Avant de répondre aux critiques de Jean-Louis Comolli, publiées dans Images documentaires (n°57/58, été 2006), contre Le Cauchemar de Darwin et son auteur, Hubert Sauper, je voudrais reprendre le déroulement de ce qui est devenu en France "une affaire". Le Cauchemar de Darwin s’est attiré en un an (performance rare pour un documentaire) autant de succès international (public nombreux, césarisé, oscarisable) que de suspicion, voire de dénigrement virulent (Comolli l’assimile au fascisme) de la part de certains "experts" en documentaire ou en économie. Aux yeux des premiers, si le film a du succès, n’est-ce pas la preuve qu’il est louche ? "Pour tant plaire, c’est qu’il est complaisant". On reconnaît là une défiance fréquente chez les "connaisseurs" : ils voient d’un mauvais œil les œuvres débordant (donc trahissant) le cercle des "initiés", et préfèrent les artistes "maudits", qu’ils distinguent et donc qui les distinguent du commun. Aux yeux des seconds, les tenants du modèle économique unique, cette "horreur" de film est une dénonciation forcée et forgée.
Avant d’être fustigé esthétiquement pour manque de hors-champ (point central de l’argumentation de J.L.Comolli), le film s’est donc attiré les foudres de défenseurs de l’économie libérale, et à leur suite, de journalistes contestant les faits montrés. Argument commun des détracteurs (je condense à dessein) : "C’est pas vrai, c’est pas si horrible que ça !". La controverse excède largement la simple critique pour verser dans le règlement de compte idéologique, un procès en sorcellerie traitant Le Cauchemar de Darwin non pas de "mauvais film" mais de film mauvais, c’est à dire nuisible, parce que manipulateur et mensonger :
– par omission : il ne prouve pas le trafic d’armes qui est son "macguffin" [1] ;
– par excès : il ne montre que le pire (ou même l’invente ?) ;
– tout ça pour séduire et abuser le public, c’est à dire exploiter la "bonne mauvaise conscience" (!) du spectateur occidental.
Trop affreux pour être vrai
Le film cumule apparemment la vindicte de quatre clientèles différentes :
– En première ligne, ceux que le film a dérangé économiquement, par sa façon d’exhiber "outrageusement" les dommages collatéraux d’un certain type d’"aide au développement".
– Ensuite, ceux que le film dérange esthétiquement : ils croient voir dans ce style cinématographique trop fictionnel (et horrifique) pour être honnêtement documentaire, les faux-jours du reality-show démago (voire facho).
– En outre, il y a ceux qui dénoncent une vision par trop misérabiliste et dégradante de l’Afrique (reproche qui avait déjà été fait en leur temps aux désormais classiques Maîtres fous de Jean Rouch, et Général Idi Amin Dada de Barbet Schroeder).
– Il y a enfin les journalistes qui se sont laissés convaincre par la première ligne. Ils ont été retournés par l’argument le plus usité de la presse à scandale : "on vous cache tout, on vous manipule, voici la vérité...", argument repris en l’occurence dans Les Temps modernes (janvier 2006) sous la plume de F.Garçon et sous le titre : "Le Cauchemar de Darwin : allégorie ou mystification ?".
Il a déjà été répondu par des spécialistes de la région sur la réalité des faits (http://www.darwinsnightmare.com) : à savoir la catastrophe écologique et le déséquilibre économique entraînés par l’introduction et l’industrie de la perche dans le lac Victoria. Bien sûr, ladite perche a aussi provoqué l’essor (au moins provisoire) d’un commerce international lucratif. Les deux aspects sont montrés dans le film. Tout dépend si l’on raisonne en termes de PIB (produit intérieur brut) vu d’avion ou de réduction de la misère sur le terrain (cf. l’interview de Philippe Hugon :"Un économiste relativise l’annonce de 5,8% de croissance en Afrique", Libération du 17 mai 2006) ? Il est évident qu’aux yeux du film (qui prend parti), cette richesse-là ne compense pas et même accroit cette misère-ci. Je ne me risquerai pas à des arguments de terrain, n’y ayant pas mis les pieds, laissant à d’autres le soin de vouloir prouver à tout prix : ainsi François Garçon déclare-t-il (dans les Temps modernes) avoir mené l’enquête sur la perche du Nil à Rungis ! Quant au trafic d’armes suggéré par le film, après avoir reproché à Sauper de ne jamais le montrer effectivement, François Garçon administre, lui, la preuve de son inexistence, preuve "scientifique" par le vide (version nouvelle de la preuve par l’absurde) : il a calculé que même si les avions arrivaient vides pour charger le poisson, ce serait encore rentable... donc ils sont vides ! CQFD.
