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Thuân ou le roman comme recherche 

vendredi 20 août 2010, par Doan Cam Thi

« Je n’ai jamais écrit, croyant le faire, je n’ai jamais aimé, croyant aimer, je n’ai jamais rien fait qu’attendre devant la porte fermée » (M.Duras, L’Amant)

Comment être jeune aujourd’hui au Vietnam ? De quoi rêvent les jeunes ? Qu’écrivent-ils ? Est-il possible à l’aube du XXIe siècle de montrer au public francophone cette face cachée de la littérature vietnamienne ? Autant de questions nécessaires sachant que 70% de la population a moins de 30 ans.

Il n’est pas inutile au préalable de dresser un tableau, aussi sommaire soit-il, de la littérature contemporaine au Vietnam. De 1954 à 1975, à l’époque de la partition du pays, la vie littéraire a connu deux évolutions différentes [1]. Au Sud, elle était influencée par la culture occidentale en raison de la traduction massive des œuvres européennes et américaines. Au Nord, placée sous le double contrôle du comité central du parti communiste et du ministère de la culture, la littérature était conçue comme une arme au service de l’idéologie. Jusqu’à la fin des années 1980, pour pouvoir publier, un auteur devait être membre de l’Union des écrivains, une association d’Etat. Cependant, depuis 1986, date du 6e Congrès du PCV qui a marqué le début de l’ouverture du pays (le fameux Doi Moi), le domaine des arts et des lettres a bénéficié d’une plus grande souplesse. Certains sujets “sensibles” pouvaient dès lors être traités.

La publication en juin 1987 dans Van Nghê (Littérature et Arts), organe de l’Union des écrivains, d’Un général à la retraite, nouvelle de 20 pages dont l’auteur, Nguyên Huy Thiêp [2] était un inconnu, a marqué une vraie rupture. Sur un ton glacial, le texte conte le suicide d’un héros de la révolution qui n’a pu admettre le discrédit de son idéal et l’avènement d’une société pervertie par l’argent. Peu de temps après, Nguyên Minh Châu, figure majeure de la littérature officielle, a fait paraître dans le même journal Requiem pour une littérature d’illustration pour mettre à nu la « lâcheté » de sa génération qui a « détruit sa propre personnalité et courbé sa plume devant le pouvoir ». La littérature s’est donc donné pour mission de « réveiller les consciences personnelles » face à l’injustice sociale croissante, en abordant des thèmes « tabous » comme la corruption ou les abus de pouvoir des cadres.

Les écrivains ont également remis en cause le discours officiel de la guerre contre les Américains, cette « grandiose lutte nationale », qualifiée de « noble » et de « juste ». Ce renversement de perspectives a produit des œuvres marquantes. Dès 1991, dans son grand roman, Le chagrin de la guerre [3], Bao Ninh retrace la vocation littéraire d’un vétéran de l’armée de Hanoi. Torturé par les souvenirs de combats, incapable de vivre en paix avec lui-même, l’artiste maudit brûle son manuscrit inachevé et plonge dans une nouvelle errance. A travers le destin de ce soldat devenu écrivain, l’œuvre s’interroge de manière pressante sur le rapport de la guerre à la création et au pouvoir. Que signifie la guerre ? Comment l’écrire ? La même année, le roman de Duong Huong, L’Embarcadère des femmes sans mari [4], décrit les souffrances de jeunes villageoises dues à l’absence de l’être aimé. La fin est significative : Van, un ancien héros de Dien Bien Phu, se donne la mort après avoir commis l’inceste avec sa fille adoptive dont le mari est rentré victorieux mais stérile de la guerre américaine. Le doute est donc là, solidement ancré au cœur de la victoire.

Aujourd’hui, deux décennies après l’avènement du Doi Moi, une nouvelle génération d’auteurs prend forme pour devenir porte-parole des cinquante millions de Vietnamiens qui ont grandi loin des combats [5].

Créer, pour eux, c’est décrire le monde tel qu’il est et non tel qu’il doit être. Ils parlent des problèmes de leur temps, de leur propre vie, de leurs rêves, de leurs traumas. Conscients de l’incapacité des modèles classiques à traduire les nouvelles réalités, les jeunes auteurs quêtent la pluralité de l’expression littéraire [6].

