La Revue des Ressources
Accueil > Idées > Agora > Une stratégie critique pour écarter le bon sens qui divise / De l’actualité (...)

Une stratégie critique pour écarter le bon sens qui divise / De l’actualité d’Emmanuel Todd 

Racisme, Xénophobie, Racialisation : ce n’est pas la même chose

lundi 18 mai 2015, par Louise Desrenards

Pour en finir avec les évaluations d’opinion sur le dernier livre d’Emmanuel Todd publié au Seuil, Qui est Charlie ?... Oublions les affects et le bon sens qui enfoncent dans un puits sans fond. Réfléchissons un peu, même si cela paraît désormais faire mal à la tête ou expose à des fiches policières. « Je » n’ai pas capitulé sur la vertu du partage des libertés, aussi me paraît-il relever du devoir civique que de donner au moins l’explication d’une réflexion ordinaire mienne — si toutefois et pour qui s’y adonne également, même autrement — sur les oppositions de gauche manifestées le 15 mai 2015 dans l’émission « Qui est Charlie : le livre d’Emmanuel Todd en débat » de Frédéric Taddéi, « Ce soir ou jamais » (France 2), notamment entre Emmanuel Todd lui-même et Éric Fassin. D’autre part, comment sortir de cette catastrophe qu’est devenue la laïcité publique, qui était prévue pour l’accueil égal — y compris entre classes sociales de pauvres à riches sous un même service — dans une bienveillance réciproque, non pour l’imposition d’une culture contre une autre par l’interdit ? Je ne vois pas d’autre commencement sinon par une analyse qui rende compte de la conversion de la croyance telle que la décrit Olivier Todd. Au moins cherche-t-il la source et la trace des métamorphoses entremêlées dans le nœud gordien de l’exclusion sociale et de l’excommunication de la pensée critique.
Et pour référence de l’article suivant, qui est une lecture non du livre mais d’une émission télévisuelle de débat sur le livre, où s’engage la liberté médiatique de la télévision publique vu les antécédents désastreux contre l’auteur sur les chaînes de la radio publique.
Voici le lien du Replay,
et un enregistrement intégral de l’émission
mis en ligne sur Youtube :



À première vue on ressent une sorte de déni, chez Todd affrontant Fassin qui avance le concept de « racialisation », et qui paraît criant quand il s’agit des Roms.
Mais ce n’est qu’une impression, car Todd propose des concepts de xénophobie, l’endo et l’exo xénophobie, beaucoup plus pertinents en termes de réparation possible, et j’expose ici pourquoi — du moins ce que j’en ai compris et qui me paraît intéressant pour tous.

C’est-à-dire, il ne dénie pas la réalité de l’exclusion sociale ni nationale de groupes ou de communautés, ou d’individus assimilés à ces groupes internes ou étrangers, mais s’il effectue un déplacement politique par la médiation que lui procure un autre concept social du rejet, non pas le naturalisme contestable de « la race » mais un concept philosophique et éthique de « l’étranger », c’est pour dépasser le nationalisme ethnique qui est basiquement celui s’exprimant par la "souche", que même les gens se disant de gauche ne savent pas éviter d’exploiter pour caractériser la population nationale.
L’endo-xénohobie concerne un racisme à l’égard de gens dits "de souche" du fait de leurs ascendants sur le sol, mais qui ne se représentent pas dans la religion dominante (qu’elle soit encore pratiquée ou non pratiquée) dans « la nation », et ce racisme comprend forcément des gens de toutes les autres religions et/ou origines géographiques étrangères devenus citoyens français depuis des lustres, et des générations dont certaines remontent au Moyen Âge. Mais il peut s’agir aussi bien de gens n’ayant obtenu la nationalité que depuis une ou deux générations.
Or quand on évoque la mise à l’écart idéologique du plus grand nombre de français non chrétiens, qu’ils soient croyants ou eux aussi « zombies » (c’est à dire toujours liés solidairement à une religion mais n’y croyant plus), quel que soit leur temps générationnel, cela regarde forcément l’antisémitisme et l’islamophobie au compte de la citoyenneté — et plus largement encore que la citoyenneté, car dans ce cas de xénophobie raciste on amalgame forcément des gens qui ont la citoyenneté nationale avec d’autres qui ne l’ont pas encore (ou n’en veulent pas).

