I
Dans un opéra-comique fort joli, du reste, et qui obtint il y a quinze ou vingt ans, au moins, un grand succès, l’Eclair, au deuxième acte, une romance se termine par ces mots :
Sans espérance mieux vaut mourir !
Cette vérité, vieille comme le monde, et que M. de la Palisse revendiquerait, émeut au premier abord, et pourtant on s’aperçoit bientôt qu’en thèse générale, elle est fausse comme l’hérésie, car il est heureusement fort rare que l’espoir abandonne une créature humaine, même dans les moments les plus critiques de son existence ; cette divine flamme que Dieu a mise en nous pour résister aux coups de l’adversité, l’espérance, ne s’éteint qu’avec nous, et il faut un concours tout particulier de circonstances pour ne pas subir jusqu’à la tombe son prestige consolateur.
Quoi qu’il en soit, au temps de ma jeunesse, je fus témoin d’une aventure qui mit en défaut ce que je viens d’avancer ; ce n’est pas un conte fait à plaisir, ce n’est pas la vaine envie de raconter un de ces quelques faits qui déroulent leurs péripéties jusqu’au seuil des cours d’assises, ce n’est même pas le besoin de dénigrer l’espèce humaine, qui me fait essayer de me la remémorer aujourd’hui ; mais l’histoire est assez intéressante pour qu’en me la rappelant elle me fasse encore battre le coeur.
Voilà ce dont il s’agit :
Je venais de terminer mes études à Paris, et j’avais obtenu de passer encore l’hiver avant de retourner auprès de mes parents, qui habitaient Toulouse ; reçu avocat, je devais faire mon stage auprès d’eux et il était question de me faire épouser certaine cousine que j’avais laissée enfant, et qui, en mon absence, s’était permis de grandir et de devenir, me disait-on dans les lettres, une charmante jeune fille à l’accent toulousain, il est vrai, mais aux grâces enjouées et fortement accusées des femmes du Midi.
Mes parents m’avaient accordé ce dernier délai, pour faire ce qu’on appelle la part du feu, c’est-à-dire pour me donner le temps de dénouer, sans les briser, les relations éphémères que j’avais pu contracter dans ma vie de jeune homme, afin que des regrets nuisibles ne vinssent pas se jeter à la traverse du bonheur paisible et régulier qu’on me préparait.
J’avais donc peu à peu laissé croître quelques ronces sur le chemin de l’amitié ; j’avais rompu avec mes amours fugitives, folles histoires d’hier oubliées le lendemain, parce que le coeur n’y avait point de part et que le plaisir ou le désoeuvrement en faisaient les frais.
Le carnaval allait finir. Nous étions au samedi gras, et quatre jours seulement me séparaient du moment où j’embrasserais tous ceux qui m’aimaient ; je voulus donner un dernier coup d’oeil à ces plaisirs dont j’avais tant souhaité de prendre ma part quand j’étais au fond de ma province et qui ne me semblaient plus, à présent que je les avais épuisés les uns après les autres, que bruyants et insipides.
Dans la journée je consultai les affiches, et me décidai pour le bal Valentino. Comme je n’en étais plus à cet âge heureux où l’on va au bal pour le bal lui-même, âge où l’on se déguise complètement, et pas encore à celui où l’on se met un faux nez, je ne m’occupai que de ma toilette de soirée, et j’allai passer mon dernier jour de liberté avec quelques amis.
Je revins chez moi à neuf heures pour m’habiller : ce soin me prit une heure ; une fois transformé en véritable pékin, comme disent les costumés lorsqu’ils vous coudoient au bal, je jetai un regard dans ma glace, je fus satisfait de mon examen, et pour m’éclairer dans l’escalier tortueux et glissant, je me munis de mon bougeoir, fermai ma porte à clef et me mis en devoir d’aller remettre l’un et l’autre à ma portière, la digne madame Giboulot.
C’était un vrai temps d’hiver ; une pluie fine et pénétrante n’avait cessé de tomber tout le jour ; il fallait, pour se décider à sortir, avoir un foyer bien veuf de combustible, être sérieusement épris de quelque beauté fringante, ou vouloir, comme moi, dire adieu aux folies de jeunesse. Par moments, le vent s’engouffrait dans la cage de l’escalier et murmurait ces plaintes lamentables attribuées dans les vieux châteaux aux revenants, dont la superstition les peuple encore de notre temps. Une rafale éteignit ma bougie ; je n’avais point d’allumettes, je me vis contraint de descendre à tâtons ; les murs en raison de l’humidité du dehors, étaient ruisselants d’eau, et les marches étaient devenues dangereuses, ce qui fut cause qu’étant obligé d’agir avec précaution dans ces ténèbres profondes, je pus saisir au vol quelques phrases, prononcées d’une voix haute et avinée par mon voisin du quatrième étage, ivrogne de profession, qui déshonorait la maison par le spectacle répété de ses excès.