Quelles sont ces nouvelles réalités ? Si la Constitution s’ouvre toujours sur la dictature du prolétariat, le Vietnam a rejoint l’OMC en 2006 après avoir vu quadrupler son PNB en vingt ans. Plus admiré que Ho Chi Minh d’après un sondage mené en 2000 par la revue Tuoi Tre – siège de la jeunesse communiste, Bill Gates est devenu depuis un « ami du peuple vietnamien ». L’immobilier à Hanoi est aussi cher qu’à Paris ou à New York tandis que les rizières se transforment en terrains de golf ou usines pour grandes marques occidentales (Ikea entre autres). Des millions de jeunes paysans, hommes et femmes, déambulent sur les trottoirs de la ville pour louer leurs bras, les uns comme portefaix, les autres comme domestiques. D’autres jeunes, toujours d’origine rurale, préfèrent le commerce de la chair. Alors que la prostitution féminine est au Vietnam comme ailleurs le plus vieux métier du monde, celle des hommes, plus récente, est aussi développée. Enfin, une petite minorité de jeunes, plutôt citadins, voyagent à l’étranger. Un article des « Echos » daté du 23 février 2009 parle de « l’omniprésence des étudiants asiatiques », en particulier des Chinois et des Vietnamiens, à Haward. Rappelons qu’il y a quelques décennies, les parents de ces mêmes jeunes ont vaincu les Français puis les Américains dans l’espoir de réaliser leur plus grand rêve, celui de libération nationale et d’édification du socialisme, une société idéale où les inégalités n’existent pas.

C’est donc le Vietnam contemporain, sa complexité, ses transformations croissantes, que les jeunes écrivains tentent de comprendre et d’exprimer en une profusion de genres – romans, nouvelles, poèmes, récits, journaux intimes – et de formes – publications officielles, photocopies, revues sur internet, blogs,…

I. Thuân ou une passion d’écrire

Thuân fait partie de la nouvelle génération d’écrivains. Vivant à Paris après avoir fait des études à Moscou, elle est auteure de nombreuses nouvelles et de cinq romans dont quatre ont été publiés au Vietnam : Made in Vietnam (2002) [7], Chinatown, Paris 11 Août [8] (2005), T. a disparu [9] (2006) et Vân Vy [10] (2008), qui connaissent un succès croissant. Avant de consacrer une étude plus approfondie à Chinatown qui vient d’être publié au Seuil [11], nous nous proposons de faire une brève présentation de l’œuvre de Thuân.

1.What do you like for breakfast [12]

La nouvelle virevolte autour du morne quotidien d’une Vietnamienne. Le lecteur suit son laborieux apprentissage de l’anglais dans les cours du soir qui se multiplient dans les villes vietnamiennes à l’époque de l’Ouverture.

L’ennui est un thème récurrent dans l’œuvre de Thuân. Dans What do you like for breakfast, la narratrice prend son petit-déjeuner dehors, au milieu des poussières et des bruits, dégoûtée par l’odeur du plat favori de son mari — composé de nouilles instantanées aux œufs. Dans Made in Vietnam, Phuong s’ennuie, partout, chez elle, chez ses parents, chez ses beaux-parents. Dans T. a disparu, l’héroïne, quitte le nid conjugal, et cette fois pour de bon.

Thuân décrit souvent l’ennui, la tristesse, le désarroi avec humour et dérision. C’est dans le recours au rire qu’elle puise sa force.

2. Made in Vietnam

A Hanoi, en l’an 2000, embauchée comme rédactrice du Courrier du Cœur de la revue Femmes, Phuong découvre un nouvel univers et regarde bientôt son existence quotidienne d’un œil différent : son mari passionné de chaussures, ses parents anciens cadres mais nouveaux riches, ses frères et sœurs exilés en Allemagne, ses collègues journalistes absorbés par leurs multiples trafics, ses amants tous nommés Khanh,… A travers son itinéraire de Hanoi — capitale socialiste austère — à Hochiminh Ville, ex-Saigon, mégalopole méridionale occidentalisée, le lecteur aperçoit le Vietnam sous son nouveau jour : une société post-communiste, un peuple en voie de développement, une économie de marché à orientation socialiste, en tout cas un pays et non pas une guerre ni une carte postale.