Revenons - du seul point de vue que je puisse pour ma part exercer, celui de l’analyse filmique, additionnée d’une connaissance standard de l’inégalité du monde - sur le postulat commun aux "sceptiques" : Sauper exagère. La question est donc de savoir si cette "exagération" est mensongère (trahit "les faits") ou pertinente (concentré d’une certaine exploitation cannibale du monde) ? Et si, formellement, elle prend le spectateur en otage d’une propagande ou si elle relève d’une stylisation significative de son sujet ?
Au fond, l’argument principal opposé au film n’est autre que celui du verre à moitié plein contre le verre à moitié vide. Il est reproché à Hubert Sauper de n’avoir montré que l’horreur économique, alors que, comme chacun sait, il y a aussi du bonheur économique, bonheur dont on ne saurait exclure l’Afrique, du moins en images (car transformer les "pays sous-développés" en "pays en voie de développement" n’a pas suffi à réduire l’échange inégal). "Tout ne va pas si mal et il ne faut pas exagérer, protestent les nouveaux positivistes (pas au sens d’Auguste Comte mais de Carrefour : "je positive"). "Il n’y a quand même pas que des gens qui meurent de faim, de drogue ou du sida autour du lac Victoria ! Alors pourquoi ne filmer que ceux-là ?". Je dirai juste : pour la même raison, et dans le même style provocant d’eau forte, que Jean Vigo a tourné A propos de Nice, Buñuel Terre sans pain dans l’Espagne misérable des années 30 (et ce qu’en dit justement Comolli s’applique parfaitement au Cauchemar, bien qu’il le dénie en conclusion), ou encore Franju Le Sang des bêtes dans les abattoirs d’après-guerre. Exhiber la face anormale du "normal", l’intolérable ordinaire, c’est un parti-pris, et il faut concéder aux "objectivistes" qu’effectivement, comme dirait La Palice, à quelques kilomètres de la guerre, c’est la paix ; à quelques centaines de mètres des taudis, il y a le yacht-club...
Par une inversion angélique, "ceux à qui on ne la fait pas" dénoncent le misérabilisme volontaire, spectaculaire et pour tout dire "facile" du film, qui se gagnerait ainsi la "bonne mauvaise conscience" et l’indignation satisfaite, que Comolli appelle "la jouissance de l’horreur". La crudité esthétique du film serait outrancière et "séduisante", relativement à la cruauté réelle et pour tout dire banale du monde...! Les mêmes ont souvent reproché au documentaire ou au reportage de ne pas assez montrer ce qu’on ne veut pas voir, nos tâches aveugles (et il en est de récentes et sanglantes). Ici, ce serait trop. Alors quel est ce "trop" qu’on voudrait ne pas voir ? Ce "trop", c’est d’abord que le film porte atteinte à l’image des experts européens et à la logique industrielle qu’ils représentent ; et cela risque d’entraîner le boycott de la perche du Nil, ruinant leur investissement et les bénéfices que sont supposés en tirer les autochtones. Autrement dit, M.Sauper, vous crachez sur la main qui les nourrit. Il revient à François Garçon d’avoir exposé carrément ce grief capital. Tel est donc le motif qui sous-tend et explique ce règlement de comptes, que la seule cinéphilie serait bien en peine de provoquer. Il y va du maintien de l’ordre économique de l’import-export, dont le film a le tort de montrer que, loin d’aider les autochtones (sous-entendu "à devenir comme nous" = idéologie du "rattrapage"), il détruit l’écologie et les modes de survie locaux, au bénéfice d’une monoculture à l’export sur un marché mondial qui les rend encore plus dépendants.