« J’arrive, disait Maubray à la femme avec laquelle il vivait maritalement ; je viens de toucher l’argent de la modiste ; elle ne voulait pas me payer, disant que j’allais tout dépenser. Est-elle cocasse, c’te péronnelle ? est-ce que j’ai pas le droit de jeter les jaunets dans la Seine si je veux ?
– Tu aurais dû attendre à demain.
– Pourquoi ça donc ? je voulais avoir mon compte tout de suite. Qui sait si demain je serai là ? ajouta-t-il plus bas.
– Des bêtises, quoi ! t’as le vin triste, mon homme !
– C’est pas du vin que j’ai bu, c’est du rhum.
– Eh bien ! tu as le rhum triste.
– Oh que non ! j’en ai apporté une fiole qui est si bonne que tu vas te régaler comme une reine. Faut en boire, vois-tu ; on ne pense plus à rien ; on est dans l’extase, que c’est ravissant. Parole d’honneur ! goûte plutôt, c’est le premier rhum. Eh ! eh ! suis-je t’y drôle ! Dieu ! que c’est bon d’oublier ! Nous allons faire une fameuse noce... »
Sans doute la personne à laquelle l’ivrogne s’adressait suivit son conseil, car le silence le plus complet se fit dans leur chambre. Je continuai de descendre, ne voulant pas attendre plus longtemps ni assister à cette scène répugnante. Autant on peut comprendre jusqu’à un certain point, et même l’excuser, l’ivresse aimable, folâtre, survenue à petits coups à la suite et pendant un déjeuner d’amis ou un repas splendide, autant il y a de dégradation à se procurer à huis-clos cette ivresse froide et sans entraînement qui fait de l’homme une masse inerte.
J’atteignis enfin la loge de madame Giboulot ; je lui remis ma clef et lui parlai de nos deux locataires. A leur nom, elle hocha la tête et me dit :
« Y a de par le monde, monsieur, des gens bien malheureux, mais il y en a aussi de bien infâmes. Ceux-ci sont du nombre ; aussi je leur ai donné congé de la part du propriétaire. C’est une honte pour moi, monsieur, que d’être obligée de tirer le cordon, après trente-huit ans d’exercice, à des gens comme ça. »
Ma portière était peu causeuse, de sa nature ; elle m’ouvrit la porte et se renferma dans un majestueux silence après m’avoir dit ces quelques mots, dont je ne compris pas sur-le-champ la portée.
Je n’étais pas un assez profond moraliste pour faire des digressions à perte de vue sur les vices qui affligent l’humanité, je mis mon par-dessus, mon cache-nez, et je m’emparai de la première voiture libre qui vint à passer rue Saint-Jacques, et qui, en trois temps de galop, me déposa, sec et dispos, à la porte de Valentino.
II
Le premier effet que produit un bal masqué, même pour celui qui n’en est pas à ses premières armes, est celui de l’étonnement.