Sur un ton où s’entremêlent humour et ironie, ce livre de 192 pages, sans chapitres ni paragraphes, raconte mille et une facettes de la vie made in Vietnam. Passionnée du langage, Thuận crée des rythmes étranges pour ses phrases. Dès son premier livre, elle a bousculé le code romanesque traditionnel afin de déranger le lecteur. Made in Vietnam se clôt sur cette déclaration : “Tous les personnages de Made in Vietnam sont réels” avant de “remercier ceux qui sont restés pendant deux mois dans cette histoire et ont créé des situations imprévues : Duong Tuong, traducteur vivant à Hanoi, dans le rôle du traducteur célèbre, soixante-dix ans ; Phuong Thanh, chanteuse, dans le rôle de Madonna ; six millions d’habitants de Saigon dans le rôle des six millions d’habitants de Saigon, etc.”, en particulier “Pham Thi Hoai, dans le rôle de l’auteure de Made in Vietnam”.

3. Paris le 11 Août

Inspiré de la canicule de 2003 en France, ce roman retrace l’itinéraire de deux jeunes Vietnamiennes vivant à Paris, Liên et Mai Lan. Liên travaille comme femme de compagnie de personnes âgées et perd son emploi au terme de cet été meurtrier. Mai Lan est fille entretenue et interprète. Si elles sont Hanoiennes et nées la même année, elles s’opposent sur tous les plans. Autant Mai Lan est jolie et extravertie, autant Liên est hideuse et timide. Mais la beauté de Mai Lan ou la laideur de Liên peuvent-elles apaiser leur souffrance d’exil ?

A travers ces deux chemins qui se sont croisés un après-midi de 2003 au supermarché Tang Frères, le lecteur est captivé par des faits crus mais fantaisistes de plusieurs univers. Mêlant d’autres destins d’exilés — Cubains, Tchèques, Libanais — , le roman dévoile une certaine France vue par ses immigrés.

D’une écriture tissée d’humour et de grâce, Paris le 11 Août est un texte où s’imbriquent fiction et documentaire : ses 22 chapitres débutent chacun par un extrait d’articles traitant de la canicule de 2003. Il a reçu en 2006 le prix de l’Union des Ecrivains du Vietnam.

4. T. a disparu

Le 4e roman de Thuân change de point de vue. Si dans les premiers textes, l’histoire est narrée par une femme, dans T. a disparu dont l’intrigue se déroule à Paris, le personnage central est un homme, un Français. Certes, T, sa femme, est d’origine saigonaise, mais elle ne lui a jamais rien raconté de sa ville natale. De toute façon, le lecteur ne l’entend jamais, car lorsque le roman s’ouvre, elle a déjà disparu. Le livre n’évoque aucune réalité vietnamienne hormis une scène, anodine, qui se déroule dans le 13e arrondissement. Par ailleurs, dans l’imaginaire du héros qui n’a jamais mis les pieds au Vietnam et ne s’intéresse que fort peu à ce pays, il est souvent confondu avec le Japon.

T a disparu, emportant avec elle non seulement son corps, mais aussi toutes ses traces, y compris ses photos et son nom. Nommer ses personnages constitue un défi pour les romanciers. Or ceux de Thuân, mêmes les plus importants, sont souvent anonymes. Dans ce roman, c’est le cas du héros. Quant à l’héroïne, elle est désignée simplement par l’initiale T. Dans la pensée de son mari qui est aussi le narrateur de l’intrigue, ses souvenirs à elle ne tiennent jamais trois lignes, au point que le lecteur doute de son existence. Qui est T ? reste à la fin du roman une question sans réponse.

