battait dans les replis de la grotte de Loka, un orage qui lacérait les ténèbres d’éclairs fulgurants. Au matin, les cocotiers tremblaient dans le ciel gris et le jour ne se levait pas, la mer blanchissait, enflait, s’encombrait surtout d’une écume pâteuse et phosphorescente. Quelquefois, rarement, au crépuscule, un trou de lumière fauve se frayait un passage entre deux nuages d’un gris d’acier, il s’affaiblissait, ensuite, en une lueur orangée, perdue derrière les arbres aux feuilles frémissantes. Ephémère, il mourait dans la nuit d’encre. C’était la seule clarté de la journée.
L’ouragan tardait à venir. Alors, les jours ressemblaient aux nuits, les oiseaux avaient déserté l’île, la nourriture se faisait rare, les sources étaient polluées. L’espoir comme le soleil ne revenait pas, et, toujours, le soir se mélangeait à l’aurore de ces journées fades et inquiétantes. Le claquement des vagues, leur souffle court et rauque résonnait partout, jusque sous les pierres de la Vaïnifao où Sauta’o cherchait des anguilles pour nourrir ses hôtes. Mais les anguilles d’eau douce et celles d’eau de mer s’étaient éloignées dans quelques cavernes du tombant. L’eau de la rivière, qui tombait drue, renversa Sauta’o. Il se blessa sur les roches affleurantes, enragea puis revint tristement vers le village en songeant que, s’ils ne parvenaient pas à remplir sa tâche, le déshonneur tomberait sur sa famille et il serait banni. Secrètement, il espérait que Mala’e eût attrapé un crabe de cocotier ou même, pourquoi pas, une roussette dans la clairière interdite de Vélé. Mais les chauves-souris avait trouvé refuge dans un endroit ignoré des hommes et elles attendaient, à l’abri, que la clarté nocturne revienne. Mala’e raconta qu’il avait couru à perdre haleine au milieu des pins colonaires, entre les pins caraïbes, complètement recouvert par les herbes hautes qui fouettaient son visage. Il relata la longue matinée où il s’était posté longuement sous les fougères arborescentes guettant comme un barbare sa proie mais rien ne vint, pas un oiseau, pas un chat, pas un chien. Rien, que le sifflement assourdissant de la bourrasque qui le repoussait vers la plaine. Popolulu, le cadet, était leur dernier espoir. A son tour, il approcha, courbé sous le poids des rafales, tenant sur son ventre des hibiscus fanés et des tiarés noircies par la boue.
« - Qu’est-ce que cela ? demanda l’aîné.
- Des fleurs pour garnir la natte de nos invités, répondit le cadet.
C’est bien. Préparez le four, l’heure approche, ordonna Sauta’o »

Les deux frères s’empressèrent de creuser la terre et de faire chauffer un feu pour y disposer les pierres. Déjà, au loin sur la colline, la silhouette imposante du Tongien se profilait.
Mala’e s’affairait, persuadé que Sauta’o avait trouvé de la viande non loin de la rivière. Le Tongien s’approchait, ses cheveux, lacés en nattes serrées, dansaient sur ses épaules tatouées. Il avait pris l’habitude de rouler son manou sur ses cuisses de manière à ce qu’il ne gêne pas ses mouvements. A la main, il tenait une lance sculptée qui ne le quittait jamais. Il l’avait taillée de telle manière que des piques acérées saillaient sur toute sa longueur, ainsi, une fois infiltrée dans la chair, elle ne pouvait être retirée sans d’insoutenables douleurs. Sculptée dans le filaos, elle était dure comme l’acier et pointue comme une branche de corail. Les tatouages qui dessinaient ses larges épaules et les muscles de ses bras masquaient en réalité les marques rosies des blessures qu’il avait contractées au combat. Il se déplaçait lestement et son profil busqué témoignait d’une grande perspicacité.
Les garçons remplissaient toujours le four de bourre de coco. Le Tongien s’approcha, alors, pour mieux voir ce qui cuisait. Le four n’était pas encore recouvert de terre.
« - Quel curieux umu, dit-il, qui ne sent rien, ni viande, ni igname, ni taro, que le pandanus se consumant et s’évaporant en dense fumée, bleutée ou noircie.
C’est que, répondit Sauta’o, la viande est profondément enterrée et bien protégée, enroulée dans d’épaisses feuilles de bananiers. »

Le Tongien alors, s’agenouilla au bord du trou et tendit la tête dans le vide pour s’assurer que ces dires étaient bien vrais. A cet instant, Sauta’o prit un iké et frappa violemment la nuque du Tongien qui s’écroula dans l’antre brûlant. Les frères horrifiés restaient sans voix.
« - Découpez son foie, commanda-t-il, et faites-le chauffer sur les braises. »

Sauta’o piqua, ensuite, son plus gros lobe sur une tige de bambou et dit :

« - Apportez-le à Papa. S’il vous pose des questions, répondez que c’est le foie d’un chien. S’il vous demande des nouvelles du Tongien, répondez qu’il a rencontré une fille au village et qu’il ne rentrera pas tout de suite. »

Ainsi, le Tongien fut cuit. Mala’e et Popolulu emportèrent son foie dans un sac de palme tressée. Sans parler, ils gravissaient le chemin qui conduisait au campement de Papa. Ils avaient peur car la colère de Papaloa serait terrible s’il connaissait l’atroce vérité. Ils le trouvèrent assis en tailleur devant un feu, sur une natte, aiguisant son coupe-coupe et sabrant l’arbre rouge.

Popolulu s’avança en premier et lui tendit le panier.

Sans se retourner Papa dit, croyant s’adresser au Tongien :
« - Cette nourriture sent bon, ces enfants sont ingénieux et terriblement dévoués pour trouver de quoi manger par un temps pareil. Je les récompenserai. »
Popolulu, qui portait le panier, ne pouvait articuler aucun son. Malgré la pluie froide qui s’abattait sur sa tête ou cinglait son torse-nu, de grosses gouttes de sueur perlaient le long de son échine et son visage blanchissait si vite que son frère crût qu’il allait s’effondrer. Mala’e, déférent, prit alors la parole :
« - Mon frère et moi sommes bien fatigués de cette marche dans la montagne, peut-être pourrions-nous nous reposer un instant avant de nous en retourner, près du feu. »
Surpris, Papa leur fit signe de s’asseoir. Mala’e prit alors le panier des mains de Popolulu pour le déposer non loin du guerrier.
Affamé, Papa s’occupa de manger.

Tout en mastiquant le foie encore un peu saignant du Tongien, il interrogea :

« - Mais ce foie est exquis, de quel animal provient-il ? »

Mala’e qui prenait de l’assurance répondit :

« - C’est du foie de chien, eh, Papa pour vous plaire !
Le foie de cet animal est goûteux, il est bien gras. »

A la fin du repas, il s’endormit, sans poser de question à propos du Tongien, son frère d’arme.

Fin de la première partie.

P.-S.

Lafi : Champ dans lequel pousse le mûrier à papier.
Etoffe que l’on obtient à partir de l’écorce de cet arbre.

Iké : Petite massue de bois très solide avec laquelle on frappe l’écorce du lafi dans l’eau de mer ou sur une enclume qui deviendra du tapa.

Manou : Pagne.

Umu : Four enterré.

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