Vous sortez ou d’une voiture sombre, ou d’une rue mal éclairée ; car, à l’heure où les bals commencent, les boutiques se sont fermées, et il ne reste plus aux alentours de l’établissement que les industriels qui spéculent sur les nuits joyeuses, tels que les cafetiers, les costumiers, les coiffeurs ou les marchands de gants, - et au lieu de cette demi-obscurité à laquelle vos yeux étaient accoutumés, vous vous trouvez tout à coup transporté dans une salle éclairée par plus de dix mille lumières, réfléchies par de nombreuses glaces devant lesquelles le personnel féminin vient s’admirer ou réparer le désordre qu’une danse échevelée a introduite dans sa toilette ; - des flots d’or répandus dans la décoration attirent votre vue ; - des fleurs naturelles et des jets d’eau rafraîchissent un peu l’atmosphère enflammée qu’on respire en ce lieu : cet or, cette chaleur, ces fleurs, ces lustres, ces girandoles, ces costumes bariolés vous éblouissent, et l’on croit rêver ; mais bientôt la musique se fait entendre, les danseurs vont chercher leurs invitées : on se bouscule, on se presse, on se place, et ce sont des cris, des appels, des rires, des jurons parfois, qui, réunis, produisent un tumulte effroyable, que la voix puissante de l’orchestre a peine à dominer. - Enfin, l’archet a parlé, les couples s’ébranlent, font la chaîne anglaise, puis un avant deux général. C’est un tohu-bohu, un cliquetis, un mélange de couleurs et de tous le plus discordant ; le rouge et le bleu, le vert et le rose, le brun et le blanc, le pierrot et la vivandière, le titi et la hussarde, le pékin de noir habillé et la laitière, la pierrette et le diable, la hongroise et le sauvage, se mêlent, s’enlacent, se tournent et se jouent sur un terrain où il y a à peine assez de place pour se tenir debout. Peu à peu cet immense piétinement fait soulever de terre un nuage formidable de poussière qui, après avoir entouré un moment les danseurs, s’élève, et va se rougir au feu des lustres ; alors, à ce moment, l’orchestre, comme pris de vertige, redouble sa bruyante activité ; tous les cornets à piston partent à la fois ; un déluge assourdissant de notes, - à réveiller les morts au jugement dernier, - s’abat sur cette foule en délire. On se prend deux à deux, quatre à quatre ; le grand galop commence autour de l’endroit où sont situés les musiciens ; les cloches sonnent, on frappe en mesure sur le plancher avec les débris d’une chaise, on baisse le gaz légèrement, des flammes de Bengale sont allumées aux quatre coins de la salle, on entend la fusillade, et la foule tournoie toujours, haletante, échevelée, épuisée, suivant cette marche furieuse dictée par cent musiciens qu’un chef habile mène, et qui se plaît à voir tourner autour du trône sur lequel il est juché, son sceptre de commandement à la main, - cette chaîne humaine, dont quelques anneaux se détachent çà et là, vaincus par la fatigue, mais dont le noyau, composé des plus robustes, continue à tourbillonner jusqu’à ce qu’un geste ait fait rentrer dans le silence violons et tambours.
On relève le gaz, les couples se désunissent, les dames vont regagner, seules ou accompagnées, les places qu’elles occupaient avant ; les hommes montent au café situé dans une galerie supérieure qui règne tout autour de la salle et de laquelle on peut juger du coup d’oeil fantastique qu’elle présente. Alors les spectateurs oisifs peuvent circuler, chercher un visage de connaissance, une tournure appréciée autrefois, ou aller faire de ces jolies interrogations aux dominos ou aux masques qui les frôlent :
– Je te connais, beau masque.
– Tant mieux pour toi, vilain pékin, répond-on le plus souvent.
J’avais donc éprouvé, à peu près, depuis mon arrivée, toutes les sensations que je viens de décrire : éblouissement, surprise, puis ennui, fatigue et tristesse. Une réaction fâcheuse avait succédé au premier moment de contentement ; j’espérais trouver de suite quelque camarade d’aventure, et je ne voyais personne. Ne voulant pas subir plus longtemps la prostration dans laquelle m’avait jeté la vue de cette joie bruyante, je me dirigeai vers le café, où j’essayai de trouver dans un excitant la gaieté qui me faisait défaut.
En redescendant les marches, la première personne que je rencontrai fut Julia. Elle était au bras d’un chicard de mes connaissances, qui faisait son droit depuis dix-neuf ans. Voyant que je voulais lui parler, il quitta le bras de sa danseuse et alla philosophiquement fumer un cigare en compagnie d’un vaste bol de punch.
Julia vint me retrouver avec la propension que l’on ressent toujours pour une première conquête. J’étais provincial en diable quand je la connus ; j’avais de l’argent, elle se chargea de mon éducation, et voulut faire de moi un étudiant à la mode.
C’était une bien bonne fille que Julia ; elle dépensait rapidement ses jeunes années, gaspillant à tort et à travers la poésie et la beauté que Dieu lui avait données, sans souci pour l’avenir ; n’ayant jamais d’argent à elle, car elle donnait tout ce qu’elle possédait, soit à une pauvre voisine malade, soit pour aider des indigents, soit pour couvrir les membres nus de quelque petit enfant grelottant dans la mauvaise saison. Julia appelait cela placer son argent.... c’était en purifier l’emploi, à mes yeux, si cela est possible.