T. a disparu ressemble à un roman à suspense dont l’atmosphère policière est source de divertissement. Mais très vite, l’on s’aperçoit que celle-ci ne va pas sans drame. Si les héroïnes de Thuân s’ennuient souvent, comme nous l’avons constaté, leurs maris semblent ignorer ce sentiment, sauf le personnage de T a disparu. Face à l’énigme de la disparition de sa femme, il mène l’enquête, pour essayer de comprendre le motif de ce départ certes, mais davantage pour tuer l’ennui. Du moins, c’est son aveu. Dans l’œuvre de Thuân, le conflit conjugal ne s’est jamais exprimé autrement que par le silence, le non-dit ou la fugue.

C’est dans l’intérêt de l’auteure pour le sujet déstructuré, décentré, déshumanisé, dans la fragmentation et la discontinuité de son récit, que s’exprime l’art post-moderne de T. a disparu.

5. Vân Vy

Ce dernier roman de Thuân est composé de deux parties, deux récits qui s’emboîtent l’un dans l’autre. Le premier est l’histoire de B, homosexuel, qui a démissionné de ses fonctions de juge pour l’écriture et vit depuis dix ans avec le sida. L’autre est celle de Vy, jeune femme originaire de Hanoi, qui meurt d’ennui dans une vie monotone aux côtés de son mari, un médecin Viet Kieu — Vietnamien d’outre-mer — de vingt ans son aîné. Vân Vy est le roman d’une jeunesse loin d’être homogène. A côté de ceux qui, comme B, brûlent leur vie contre quelques instants de plaisir, apparaissent d’autres pour qui la vie signifie non seulement l’amour charnel, mais aussi le confort et la consommation. Le culte de la liberté individuelle est leur point commun. Avec ce roman, Thuân met fin donc à l’amour unilatéral de Chinatown et à la naïveté de Paris le 11 août.

Le personnage de B est inspiré de Guillaume Dustan, écrivain né en 1965 et mort du sida en 2005.

L’écriture de Vân Vy, comme souvent chez Thuân, est un mélange subtil d’humour et de fantaisie, d’inconfort et de grâce.

II. Chinatown
Une Vietnamienne de Belleville raconte ses anciennes passions humiliées pour un Chinois de Hanoi dont elle est tombée amoureuse en 1979, moment où son pays se trouvait en plein conflit avec Pékin. Elle vit aujourd’hui à Paris avec le fils qu’elle a eu du Chinois, qui lui sert de lien entre le passé et l’avenir [13].
Chinatown oscille perpétuellement entre dévoilement et pudeur. La narratrice se montre et se cache en même temps. Elle raconte avec retenue des sentiments intimes, n’est pas sérieuse là où il faudrait l’être, ne cherche pas non plus à tirer des larmes au lecteur. Finalement, on rit beaucoup en lisant son histoire bien triste.
Si l’itinéraire — Hanoi-Moscou-Paris — de l’héroïne rappelle celui de Thuân, et son idylle celle du personnage de L’Amant, Chinatown, roman sans chapitres ni paragraphes, n’est ni autobiographique ni durassien. L’expérience vécue et Duras ne sont que clins d’œil et trompe-l’œil d’une écriture en quête de la modernité.
Au sein de Chinatown, nous lisons avec l’héroïne deux extraits de son premier roman, inachevé — « I’m yellow » — qui sont l’occasion pour l’auteure d’explorer les ressorts de la création littéraire, son unique passion, son salut au milieu de son existence ratée : « Demain j’aurai 39 ans, comme le héros de I’m yellow. Celui-ci, le formulaire de divorce signé, erre dans la gare centrale de Hanoï, rue des Roseaux. Au début, je voulais que ce fût une femme, mais j’ai hésité. J’avais peur d’être encore dérangée par Phuong, l’héroïne de Made in Vietnam. Durant des mois, elle a frappé à ma porte : ‘ Grande sœur, prends-moi de nouveau comme héroïne, s’il te plaît’. A force d’entêtement, elle a fini par se glisser dans deux de mes nouvelles, sans que j’en sois tout à fait inconsciente. Mais cette fois-ci, je devrai être plus ferme. Afin de couper tout lien avec elle, je quitterai Hanoï avec mon héros. Dans quelle direction ? Je n’en sais rien. Saigon ? Non, ça ne va pas marcher car Phuong est déjà descendue à la gare centrale de Saigon et à l’aéroport Tan Son Nhat. Hue ? Je l’ai écartée dès le début » (p.87).
Avec Thuân, le lecteur de Chinatown parcourt la France, moins pour visiter qu’observer. « Le romancier est quelqu’un pour qui rien n’est perdu » comme le dit H.James. Tout entre dans ce roman. Les détails les plus insignifiants du quotidien, les mots et les phrases de tous les jours côtoient des réflexions sur Duras ou Freud : « Dans mon sac, il y avait la photo de Thuy. La maison à deux niveaux avec une enseigne en chinois et deux lanternes. Plus tard, en écoutant Duras décrire les bruits de Cholon, j’ai tout compris. En même temps je ne comprenais rien. Les mots de Duras, je les lis avec méfiance. Je n’ai jamais mis les pieds à Saigon. Je ne connais pas Cholon. J’ai vu le film L’Amant. J’ai lu à la fois L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord. Duras raconte les odeurs de Cholon. Le bois parfumé, la pastèque, les restaurants. Les mots de Duras, j’ai peur d’être piégée par eux » (p.32-33). Ces propos sur Duras ne sont ni artificiels ni abstraits. Au contraire, ils sont profondément ancrés dans le réel. La vie dans Chinatown est faite non pas de clichés, mais d’élan et de fraîcheur, fruits du sens d’observation aigu de son auteure : « …à Belleville depuis dix ans, on m’interpelle de loin : « Comment ça va, madame Âu ? ». Mon concierge d’origine portugaise, convaincu que Hanoï fait partie de la banlieue de Pékin, me lance : « Vous avez du courrier de Chine, madame Âu ». A la Cité, on m’appelle sur le haut parleur : « Madame Âu, guichet 14 ». La jeune femme au tee-shirt blanc me dit : « Madame Âu, montrez-moi vos papiers ». Dans les collèges où j’enseigne, les proviseurs et leurs adjoints me serrent amicalement la main : « madame Âu, courage ! ». Mes quarante-neuf collègues et tous mes élèves m’appellent madame Âu, mais, dans mon dos, ils me surnomment la Chinoise, la Chinoise bizarre. Il suffit de dire la Chinoise, on comprend qu’il s’agit de moi » (p.94).