Et tout cela non pas vu d’avion, accompagné d’un commentaire équilibré et distancié, mais montré au ras du sol, de l’aéroport, de la plage, du bar, de l’usine, de la rue, des sécheries de carcasses, à travers les déséquilibres délirants de la lutte pour la survie. Les deux points de vue sont évidemment incommensurables : d’un côté, la Raison aérienne, souveraine, la Raison Economique avec son discours universalisant, qui s’impose à tous (sauf à être un utopiste naïf ou un dangereux inadapté), hors de laquelle il n’est pas de salut "réaliste". De l’autre, un rendu poétique et délétère de l’esprit des lieux, et les rencontres avec des habitants, survivants et fantômes, conduits à être à la fois vampires et martyrs... dans les effluves des esprits animaux en décomposition. Vision infernale et de mauvais gôut, pas du tout au goût du jour ! Exhiber l’irrationnalité économique et écologique en ces temps de mondialisation semble aux esprits "positifs" un crime de sabordage (puisqu’on est tous sur le même bateau, haro sur ceux qui ne veulent pas ramer dans le "bon sens"), alors même que cette irrationnalité devient de plus en plus évidente au fur et à mesure que la masse des laissés pour compte du "Progrès" augmente partout [2]... ce qui explique tout simplement le succès du film.
Cannibales et vampires
Que nous dit le titre du film, qui en fait aussi une allégorie pertinente du capitalisme sans frontières ? Que l’introduction pour le moins inconsidérée d’un grand prédateur, la perche du Nil, dans le lac Victoria a entraîné la disparition de presque toutes les variétés de poissons [3], moyennant quoi les perches finiront par se dévorer elles-mêmes ou mourront asphyxiées dans un lac en voie d’eutrophisation. On peut objecter bêtement que le pire n’est jamais sûr (d’ailleurs le livre de Goldschmidt se termine sur une note d’optimisme darwinien : la découverte d’une nouvelle espèce de poisson de roche échappant apparemment à la perche). Est-ce une raison pour le provoquer, le pire ?
Contrairement à ce qu’affirme J.L.Comolli, je crois que Le Cauchemar de Darwin n’est pas un film de propagande, dans la mesure où la susdite allégorie n’est pas une thèse a priori que le réalisateur chercherait à illustrer ou démontrer, mais elle émane au contraire de l’observation du terrain et du sur-réalisme d’une situation concentrant de manière folle les contradictions et excès d’une économie planétaire (perches du Nil, usine pakistanaise, aide européenne, avions russes, ouvriers, prostituées et orphelins tanzaniens...), système emballé dont le déchet, humain, animal ou nucléaire, est devenu la sombre vérité [4]. Sauper est allé fouiller dans la poubelle, et il n’a pas tort de penser qu’au vu des visions nauséeuses qu’il en tire, certains préfèrent s’en prendre au filmeur (comme jadis on exécutait le porteur d’une mauvaise nouvelle).
Sauper a construit son film comme un film d’horreur, d’"horreur économique" (pour reprendre le titre du vigoureux pamphlet de Viviane Forester). Son personnage principal, Raphaël, le gardien de nuit du laboratoire d’ichtyologie, n’apparait-il pas comme un vampire, chargé, au risque de sa propre vie, de neutraliser d’une flèche empoisonnée tout intrus ? N’est-il pas un ancien mercenaire, peut-être déjà mort à la guerre, et qui n’hésiterait pas, il le dit, à tuer le cinéaste si besoin était. C’est le prix de la survie. Le film ne joue pas ici, comme le croit Comolli, d’un "point de vue pacifiste particulièrement hypocrite", mais enregistre nuitamment, en gros plan intime en noir et vert, une inquiétante déclaration de "darwinisme social", déclaration de guerre de chacun contre tous, faite d’une voix douce par un zombie possédé, à son corps défendant, par le mauvais esprit du système qui l’emploie. Car le vampire ou le zombie est aussi un martyr : condamné à survivre déjà mort, à vivre l’enfer. De jour, Raphaël n’est-il pas le charon qui nous emmène, dans sa barque, à l’ile des morts-vivants, les sidéens ? Mais il a aussi, heureusement, son côté lumineux, quand il joue avec son fils (et la complicité du cinéaste) au futur pilote d’avion.
Ni hors-champ, ni collectif ?
Le style du film découle de l’horreur envisagée frontalement, et que Sauper veut transmettre au spectateur dans un face à face (ce qui n’est évidemment pas des plus agréables). Le film est presque entièrement tourné en gros plans, dans une lumière à dominante verte et grise. Le résultat de ce choix esthétique, façon film d’épouvante, est de grossir les détails (un aphorisme dit que "le diable est dans les détails") et de donner une impression de chaos sans plan d’ensemble. C’est que Sauper inverse le point de vue : au lieu de filmer les plans rationnels tirés sur le monde, de la tour de contrôle, comme le font nos actualités et reportages TV, il filme les résultats effectifs au sol et à partir du terrain... là où la raison échappe. Vu d’en haut, il y a toujours une raison au gâchis, gâchis qu’on ignore ou dénie ou considère comme marginal. Vu du gâchis, on voit mal quelle raison l’ordonne ! La force de ce renversement (fruit d’un tournage sur trois ans) s’accroit du fait qu’il opère dans les formes habituellement réservées à la fiction et nous affecte imaginativement, beaucoup plus profondément que l’information bien gérée et digérée.