Sa présence fit fuir ma tristesse : elle m’en fit la remarque, car elle m’avait aperçu, quelques instants auparavant, plongé dans mes réflexions sur les bancs établis sur les côtés de la salle Valentino.
En faisant quelques tours de valse avec elle, Julia s’en acquittait à ravir, je voulus connaître quelles étaient pour le moment ses antipathies et ses préférences.
Son cavalier étant occupé à se verser du punch, nous nous assîmes, et je passai en revue, avec Julia, tous les petits anges que j’avais connus ou adorés.
Les noms de femmes qu’évoqua notre mémoire avaient tous une terminaison euphonique, tels que : Maria, Emma, Rosita, Alida, Lélia, Célina, etc. Julia m’ayant montré une des dernières, qui se faisait appeler Camilla, qui dansait non loin de nous, je me mis involontairement à faire le parallèle de ces deux femmes, et je me dis : « Ces pauvres pécheresses vont toutes les deux au même but, suivent la même route, avec des idées différentes : Camilla prendra un amant pour sa seule fortune ; s’il est assez riche ou assez bon pour se laisser ruiner par elle, elle l’abandonnera et passera à un autre qui n’aura pas le tort d’être ruiné, et après avoir passé sa jeunesse dans une vie licencieuse, après avoir satisfait toutes les vaines et coûteuses fantaisies de sa féroce coquetterie, elle trouvera peut-être un mari débonnaire, heureux d’être l’esclave de ses moindres volontés. Camilla aura vendu toutes ses roses à ses amants et gardera les épines pour son mari, tandis que d’elle à Julia il y a un abîme. Ce n’est pas par calcul que celle-ci mène cette existence ; c’est l’entraînement, c’est le plaisir qu’elle a d’avoir un amant spirituel, aimable ou beau, et quand ses charmes seront fanés, qu’elle sera usée, flétrie, elle ne trouvera personne qui veuille lui donner son nom, car son honnête et louable franchise l’empêchera de cacher son passé !
Julia me demanda à quoi je pensais ; je mis ma préoccupation sur le compte de l’ennui que j’éprouvais de quitter Paris. Ayant accepté cette défaite, Julia me dit adieu et alla retrouver son cavalier, mais comme il s’était pris de querelle avec un autre chicard, à propos de la longueur du plumet de leurs casques, la police s’était chargée de lui donner un asile pour le restant de la nuit ; force fut donc à Julia de venir me rejoindre.
Placés dans un coin de la salle, nous fîmes vis-à-vis à un superbe Albanais, dansant avec une jeune fille richement habillée en Persane.
Julia m’assura qu’elle la voyait pour la première fois, mais qu’elle l’avait entendue appeler Mathilde par le jeune homme qui l’accompagnait. Je commençais à être gai ; je fus frappé de la morne résignation répandue sur ses traits ; cela glaça mes écarts, et je redevins l’observateur du commencement de la nuit, c’est-à-dire un personnage morose et peu aimable.
Je priai Julia, au nom de notre amitié, de tâcher de s’informer de ce qu’étaient ces deux personnes. Après beaucoup d’instances et sans savoir pourquoi je lui faisais faire cette démarche. Elle accéda à ma demande et s’en fut à la découverte.
Une heure après, elle revint triomphante. Elle était sortie du bal quand l’Albanais quitta la salle, laissant sa compagne dans une stalle ; Julia l’avait suivi, et, l’ayant vu parler à un domestique en livrée qui gardait sa voiture pendant que le cocher était à souper, dès que le maître se fut éloigné, elle s’approcha du serviteur et réussit à le faire parler par je ne sais quelle ruse féminine. Elle apprit ainsi que le jeune homme s’appelait le comte de T..., qu’il avait voulu juger de la physionomie d’un bal public, et avait emmené avec lui la fille d’un pauvre artisan que sa maîtresse d’atelier lui avait fait connaître moyennant une somme très-forte.
Je bondis sur mon banc rien qu’à cette idée de trafic honteux... Ces détails auraient pu suffire à tout autre, mais en même temps qu’ils jetaient dans mon esprit un doute singulier, ils excitaient en moi, en faveur de la jeune fille, une compassion mêlée de tendresse qui me faisait désirer de savoir la suite de cette aventure.