C’est pourquoi il est important de souligner ici le rapport particulier de Thuân au réel. D’une part, il s’agit d’un réel qu’elle veut subjectif. Certes, Chinatown reflète la société dans laquelle vit l’écrivaine, mais Thuân n’est ni historienne ni chroniqueuse, ses témoignages ne rendent pas compte de la « réalité » du Vietnam post-communiste ou de la France contemporaine mais de son expérience intime de ces pays. Et finalement ce qui la sépare Thuân de certains romanciers de sa génération, c’est le regard personnel qu’elle porte sur ces dernières et sa capacité de le rendre par une écriture singulière. D’autre part, chez cette romancière, l’imaginaire ou la passion d’écriture l’emportent souvent sur le réel. L’intrigue n’est souvent qu’un prétexte pour qu’elle se laisse emporter par un mot, un rythme ou une vitesse. Voici par exemple un passage dans Chinatown inspiré par le chiffre 6 : « Selon ce nouvel emploi du temps, Vinh et moi nous lèverons à six heures du matin. Nos toilettes terminées, nous prendrons un petit-déjeuner composé de six éléments – croissants, beurre, œufs sur le plat, jambon, saucisses, jus d’orange – pour terminer par du thé à six confitures. Soixante minutes plus tard, tandis que Vinh ira à l’école, je sauterai dans un bus pour aller rue de Tolbiac suivre un cours de kung fu et de tai chi chuan. A midi, le cours terminé, je prendrai un bain avec six parfums différents avant de boire six variétés de sirop de cannes à sucre en compagnie de mes six maîtres et soixante camarades. Six minutes après, je serai dans le salon de coiffure de mademoiselle Feng Xiao où je lui apprendrai six nouveaux mots vietnamiens tandis qu’elle m’expliquerai six nouveaux termes en mandarin. Ensuite, de la tour Olympiades, j’appuierai sur un bouton dans l’ascenseur pour atteindre six minutes plus tard le supermarché Tang Frères. A cette heure-ci, comme les habitants des soixante tours de Chinatown seront en pleine fabrication de nems, de raviolis à la vapeur et de beignets, je mettrai six minutes à peine pour choisir six pigeons congelés de la compagnie d’exportation alimentaire de Hochiminh-ville puis payer à la caisse. Durant mon voyage de soixante minutes en bus entre Tang Frères et Belleville, les six pigeons seront décongelés. A peine entrée dans l’appartement, je mettrai mon four à 260 degrés. Dès son retour à six heures du soir, Vinh fera sa toilette puis se mettra à table pour partager avec moi les six pigeons laqués accompagnés de six cuillérées de riz cantonnais. Il boira soixante millilitres de coca et moi soixante millilitres de vin rouge. Le dessert composé d’une tartre à six fruits et d’un yaourt à six vitamines terminé, nous regarderons sur M6 une émission sur la guerre en Irak. Soixante minutes plus tard, lorsque Vinh aura fini de regarder des actualités chinoises sur l’Internet, je m’assiérai devant l’ordinateur. Après avoir écrit soixante phrases à six mots, j’éteindrai la lumière, enlèverai les chaussettes puis irai me coucher. Je me retournerai dans tous les sens, ferai avant minuit un rêve de soixante minutes, puis dormirai jusqu’à six heures du matin. Là je tomberai dans un autre rêve de six minutes, puis émergerai de mon sommeil complètement. Je baptiserai cet emploi du temps 6&60 » (p.101-102).

