Pendant plusieurs années, Pascal Quignard a écrit des romans. Puis, après avoir rencontré une certaine reconnaissance de la critique et joui d’un certain succès auprès du public avec Tous les matins du monde, il a laissé la forme romanesque derrière lui, et est passé à autre chose. Avant lui, seul un écrivain célèbre avait fait ce choix, qui n’est pas sans risque dans l’univers littéraire du « tout fiction », à une époque qui vit justement, à tous les niveaux (travail, politique, amour, etc.), dans le régime du virtuel. Michel Butor, auteur de plusieurs romans reconnus par la critique, est passé dans les années soixante à l’écriture poétique, au point de disparaître pendant longtemps des cours de la bourse littéraire. Ce n’était plus une « valeur cotée » - il ne participait plus de l’univers généralisé de la fiction.
Il s’est produit la même chose avec Quignard. Après Le salon du Wurtemberg, après Les escaliers de Chambord et d’autres romans, paraissent en 1990 les Petits traités (qui eurent du mal à trouver un éditeur). Il y est question des premiers codex, du livre en général, de la langue, mais aussi du rouge-gorge, de la peur de devenir aveugle, d’un long silence de l’Arioste, d’un ensemble disparate de sujets communiquant invisiblement entre eux. Quignard y apparaît comme un redoutable lecteur, saisissant toujours ce qui fait fragment, ce qui reste trace et demeure irrécupérable par la grande raison historique.
Avec les trois volumes de Dernier royaume - Les ombres errantes, Sur le jadis, Abîmes -, il semble que l’aventure des Petits traités se poursuive : ni roman, ni essai, chacun d’entre eux se développe à travers une série de chapitres dont plusieurs se font écho, chaque chapitre étant composé de fragments, de notes parfois brusques et fulgurantes. Toutefois, à la différence des Petits traités, le spectre de l’écriture et de la pensée s’élargit encore davantage, s’étendant à des époques et des lieux encore plus lointains.
Dans un entretien, Quignard raconte comment l’écriture de Dernier royaume a été rendue possible par une rupture capitale : " Ce qui a changé récemment, dit-il, c’est que j’ai compris à quel point le patronyme, le fait d’entrer dans la vie sociale, de briguer les honneurs, tout cela disparaît avec la mort du père ". Personnage influent aux éditions Gallimard, enseignant, organisateur de spectacles musicaux, l’écrivain abandonne tous ces rôles remplis pour satisfaire le père et se consacre entièrement à l’écriture. Un jour de 1994, il envoie une lettre de démission aux éditions Gallimard pour pouvoir se tenir " seul, en l’absence totale de regard ". Et en même temps qu’il rompt avec une autorité paternelle et sociale, il brise le lien avec la matrice romanesque, forme prescrite par le monde littéraire et redevable d’une histoire qui ne remonte qu’à deux siècles.
Revenant sur ces ruptures, Quignard parle d’une volonté de " déprogrammer la littérature ", volonté qu’il retrouve dans les Essais de Montaigne, œuvre libre et mêlée, accumulant et combinant les citations et les questions les plus diverses, à mille lieues de tout genre et de toute catégorie littéraire. Dans un autre entretien paru dans Le Débat en 1989, Quignard expose ce que pourrait être cette " déprogrammation " aujourd’hui, à une époque qui ne pense justement qu’en termes de programmes (économique, pédagogique, politique, etc.) : " A chaque écrivain qui me dit : "On ne peut plus écrire comme cela. On ne peut plus mettre de nos jours des guillemets. On ne peut plus en 1989 employer l’imparfait !", je réponds : "Vous vous protégez beaucoup trop. Vous aimez trop les conventions, les stéréotypes, les idées, les peurs, les lois. Ne songez plus qu’à l’énergie, au détail sans raison, au jeu." A l’œuvre fragmentée, trop maîtrisée, froide, propre, intellectuelle, à la mort, il faut peut-être préférer l’œuvre longue, l’œuvre qui passe la capacité de la tête, l’œuvre où on perd pied, plus fluide, plus sale, plus primaire, plus sexuelle, l’œuvre au cœur de laquelle on ne sait plus très bien ce qu’on fait. On raconte que les deux premières peurs, pré-humaines, ont trait à la solitude et à l’obscurité. Nous aimons pouvoir faire venir à volonté un peu de compagnie et de lumière feintes. Ce sont les histoires que nous lisons et que nous tenons le soir dans nos mains. Dans le dessein de conserver cette douceur sans nom qu’est l’art, nous avons besoin que la mort et ses formes se retirent. Nous avons besoin de cesser de rationaliser, de cesser d’ordonner ceci, de cesser de s’interdire cela. Ce dont nous avons besoin, c’est qu’un peu de lumière neuve vienne tomber de nouveau, comme un "privilège", sur les "sordidissimes" de ce monde. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une déprogrammation de la littérature ".