Je priai Mathilde de m’accorder un quadrille ; son compagnon n’était pas encore revenu la chercher. Elle accepta. Alors je pus la contempler et l’admirer à mon aise, car elle avait ôté son masque. Elle était blonde et tout à fait charmante ; ses jolis cheveux tombaient en nattes sur ses épaules d’une grande blancheur et d’une richesse de contours à éblouir le plus sage des hommes ; ses yeux bleus semblaient voilés par des larmes qui ne pouvaient se faire jour ; c’est d’après un semblable modèle que Legouvé, le poëte des femmes, dut s’inspirer pour peindre la Mélancolie. Ses pieds et ses mains petits, ses attaches délicates, sa taille fine et bien prise, lui eussent fait donner une noble origine plutôt que celle attribuée par le récit de Julia.
Quand nous eûmes fini la contredanse, cette frêle nature, entraînée hors de son milieu, regarda retomber, d’un oeil désolé, la poussière que ses pas avaient soulevée.
Peut-être faisait-elle de mélancoliques retours sur sa belle jeunesse, là-bas, aux doux soleils de ses dix-sept printemps, dans l’herbe des vallées.
Elle ignorait les peines de cette vie et les plaisirs plus mortels que les peines. Elle aimait peut-être alors ? C’étaient sans doute de ces vagues rêveries du coeur qui ne désire pas encore. Elle cueillait l’aubépine odorante et chantait dans la prairie. Bruyères, qui avez entendu ses premiers chants, ne vous en souvenez-vous pas ?
Plus tard, Mathilde allait peut-être, émiettant son pain aux oiseaux du rivage, au bord des eaux limpides, plus dolente dans sa pensée et plus rêveuse.
Heureuse et troublée, pourtant, elle s’asseyait parmi les feuilles et pleurait sur les violettes et les glaïeuls. Violettes, qui avez reçu ses premières larmes, ne vous en souvenez-vous plus ?
J’en étais là de mes suppositions, quand le comte vint la chercher... Mathilde me remercia d’un ineffable sourire dont je me souviens encore, et depuis je ne l’ai jamais revue !...
III
Quand je sortis du bal, le jour commençait à poindre, enveloppé dans un linceul de brouillards.
Alors, toute cette multitude déguisée, débraillée, regagnait, les yeux mornes et éteints, son ancienne demeure ou la nouvelle qu’elle allait se donner ; peut-être même allait-elle prolonger l’ivresse de la nuit pour mieux s’endormir dans le vice.
J’avais la tête lourde. Je frappai longtemps avant que la portière se décidât à m’ouvrir. C’est que madame Giboulot, ne voulant pas se recoucher, avait passé une robe pour pouvoir décemment me donner ma clef et ma bougie.
Désirant avoir le coeur net de quelques soupçons avant de monter me coucher, je m’informai, près de madame Giboulot, si elle connaissait bien ses locataires du quatrième, dont je lui avais rapporté la conversation la veille au soir.
Sur sa réponse affirmative, je lui demandai des détails circonstanciés. Quoiqu’elle ne fût pas bavarde ni médisante de son naturel, elle acquiesça d’assez bonne grâce à ma curiosité.
Voici ce qu’elle m’apprit mot à mot :
« Georges Maubray était graveur. Tout jeune il s’était mis à l’ouvrage et avait d’abord soutenu ses parents du fruit de son travail. Ceux-ci morts, n’ayant aucune mauvaise habitude, sage et rangé, il avait plu à la fille cadette de son patron et l’avait épousée. L’aînée devint la marraine de sa première et unique enfant, qui fut appelée Mathilde. Depuis sa naissance, on eût dit qu’une main de fer, inexorable, implacable comme la fatalité, s’était étendue sur la maison.
« Le patron, se lançant dans des spéculations hasardeuses, ruina et discrédita son fonds, qui avait été honoré par trente ans de probité. Il mourut désolé de ne rien laisser à ses deux filles, qu’il eût voulu voir à l’abri du besoin.
« Pour payer les dettes de son beau-père, Maubray vendit le fonds de commerce et satisfit aux demandes d’argent qui arrivaient de toutes parts. Au-delà de la tombe, le nom du père de sa femme ne fut ni souillé ni flétri.
« Comment expliquer cette conduite si différente dans un même homme, à quelques années de distance seulement ? Une hideuse, une ignoble passion qui s’étendit comme la lèpre sur son âme et la dégrada, en fut l’unique cause.
« Ayant été obligé de travailler pour les autres, l’ouvrage lui manqua souvent ; dès lors vint la misère avec son effrayant cortège de privations et de souffrances.