Concernant le racisme dans ce cas, la cartographie des mutations du christianisme culturellement dominant dans le pays d’accueil qui est le nôtre, soit le catholicisme, est pertinente : on ne peut nier que le clocher abbatial du passé désigne encore visiblement l’aspect des villages dont nous avons hérité, ni que les premiers papes résidant à Maguelonne et à Avignon marquèrent la tendance pour l’unification centralisatrice du pays, à travers des guerres contre les dissidences religieuses et l’autorité du droit écrit.
Dans cette situation le terme de « racialisation » — même si c’est à l’instar de Fassin celui également utilisé par toute la gauche anti-raciste — n’est pas actuellement relevant pour combattre le racisme, car pour « racialiser » encore faut-il se considérer soi-même comme faisant partie d’une race, or le christianisme catholique se veut universellement réparti dans le monde quelles que soient les populations qui l’ont intégré, et il se revendique universel tel qu’en la différence géographique des peuples qu’il concerne, même si en tant que pouvoir il fut historiquement et directement concerné par les conquêtes, les croisades, la colonisation, et les inquisitions. C’est exactement ce à quoi l’universalisme des Lumières a succédé.
Au temps de la survivance des Lumières portées par le jacobinisme laïque toujours actif par constitutionnalité, — ce qui avait autrefois favorisé le parallélisme d’une seule religion séparée du pouvoir public parce qu’elle était centralisée (même si ce dogme est aujourd’hui désinvesti), — il est inapproprié pour parler du rejet de l’autre par la communauté nationale d’utiliser la connotation raciale — ethnique.
Personne ne pourrait reconnaître — admettre — la culture partagée de la race dans la république représentative et d’ailleurs ne le ressent pas en termes sensibles sous cette forme là, en tous cas. Que dire alors des protestants, par exemple ? Ou des Jansénistes dont la plupart étaient de grands courtisans ? Pourtant ce n’est pas en tant que races s’ils furent excommuniés par l’Église et emprisonnés par le Roi, mais au titre du préjudice à l’unité nationale caractéristique de l’endo-xénophobie de l’État français centralisé depuis la croisade des Albigeois sans séparation de l’Église, et quelque fût leur nombre ils furent tous victimes en leurs temps.

Pourquoi la réapparition d’un racisme en accroissement à l’égard des Juifs va-t-elle de pair avec la priorité massive actuelle de l’islamophobie à l’égard des musulmans qui ne s’intègrent pas, ou reviennent sur l’apparence de leur intégration, et le manifestent par la façon de se vêtir signalant la croyance, et particulièrement celle des femmes, loin de leur soumission coloniale ou de leur désir d’intégration passés ? Pourtant le fondamentalisme religieux ne faisait pas partie de la culture dominante dans les pays de leurs ascendants, colonisés ou non. On ne peut parler de racines, c’est une innovation délocalisée relativement récente. Mais à propos de l’Islam confondre légalement les signes de la croyance (le foulard) avec ceux d’un fondamentalisme (le voile intégral qui masque le visage — ce qui serait « anti-républicain ») et encore, si toutefois cela devait être distingué dans une échelle de l’autorisation à la répression, n’est sûrement pas adapté.