Le découpage en plans rapprochés établit évidemment des liens entre les cadres (voir l’étonnante scène d’exposition, avec l’ombre de l’avion sur le lac, la piste d’aterrissage déglinguée et le contrôleur aérien qui se bat avec les guêpes), mais sans permettre jamais au spectateur une contextualisation, une vision d’ensemble par construction d’un hors-champ cohérent. En nous ôtant ce recul, le filme saisit et dérange, il nous retire (momentanément) la marge de réflexion mais aussi l’illusion de maîtrise, et nous plonge dans le même chaos que les protagonistes. Je partage l’heureuse formule de Comolli (p. 36) : "Le hors-champ, c’est évidemment ce qui n’est pas visible mais qui porte un devenir visible, promesse ou menace, mais proches, mais possibles, si ce n’est attendus dans un suspense. (...) Un avant ou un après se laisse pressentir à travers le jeu du hors-champ." Mais dans Le Cauchemar... le hors-champ est barré volontairement et sans recours, pour les raisons susdites quant au spectateur, mais aussi parce que c’est un film d’horreur sans suspense (le champ n’est pas menacé par le hors-champ, l’horreur est toute dans le champ), et enfin pour signifier justement l’absence de promesse, un "no future" (du moins si on continue comme ça) : à l’avant-dernier plan du film, une africaine de dos regarde au loin un avion décoller, elle se retourne vers la caméra, vers nous, puis la caméra suit le décollage pendant qu’elle dit hors-champ, "il va en Russie" ; mais le dernier gros plan se referme sur son profil regardant vers le bas. Le cauchemar... n’est pas un film optimiste. Comolli préférerait qu’il invente des collectifs, des résistances, qu’il projette là-bas les anciens schémas de lutte d’ici... Mais dans ce film sans contre-champ, le contre-champ c’est nous, qui, au sortir de la salle de cinéma, avons peut-être plus de possibilités d’agir sur la situation globale que les gens pris sur place dans la nasse.
Tout au long du film, les protagonistes regardent le plus souvent la caméra, ils sont enfermés dans le cadre (façon portrait) et le spectateur avec, sans échappée ; ils ne communiquent que rarement entre eux, le récit est fortement focalisé par l’objectif ; les personnages s’adressent au seul hors champ explicite : le filmeur en deça de la caméra et derrière lui le spectateur. Car cette économie cannibale, c’est bien en notre nom, au nom de notre système démocrate-libéral, qu’elle s’exerce mondialement. Nous en sommes le contre-champ invisible. Le spectateur, c’est sûr, se sent pour le moins impliqué voire happé, sans "ligne de fuite", sans "la marge de magie" que Comolli reproche au film de ne pas nous laisser. C’est qu’effectivement Sauper coupe court à toute évasion, renforçant le sentiment d’enfermement du spectateur qui se sent à la fois vampirisé par l’image et lui-même vampire de ceux qu’on y voit. Comolli dit ironiquement que Sauper serait à lui seul tout le hors champ du film (p. 51). C’est vrai, à moitié seulement, car sa caméra interlocutrice (on entend sa voix hors champ questionner mais jamais de voix off) fait de nous tous le hors champ du film, un hors-champ à la fois séparé (Nord/Sud) et totalement contemporain du champ qu’il magnétise pour ainsi dire : ce que nous voyons à l’écran, fascinés et écoeurés, impuissants et révoltés, est bien le pendant de la richesse accumulée à l’autre pôle.