« Sa belle-soeur, s’étant retirée à la campagne chez des parents éloignés, se chargea, pour le soulager, de sa filleule Mathilde, qui ne connut pas ainsi toute l’horreur de leur position.
« Maubray, tombé dans la plus profonde misère, ne sut pas conserver son énergie ; pour oublier ses chagrins, il s’adonna aux liqueurs fortes : il buvait quand il ne travaillait pas, puis il fréquenta des ivrognes comme lui.
« Un soir qu’il était ivre-mort, il rentra à la maison ; il y avait trois jours qu’il en était sorti, emportant le peu d’argent qui y restait. Une fois étendu sur son grabat, il sentit bien à ses côtés quelque chose de froid et de rigide, mais, étant incapable d’assembler une seule idée, il n’y fit pas attention et se coucha ; il s’endormit profondément de ce sommeil de plomb particulier aux buveurs. Il était grand jour lorsqu’il se réveilla, et, seulement alors, Maubray s’aperçut qu’il avait passé la nuit près de sa femme, morte en son absence, sans mari, sans enfants, sans amis, morte de froid, de faim et de misère depuis deux jours.
L’alcool avait émoussé chez ce malheureux toute trace de sensibilité, aussi sa douleur fut-elle de peu de durée.
« Quand il se fut débarrassé de ce qui avait pu le retenir jusque-là, Maubray se jeta à corps perdu, tête baissée, dans la fange. Il ne but plus seulement quand il n’avait pas d’ouvrage, il but à toute heure, ne travaillait point, et, comme il lui fallait vivre, il ne recula devant aucun moyen pour satisfaire sa honteuse paresse.
« Trois ans après la mort de sa femme, Maubray s’associa à une infâme créature, qui lui donna le conseil de tirer parti de sa fille, qui avait seize ans, et que les lettres de sa belle-soeur annonçaient être fort jolie. Il exigea bientôt qu’on lui rendît son enfant, si pure, si douce, si naïve. C’était la profaner que la mettre en contact avec un tel père, mais la loi était de son côté, il fallut obéir...
« En arrivant à Paris, il la plaça chez une marchande de modes qui était mal famée. Et depuis, je ne sais ce qu’il en sera advenu, me dit en terminant madame Giboulot ; mais si ce n’est déjà fait, je crois qu’il arrivera un malheur à cette pauvre jeunesse. »
Pour moi, le doute était impossible, le malheur était consommé et irréparable, car c’était bien la fille de Maubray que j’avais rencontrée à Valentino ; en rapprochant le nom, l’âge et la tristesse de la persane, il n’y avait pas à s’y méprendre.
Je remontai chez moi après cette confidence ; je n’entendis aucun bruit dans la chambre de Maubray ; ce misérable, pensai-je, dort abruti par l’ivresse, et aucun remords ne viendra faire rougir ce front déshonoré.
IV
J’appris depuis la fin de l’histoire de Mathilde, mais indirectement, et par les détails d’un procès qu’on instruisit contre la modiste, qui n’en était pas à son premier coup d’essai en fait de transaction de ce genre.
Il venait souvent au magasin un jeune dandy, fort galant, fort poli, très-prévenant, joli garçon, bien fait, ne médisant point des femmes, et ayant ce ton, cette tournure, ces manières élégantes que donne l’habitude du monde ainsi que la certitude de plaire toujours par l’attrait de la richesse et d’un titre aristocratique.
Octave fit une cour assidue auprès de la jeune fille. La pauvre Mathilde l’aima avec la sincérité de ses dix-sept ans, avec la candeur innocente que l’habitude du vice n’a pas désillusionnée. Elle ne l’aima que pour lui, et non pour son titre et pour sa richesse ; elle l’aima, parce qu’elle avait foi dans ses paroles, et qu’elle ne pouvait penser qu’un homme du monde pût s’abaisser à faire la cour à une pauvre fille s’il ne l’aimait pas ; elle était trop ignorante de toutes choses pour réfléchir qu’elle ne pourrait jamais être que sa maîtresse, tant était grande la distance qui la séparait de lui.
La patronne de Mathilde fit connaître à Maubray l’affection naissante que sa fille ressentait pour le comte de T.... Maubray s’en réjouit, car il entrevoyait, dans cet amour, la réalisation de ses secrètes espérances.
Un jour enfin, le samedi gras, la patronne, d’accord avec Maubray et le comte, envoya Mathilde chez une soi-disant comtesse qui habitait la rue de Lille.