Il est difficile d’entendre Quignard parler d’une telle " déprogrammation de la littérature " sans évoquer en quelques mots le modèle - sans doute inconscient voire ignoré par l’auteur - d’une telle entreprise à l’époque moderne, avant justement que débute " l’âge du roman ". En lisant Dernier royaume, œuvre longue composée d’essais, de fragments, de contes, de bouts de roman, de traductions, de poèmes, on se retrouve transporté à un moment de l’histoire culturelle de l’Occident où la forme littéraire a explosé, se fragmentant et se recomposant infiniment en un chaos textuel dont nous n’avons pas encore mesuré les effets : ce " moment ", dont la durée est de quelques années, mais qui travaille la littérature depuis, c’est celui du premier romantisme allemand, d’une histoire écrite par quelques philosophes et poètes comme Novalis ou Friedrich Schlegel, à côté desquels Quignard fait figure de " post-romantique ", selon l’expression de Michel Butor. Situer celui-ci dans l’espace de la déprogrammation romantique nous permet de mesurer cette écriture fragmentaire et ample à l’aune d’un mouvement plus profond de la culture occidentale qui brise régulièrement tous les discours partiels et insuffisants sur la littérature, considérée comme un compartimentage de genres et une activité réglée et " fonctionnelle " sur un plan social, que ce soit en temps de dictature ou de démocratie.
Il est bon de se replacer dans ce contexte pour juger de l’aventure de Dernier royaume, œuvre qui associe plusieurs genres, plusieurs disciplines, plusieurs temps et cultures. Lorsque Quignard affirme que " nous sommes la première civilisation qui dispose d’un passé devenu immense ", en donnant comme exemples la découverte des grottes de Lascaux ou celle d’un crâne vieux de sept cents mille années, il se situe dans un espace commun aux romantiques allemands qui vivaient une crise culturelle de grande ampleur en raison d’une rupture comparable avec les schémas historiques et religieux, et d’une ouverture béante à d’autres âges et à d’autres cultures : il suffit de penser à l’interprétation des hiéroglyphes égyptiens par Champollion au XIXème siècle, et à la découverte d’un territoire totalement enfoui de l’histoire humaine qu’elle occasionnait ; ou bien encore à la réécriture de l’histoire de la terre à la même époque, au-delà du texte biblique. Le saut que décrit Quignard n’est donc pas un acte isolé et contemporain, mais participe d’un effort général d’ouverture de la conscience poétique à un espace plus large, effort dont on peut trouver un modèle dans le romantisme, où apparaissent pour la première fois ces œuvres immenses réunissant contes, essais, observations scientifiques, poèmes, articulés par une conception globale des époques du monde.