Pour Thuân, imaginer une histoire avec début et fin est moins important que créer un réseau de connexions fait de reflets et d’échos. « Aucun fleuve n’est assez vaste. Aucune eau n’est assez pure. Nous n’avons pas échangé un mot » (p.67), est une strophe qui revient dans Chinatown comme le refrain d’une chanson. Dans le passage suivant, les trois mots « ces jours-là » créent un rythme de jazz : « Depuis douze ans, je veux voir Thuy pour comprendre. Comment il vit aujourd’hui, cela m’est égal. Mais je veux savoir où il a habité, qui il a vu, ce qu’il a fait pendant ces jours-là. Dans les maisons à deux niveaux avec une enseigne en chinois et deux lanternes. Ces jours-là. Ces jours-là, Vinh n’avait qu’un mois. Il se mettait sur le ventre. Il marchait à quatre pattes. Il se tenait debout. Thuy n’était pas là. Ses dents poussaient. Je le sevrais. Il avait la rougeole. Thuy n’était pas là. Il a eu 39 degrés de fièvre pendant une semaine à cause des piqûres de fourmis rouges. Thuy n’était pas là. Il a été hospitalisé pour avoir avalé un noyau de ramboutan. Thuy n’était pas là. Un garçon de sa crèche l’a mordu à l’oreille. Sa puéricultrice l’a puni en l’obligeant à rester debout dans un coin : ce larbin de Pékin avait osé intimider un citoyen vietnamien. Thuy n’était pas là. Il n’est jamais là » (p.26-27).

La lecture de Chinatown est ainsi source de jouissance ou de plaisir du texte, pour reprendre une expression de Roland Barthes qui avoue qu’il ne connaît rien de plus déprimant que d’envisager le texte comme un objet intellectuel. Dans les textes de Thuân, les mots s’appellent les uns les autres. C’est une course où l’auteure accélère le rythme pour jongler avec ses mots. Chinatown traduit une grande liberté de ton, un jaillissement verbal puis le blanc, le silence.

Thuân semble s’interdire toute recherche qui ne serait pas exclusivement formelle. Mais un écrivain n’est-il pas d’abord défini par sa musicalité ? C’est ce que dit Proust d’ailleurs : la qualité d’une œuvre et le degré d’élévation morale de son auteur se mesurent à la justesse de son style. Dans Chinatown, le roman est conçu autant comme moyen d’information et de communication que comme « recherche » [14].