C’était dans la matinée, elle ne trouva que le jeune homme à l’adresse indiquée. Il lui fit attendre longtemps la personne à laquelle elle était venue porter des parures à choisir, fable imaginée pour attirer l’enfant dans le piège.
Octave fit passer agréablement à la jeune fille les premières heures de l’attente en l’entretenant de son amour et des merveilleux projets qu’il lui avait suggérés. Comme la comtesse prétendue n’arrivait pas, et que l’heure s’écoulait, Mathilde voulut partir ; mais un billet de son père tomba de l’ouvrage qu’elle tenait à la main ; cet écrit lui enjoignait de rester jusqu’à ce qu’elle eût parlé à la cliente. Mathilde obéit. Octave la pria avec de si charmantes instances d’accepter, en attendant le retour de sa belle-soeur imaginaire, une collation qui lui ferait prendre patience, que Mathilde accepta. D’ailleurs elle l’aimait et croyait en sa loyauté. Après le repas, une langueur mortelle s’empara de ses esprits et l’assoupit.
Quand son sommeil eut cessé, Mathilde se trouva dans les bras de celui qu’elle aimait, mais qui, ne l’ayant pas respectée, venait de déposséder la pauvre fille du seul bien qu’elle possédât sur la terre, l’honneur ! Mathilde pleura beaucoup ; Octave la supplia de lui pardonner, mit sa mauvaise action sur le compte des transports qu’il éprouvait pour elle ; il plaida sa cause avec chaleur ; il possédait une grâce persuasive en la priant ainsi ; il était jeune, beau et aimé, circonstances atténuantes auprès de toutes les femmes, si pures qu’elles soient ; il insista tellement, que Mathilde lui pardonna d’avoir brisé son avenir.
Voulant distraire sa victime, Octave la mena au bal où je l’avais rencontrée, après lui avoir d’abord fait voir le coup d’oeil du bal de l’Opéra.
En sortant, Octave rencontra un de ses amis qui l’attendait.
Lui désignant Mathilde de l’oeil, il lui parla à l’oreille, mais pas assez bas pourtant pour qu’elle n’entendît pas ces derniers mots :
– Elle est charmante, n’est-ce pas ? Eh bien ! elle est à moi ; son coquin de père me l’a livrée !....
V
Avoir failli par amour, alors qu’on voulait rester pure, n’avoir pour consolation d’une faute involontaire que l’espérance en celui pour qui on l’a commise ; et, au moment où, dans ce grand naufrage de la vertu, l’on n’a pour se sauver que cette faible branche de la confiance douteuse, la voir se briser entre vos mains défaillantes, et être obligée de maudire celui que Dieu nous donne d’ordinaire pour protecteur naturel, parce que c’est lui-même qui vous a jetée dans le précipice ; pour l’âme inexpérimentée d’une jeune fille, n’est-ce pas le malheur le plus grand, le plus cruel, le plus irrémédiable ?
C’est ce que Mathilde comprit de suite ; elle se laissa machinalement conduire dans la voiture qui devait la ramener rue de Lille. En passant sur le pont Royal, l’air froid du matin la frappa au visage, et réveilla toute l’acuité de ses sombres pensées.
Elle songea à ce père, qui ne devait plus porter ce nom, car il l’avait indignement méconnu ; à ce jeune homme, endormi tranquille à côté d’elle, pour l’amour duquel elle aurait pu consentir à accepter la honte s’il l’avait assez aimée ; à sa bonne tante qui l’avait élevée, et qui n’était pas là pour la sauver d’un premier moment de découragement ; éperdue, sans boussole, oubliant ce Dieu bon qui a des consolations pour toutes les infortunes, si grandes qu’elles soient, Mathilde prit une résolution extrême.
La voiture du comte se trouva arrêtée un moment rue du Bac, par des maraîchers et des laitiers qui apportaient des provisions à cet immense Gargantua qui a nom Paris. Mathilde profita de ce temps d’arrêt, ouvrit doucement la portière et s’enfuit.
Arrivé chez lui, Octave ouvrit les yeux ; ne voyant plus Mathilde, il la fit chercher dans les environs.
Il était six heures du matin ; Mathilde avait suivi la rue de Lille jusqu’à la rue des Saints-Pères. La sentinelle, de faction à la porte de l’hôtel de la 1ère division militaire alors établi au coin des deux rues, entendant des pas précipités, formula un sonore qui vive ! mais quand il vit une jeune fille en costume de bal, il la laissa continuer sa marche haletante.