Quignard peut à juste titre être " interloqué " lorsqu’il constate qu’il n’y a " pas plus d’intellectuels, de lettrés, de philosophes pour réinterpréter les conditions de l’expérience à la lumière de ce que les revues d’astrophysique, d’ethnologie, de linguistique, de psychiatrie mettent à nu ", et l’on peut ajouter que c’est à des époques où les érudits savaient se nourrir de travaux scientifiques permettant une meilleure connaissance du monde que des chefs d’œuvre sont apparus. Le troisième volume de Dernier royaume, Abîmes, se concentre sur cet apport des sciences pour la conscience créatrice. Des époques et des lieux éloignés sont rapprochés et se mêlent au sein d’une perception abyssale du temps qui oriente constamment la pensée vers le passé le plus lointain, le plus enfoui, le plus originel. " Le temps ne connaît pas d’autre direction que celle qui surgit du passé ", peut-on lire, ou encore (et là la conscience de l’origine se nourrit de la connaissance scientifique) : " Il est des rayonnements originaires. Certains noyaux datent de - 15 milliards d’années. Leur âge est celui de l’univers. Le potassium 40, le thorium 232, l’uranium 238 lancent leur lueur invisible depuis l’origine temporelle. "
Ecrire, c’est, comme dans la transe, " tomber en arrière ", revenir à l’origine, car " loin dans l’espace, vieux dans le temps, le contexte des fictions, étant nécessairement une interrogation sur l’origine, se situe dans l’autre lieu, l’autre temps, le hors frontière, le saltus au-delà du limes, le lointain, la terre sauvage, le passé violent, imprévisible, jamais connu, toujours achrone ". Ce passé originel ne peut faire l’objet d’une maîtrise, d’une connaissance objective qui le fixerait en une image nette, en un code exact, il surgit d’en deçà du langage, d’une zone prénatale, préconsciente, et l’espace de la création artistique renvoie à ce domaine qui précède la naissance des images et des langages (qui ont justement pour fonctions d’immobiliser, de figer le vivant inconnu à l’origine). Ce passé, bouillonnant et " gros de l’avenir " (selon l’expression de Leibniz), Quignard l’appelle " le jadis ". Tandis que le passé " congèle les vestiges ", " refroidit sans cesse la lave que l’explosion déverse ", le jadis " broie le passé et rend sa matière à la liquidité originaire ". Ce qui resurgit et revigore la conscience, ce qui " fait avalanche " depuis l’origine, c’est le jadis. Ce passé antérieur au passé figé, Quignard l’évoque comme une jouissance, le compare au coït, ou encore à l’existence prénatale qui n’est pas une existence externe, mais une vie en profondeur, cachée et secrète, et plus forte que le souffle qui vient après.
" " Jadis " éclairant tout, tel est le mythe ", peut-on lire. Et en effet, les mythes sont convoqués, et surtout les pensées mythiques de diverses cultures, japonaise (" le temps dans la pensée japonaise est densité qui s’érige "), maorie (" aoriste, dans les mythes des Tahitiens, est le fils d’Origine "), préhistorique (" la profondeur du temps a remplacé les dieux "). " Aoriste " est celui qui jouit du jadis, de ce qui comme lui est " non-fini " (A-oriston), et de ce qui ne s’achève pas, de ce qui " s’inachève ". En recourant aux mythes, Quignard tente d’établir une universalité antérieure à la Raison abstraite qui commande le devenir à partir d’une tabula rasa niant le temps du rêve et de l’origine sensuelle. Tentative syncrétique qui dépasse le stade de la pensée religieuse et revient au potentiel même de toute origine, qu’elle soit située en Australie, dans le sud de la France ou au Japon (quoiqu’on se demande si le jansénisme de l’auteur est conciliable avec cette antériorité mythique).