Est-ce à dire que Thuân reste captive d’une pure quête esthétique ? Non, car l’acte d’écriture est à lui seul un engagement politique. Seulement, il convient de concevoir autrement la « politique », autrement dit d’en avoir une vision plus large. Dans un pays comme le Vietnam dont l’idéologie officielle met en avant la masse, la classe, la nation, lorsqu’un écrivain rejette le collectif, parle du « moi », revendique les sentiments personnels, décrit le désoeuvrement d’une société profondément rural face à la mondialisation, il participe pleinement à "la politique", à la vie.
A travers l’histoire d’amour qui relie Hanoi à Pékin, à Moscou et à Paris, Chinatown imagine la place, de plus en plus modeste, qu’occupe le Vietnam dans la nouvelle configuration du monde, après la guerre froide. Chinatown est un récit d’errance, tant sur le plan sentimental – chroniques d’un drame intime – et humain – pérégrination d’une Orientale en Occident – qu’en matière de l’Histoire – le camp communiste et ses extensions extrêmes orientales, avant, pendant et après sa chute.
La tragédie personnelle s’inscrit dans divers lieux de la Russie sous Gorbatchev, du Vietnam postcommuniste, de la France contemporaine et les "Chinatown" comme Cholon, Belleville et le Treizième. A travers les mots de la narratrice, se dévoile la vie d’une Vietnamienne portant un nom chinois à Paris et enseignant l’anglais dans des collèges « difficiles » de la banlieue parisienne : son regard sur la communauté chinoise, sa vision de la société française, sa rencontre d’autres exilés, son angoisse liée au renouvellement de la carte de séjour, son sentiment de n’appartenir réellement à aucun pays. Chinatown est ici symbole de l’amant perdu – en rendant hommage à Duras –, mais aussi de l’exil et d’un nouvel empire - la Chine : « Ces deux milles communautés chinoises d’outre mer formant un pays sans frontière aussi important que l’ensemble Paris-New York-Londres » (p.143). De même, Hanoi est pensé à la fois dans ses problèmes internes et son rapport à l’extérieur, en particulier ses liens ambigus avec Paris – ancienne puissance coloniale – ainsi que Pékin et Moscou – deux grands frères de l’ancien bloc socialiste. Et la force de ce texte vient justement de sa dimension multiple.

Notes

[1A partir de 1975, le réalisme socialiste devient le cadre obligé de la littérature officielle du Vietnam réunifié.

[2La plupart des textes de Nguyên Huy Thiêp ont été traduits en français et publiés aux Editions de l’Aube.

[3Ce roman, traduit par Phan Huy Duong, a paru en 1994 aux Editions Philippe Picquier.

[4Ce roman, traduit par Emmanuel Poisson et Doan Cam Thi, a paru en 2002 aux Editions de l’Aube.

[5Voir l’anthologie Au rez-de-chaussée du paradis. Récits vietnamiens 1991-2003. Réunis, traduits et présentés par Doan Cam Thi, Arles, Editions Philippe Picquier, 2005.

[6Sur ce sujet, lire l’article de Jean-Claude Pomonti « Les écrivains vietnamiens s’attaquent aux tabous »
(Le Monde diplomatique, décembre 2007). Voir http://www.monde-diplomatique.fr/2007/12/POMONTI/15424

[7Ce roman a paru aux Editions Van Moi (Californie).

[8Son titre original est « Paris 11 tháng 8 ».

[9Son titre original est « T mất tích ».

[10Son titre original est « Vân Vy ». Il s’agit des prénoms de deux personnages principaux.

[11Thuân, Chinatown, traduit du vietnamien par Doan Cam Thi, Seuil, coll. « Cadre vert », février 2009. Toutes nos citations renvoient à cette édition.

[12Cette nouvelle a été publiée dans Au rez-de-chaussée du paradis. Récits vietnamiens 1991-2003. Réunis, traduits et présentés par Doan Cam Thi, op.cit.

[13Voir l’article passionnant de Jean-Claude Pomonti, « Deux écrivains, deux regards vietnamiens contemporains » (Cambodge Soir Hebdo n°67 – 22 au 28 janvier 2009), sur Au Zénith de Duong Thu Huong (S.Wespieser, 2009) et Chinatown de Thuân.

[14M. BUTOR, « Le roman comme recherche » in Répertoire, Paris, Éditions de Minuit, 1960.

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