Courant toujours, elle se trouva en quelques minutes sur le quai. Mathilde hésita avant de descendre sur la berge, qui n’était pas complétement recouverte par l’eau. Le silence de la ville n’était interrompu que par le bruissement de la pluie qui fouettait contre les vitres du quai Voltaire, et le clapotement continu de la Seine ; la lumière blafarde des réverbères enveloppés de brouillard pâlissait encore devant un filet de jour naissant à l’horizon. Mathilde descendît rapidement.
En cet instant solennel, une faible brise lui apporta les derniers échos de la romance de l’Éclair interprétée, comme on dit maintenant, par quelque ténor matinal du voisinage qui chantait en dépit du mauvais temps :
..... C’est l’espérance en l’avenir.
Sans espérance, mieux vaut mourir !...
– C’est vrai, murmura Mathilde, sans espérance mieux vaut mourir ! O mon Dieu ! pardonnez moi ce que je vais faire, mais je suis trop malheureuse !
Mathilde était femme, elle eut peur d’une chute violente : semblable à ces vierges des premiers siècles de l’ère chrétienne qui souffraient le martyre en se laissant descendre peu à peu dans le brasier ardent où leurs corps devaient être à jamais dévorés, elle s’assit au milieu des flots écumeux, croisa les bras sur sa poitrine, rejeta sa tête en arrière et ferma les yeux !
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Le jour même, des mariniers trouvèrent arrêté contre une des arches du Pont-Royal le cadavre d’une jeune femme.
On trouva sur elle une lettre signée Octave de..... ; son cadavre fut apporté en sa demeure. Le jeune homme avait couru depuis le matin de l’atelier de la modiste chez Maubray. Là, sans découvrir la retraite de Mathilde, il avait appris le honteux trafic que ce père dénaturé avait fait de son enfant ce qu’il n’avait pu soupçonner jusqu’alors. Il rentrait donc chez lui indigné, jurant de réparer le mal qu’il avait fait, sans penser qu’il fût si grand. Mais il n’était plus temps, il ne trouva plus qu’un cadavre sans chaleur et défiguré. Ce fut alors que Maubray, encore sous l’influence des liqueurs qu’il avait bues toute la nuit et espérant maintenant, qu’il connaissait l’amant de sa fille, en tirer de nouvelles ressources pour s’abrutir encore dans une ivresse immonde, se présenta chez lui. En le voyant entrer et en entendant cet être dénaturé lui dire : - Maintenant que vous avez la fille, vous ne refuserez pas de l’argent à son père. Il le saisit avec violence par le bras, et, l’entraînant vers le lit où l’on avait déposé Mathilde, il souleva les rideaux qui la cachaient.
– Ta fille, monstre ? lui dit-il avec horreur, voilà ce que tu en as fait.
Maubray fut terrifié à ce spectacle, il voulut se pencher vers le lit ; mais Octave appela ses gens, et, afin que ce père dénaturé ne souillât pas les dépouilles de cette infortunée créature, il le fit jeter dehors comme une bête immonde.
Le soir du dimanche gras, je partais pour Toulouse.
Le mercredi suivant, je lus aux nouvelles diverses de la Patrie, dans l’hôtel où j’étais descendu, le fait suivant :
« L’on a trouvé hier, au n° 11 de la rue des Maçons-Sorbonne, un homme et une femme morts de combustion spontanée. Ces deux misérables s’adonnaient depuis longtemps aux liqueurs alcooliques. La veille ils avaient recueilli un petit héritage dont une partie aura servi à assouvir la funeste passion, cause de leur mort. »
Seul je connaissais le secret de l’héritage. La fin de Maubray couronnait dignement sa vie. Il y a une justice divine, quoi qu’on en dise.
Deux ans après je vins à Paris avec ma femme. Je la conduisis au bal de l’Opéra. J’y rencontrai Julia qui, contrairement à mes prévisions, avait fait ce qu’on appelle une fin : elle s’était mariée et avait eu le bonheur de rencontrer un honnête homme, assez à son aise, et qui avait volontiers fermé les yeux sur un passé qu’on ne lui avait pas caché, en comptant désormais sur l’avenir de la vertu de sa femme.
Étaient-ils heureux ? Julia me l’a affirmé. En tout cas, il n’y avait que son mari qui eût pu se plaindre, et, en homme d’esprit, il ne l’avait jamais fait.