Tout au long de Dernier royaume, Quignard développe une pensée du temps qui tente de conjurer la conception linéaire d’une histoire allant vers une fin - c’est la raison pour laquelle il ne saurait plus y avoir de roman, forme littéraire toujours orientée vers un achèvement. Pour celui qui approche le jadis aussi bien dans les livres, les paysages ou les visages, le passé préconscient de l’origine ne se situe pas à l’opposé du futur, mais contient tous les futurs possibles. Chaque trace ou vestige du passé exprime une infinité d’avenirs (ou " toutes les possibilités ineffectives ") qui ne sont que la création d’un homme ou d’une femme rencontrant, reconnaissant le vestige comme une origine enfouie et, un instant, palpée. Emmanuel Hocquard, à ce propos, écrit : " Ce (vain) calcul que nous avons appris à nommer le futur est ici absent ". Il ne peut pas y avoir de fin à ce monde originel qui ne cesse de se déployer en fonction des découvertes générant un passé (" il faut se souvenir que les dinosaures n’apparurent qu’en 1841 ", écrit Quignard). Le présent et l’avenir sont des leurres à côté de ce jadis qui envahit tout à chaque instant, à chaque acte de la conscience. Le récit heurté et proliférant de Dernier royaume raconte l’impossibilité d’une ligne de sens qui se déploierait dans un univers orienté vers une finalité, et en cela il constitue un symptôme d’une tendance générale de notre époque à la rupture avec toute eschatologie, et d’une littérature contemporaine qui ne se définit plus en fonction d’un avenir. Si, comme l’écrit Quignard, " écrire est entièrement politique ", il faudrait donc s’interroger sur cette recréation poétique du réel à partir d’une source invisible et originelle, à partir d’une source qui ne dévoile ni sens ni destinée.
On remarquera ici simplement que cette conception d’un passé riche en possibilités, qu’il s’agirait de continuellement recréer, apparaît déjà dans le romantisme allemand comme l’avènement d’une histoire du multiple, d’une diversité en devenir, mais encore orientée vers un avenir, même si cet avenir paraît aussi complexe et imprévisible que l’origine. Mais l’avenir existe encore comme un jeu de forces libres et créatrices.
Si l’on peut tenter de lire un livre à partir des énergies qui y sont en devenir, on dira que malgré cette volonté de confondre l’origine et l’avenir, ce sont avant tout les forces de la nostalgie et de ce que Quignard appelle la " rétrospection " qui commandent Dernier royaume. Il est bien question, à certains endroits, de naître, de " reconstituer la naissance dans tout automne ", - il semble toutefois que l’énergie du saumon, qui retourne à la source pour générer la vie, n’articule pas cette écriture, comme s’il s’agissait toujours, " au fond ", de retourner à " l’obscurité utérine ", de " rentrer sous terre ", de " rejoindre l’abîme ".
Dans un chapitre d’Abîmes intitulé " Nostalgia ", il est écrit : " On appelle très précisément abysses les lieux les plus profonds de l’océan dès l’instant où la lumière solaire ne les atteint pas ". De nombreux pans de Dernier royaume ressemblent à ces abysses, si bien qu’il est difficile de suivre Quignard lorsqu’il se saisit de Nietzsche en saumon, Nietzsche qui croyait que l’art consistait à " donner naissance à une étoile dansante ". En lisant et relisant Quignard - souvent avec passion -, on se demande si celui-ci n’est pas piégé par sa conception circulaire et cyclique du temps, en ce qu’elle l’empêche de se tourner vers le jour comme vers un lendemain et un avenir radicalement nouveau. Et l’on se dit que c’est le propre des œuvres portées par une utopie - mais une utopie qui, au-delà même du romantisme, ne soit pas nostalgie -, de provoquer des aurores. C’est ainsi qu’Ernst Bloch concevait l’art : comme le produit d’un génie créateur, une expérimentation, la recherche permanente de formes nouvelles, l’anticipation d’une expressivité utopique à venir… A propos de l’art africain, il écrivait, en 1923, les lignes suivantes (revigorantes dans une époque fatiguée) : " Les Noirs ont gardé jusqu’à aujourd’hui des dieux de vie sculptés en respectant le bois, ils firent ainsi passer la sève dans des manches d’outils, des armes, les poutres des maisons, les trônes, les idoles. Leur volonté de magie, leur désir de se métamorphoser, de pénétrer dans les sphères supérieures de la création produisent avant tout le masque qui élève surnaturellement au rang d’animal ancêtre de la tribu, de totem et de tabou organiquement abstraits ; notre visage futur s’y annonce, mais le Christ n’éclaire pas encore ; il n’y a que le rougeoyant démon de la vie, mais celui-ci règne de manière inconditionnelle dans ses naissances oniriques, dans ces sombres systèmes plastiques de la fécondité et de la puissance " .