Et c’est aussi pourquoi il y a déficit de collectifs dans le film. Il y a tout de même l’usine et la bande d’enfants des rues, entre solidarité et bagarres, communauté et chacun pour soi. Mais le plus souvent, les personnages saillants sont isolés par et face à la caméra. C’est, je crois, pour deux raisons opposées : Sauper filme des individus, des personnes auxquelles il s’efforce de donner plénitude par le portrait : ses sujets, loin d’être des échantillons d’actualité, ont, là encore, l’épaisseur mystérieuse de personnages de fiction. La raison complémentaire inverse, c’est qu’ils ne s’appartiennent pas, leur destin est fixé ailleurs (dans un hors-champ indéterminé et qui leur est inaccessible justement : le marché mondial), et suivant des valeurs qui leur échappent et ne correspondent en rien à leur vie traditionnelle, défaite par la misère et la maladie, ni à ce qu’ils ont pu apprendre. Les liens communautaires locaux se trouvent en grande partie détruits sans que les gens accèdent pour autant à ceux que promet le monde moderne (le fameux "en-voie de développement" qui recule comme l’horizon).
J.L.Comolli stigmatise ce manque de collectif par un argument loufoque : "Il n’y a pas d’école dans le film parce que ce film est tout entier une leçon donnée par un maître." Autant dire qu’on ne voit pas le yacht-club parce que le film est tout entier un bateau ! Mais peut-être ces enfants ne vont-ils tout simplement pas à l’école ? Il faudra demander à Sauper ou à Raphaël.
Insinuations
Cette loufoquerie augure malheureusement du plus pénible et inadmissible dans l’article de Jean-Louis Comolli (p. 51) : celui-ci insinue que le style, et notamment l’insistance, du cinéaste autrichien serait de type fasciste. On reste glacé devant tant d’intempérance de langage, qui n’est pas sans rappeler, hélas, la pire rhétorique léniniste ou stalinienne. [5] On peut ne pas aimer un film, trouver son réalisateur mauvais, mais de là à lui attribuer le dégoût qu’on éprouve pour son film [6], puis à le traiter de menteur et de fasciste...Il faudrait l’argumenter sérieusement et non, comme le fait Comolli, tomber soi-même dans l’insinuation (fasciste ?) qu’on dénonce.
Je cite (p. 51) : "Quand (dans le film) ce n’est pas dit avec cette insistance obstinée, c’est insinué avec le même souci de ne laisser aucune chance de hors-champ (...). En Europe, l’insinuation relève historiquement de la rhétorique de l’extrême-droite. Dits à demi, les énoncés sont "complétés" par le spectateur : le ’découpez selon le pointillé’ ou ’suivez mon regard’, appartiennent à l’arsenal propagandiste de J.M. Le Pen." Le paragraphe suivant complète l’insinuation par l’amalgame : "A commencer par le plus célèbre d’entre eux, Triumph des Willens (Leni Riefenstahl, 1934), tous les films de propagande trichent et mentent."
Deux petits commentaires sur ce qui cependant se juge soi-même :
1) on est heureux d’apprendre que l’insinuation est "historiquement" le propre de l’extrême-droite !
2) Une fois répété que les films de propagande, particulièrement allemands, et singulièrement de Leni Riefenstahl (compatriote de l’autrichien Sauper depuis l’Anschluss), mentent et trichent, reste à définir ce qu’est un film de propagande. Nous voilà renvoyés à la question du hors-champ déjà abordée.
Comme Comolli, je pense qu’en général au cinéma le hors-champ est l’ouverture faite à la liberté de mouvement des acteurs et de penser du spectateur. Mais contrairement à lui, je ne pense pas que ce soit un dogme absolu, ni un critère suffisant pour décréter propagandiste un film l’excluant. Pour deux raisons. La première, c’est qu’il n’y a pas de correspondance univoque entre une figure de style et un sens, celui-ci dépend tout autant du montage, du contexte, du jeu avec le spectateur (voir Hitchcock). La deuxième raison, c’est que l’invention esthétique est (heureusement) pleine de suprises et de renversements. Même s’il n’y avait aucun film de propagande ouvrant à un hors champ (?), cela ne voudrait pas dire qu’un film barrant explicitement le hors-champ est un film de propagande. Le mot "explicitement" est ici décisif, il signifie : figure de style assumée et productive. C’est ce que j’ai essayé de montrer à propos du Cauchemar de Darwin.
Il est souvent difficile et même douloureux de reconnaître la nouveauté artistique, car elle bat en brèche notre confort intellectuel et quelques uns des principes esthético-politiques que s’était forgés le "critique". Et il y a le risque de se tromper... un risque qu’il vaut peut-être mieux courir plutôt que de réduire hargneusement à nos clichés ce qui nous dérange, ou, pire, d’y dénoncer un abus de confiance.