L’antisémitisme à l’encontre des Juifs connaît aujourd’hui un passage de l’endo-xénophobie, qui autrefois concernait la différence communautaire en échange dans l’activité de la société chrétienne [1], à l’exo-xénophobie par rapport au sionisme qui rallie une autre nation aujourd’hui existante, idéologiquement exclusive et militairement puissante, qui ne laisse pas la place prévue pour ses dissemblables.
Lorsque ladite nation s’affiche en État colonial de peuplement violent, ethnique (donc d’apartheid), à l’encontre des populations natives non juives spoliées, lésées de leurs biens, de leur droits dont le droit de retour (qui concerne aussi les étudiants admis à accomplir des cycles longs à l’étranger), les raisons politiques de la combattre ne peuvent pas être considérées comme une expression du racisme, alors qu’en réalité elles font face à une endo-xénophobie radicale à leur encontre.
Ce cas permet au pouvoir français de gérer idéologiquement, à travers la communication nationale d’amalgames opportunistes du combat et du rejet, ses alliances étrangères et économiques difficilement défendables pour un gouvernement représentatif de l’égalité des libertés et du droit, qui alourdissent gravement le problème du racisme au lieu de le résoudre (même l’interdit aggrave).
Mais on peut aussi admettre, en le réprouvant, que parfois, dans le cadre de la solidarité entre les États, des alliances xénophobes trouvant force de loi, une xénophobie radicale dialectique trouvant des raisons communautaires accroisse gravement l’antisémitisme et les fractures sociales. Cette transgression est exprimée par les communautés populaires victimes de la misère et de l’oppression des polices sur le sol même de l’égalité et de la justice pour tous, — ce qui devrait valoir pour tout immigré — a fortiori les plus nombreux des oubliés qui se reconnaissent dans la diaspora musulmane du peuple colonisé et opprimé en Palestine.
Ce comportement exclut qu’une grande partie des Juifs français ne soient pourtant pas partie prenante de cette guerre et même s’y opposent — même s’ils le font savoir, car les médias les esquivent. Eux aussi sont victimes d’un amalgame réciproque de celui subi par la communauté arabe. Dans un cas c’est l’amalgame du pouvoir — les gens de progrès s’alarment massivement contre l’islamophobie du pouvoir, de l’administration, et même parfois de la justice — tandis que dans l’autre c’est l’amalgame populaire des communautés désarmées — ce qui doit être également combattu, même si le radicalisme populaire s’explique par le ressentiment légitime d’une double spoliation et d’une profonde injustice à l’égard d’elles-même comme à l’égard de leur fraternité martyre.
Le racisme « exo » à l’encontre des Juifs citoyens français est amplifié par un retour au racisme « endo » dans ces cités où règne la pauvreté des laissés pour compte de la fin de l’industrie, solidaires de leurs frères palestiniens majoritairement musulmans, laissés pour compte de l’État moderne d’Israël.
Leur existence méprisée — ou du moins négligée — par les services publics les rabat sur le dispositif religieux communautariste en structure palliative de la structure publique manquante, et certains trouvent l’expédient de leurs humiliations dans les extrêmes religio-nationalistes de l’islam en lutte à l’étranger [2]. A fortiori ces revendications religio-nationalistes de l’Islam sont environnées par le religio-nationalisme juif symbolisé comme territoire et réalisé comme pouvoir par Israël, dont la force a réussi à le faire advenir en État juif tendant à son homogénéité ethnique, et par conséquent xénophobe (sauf pour les Juifs de la diaspora auxquels il est proposé la double nationalité).
Le jeu autrefois dialectique entre les tendances des sensibilités en Palestine est advenu aujourd’hui en jeu de miroir fatal de la puissance de l’un et de l’impuissance des autres [3].

Quant aux Roms, sans doute restent-ils victimes du pire racisme traditionnel à l’encontre d’un groupe humain restant défini comme une ethnie symbolique (aux diverses arborescences techniques qui de toutes façons n’en donneront jamais la racine historique incontestable car il n’y en a pas) en Europe, et étant considérés comme des nomades (même si certains sont en quête de sédentarisation ou s’ils ne font que chercher des moyens de subsistance comme tout peuple pauvre) — autant dire des sans domicile fixe destinés à la pauvreté. Or, pourquoi exclure les Roms de la mobilité autorisée de la population européenne, si réellement ils sont originaires des pays européens auxquels le Premier Ministre et ancien Ministre de l’Intérieur Valls les attribue ? On sait que c’est totalement arbitraire.
Donc c’est bien, — si l’on requiert les concepts de Todd, — qu’ils sont en ellipse compris comme venant d’ailleurs de l’Europe ; même s’ils s’étaient concentrés dans ces pays d’Europe-là, ils n’en feraient pas partie ; ils ne feraient pas partie des populations "de souche" européenne. Maintenant le concept "de souche" serait européen (retour au pan-européanisme qui mena aux grands fascismes européens modernes) — les Roms seraient des sortes d’envahisseurs sauvages, des voleurs [4].
Et c’est bien de l’exo-xénophobie qu’il s’agit en réalité dans ce cas. Et le définir ainsi permet de lutter contre les conventions malveillantes de cette exclusion, en les déconstruisant pour montrer comme elles ne sont pas des réalités « techniques » ni « scientifiques » discriminantes, mais celles du « bon sens » quand il s’égare.

En réalité ces racismes ne concernent pas la race et c’est tout le mérite d’Emmanuel Todd d’avoir le courage de le montrer dans une voie qui trace une façon réelle de le combattre.

A la limite pourrait-on parler maintenant de mode de vie selon une tradition économique devenue largement libérale mais cela n’a rien d’ethnique, étant l’avatar du libéralisme capitaliste et du capitalisme financier semblablement partagés dans le monde à travers des cultures différentes, autres Lumières que les continentales, venues de l’Angleterre au XVIII ème siècle, mais les deux ayant finalement fusionné dans les démocraties occidentales.
La nébuleuse de la race et sa génération langagière y compris pseudo-scientifique sont ni plus ni moins adaptées (c’est-à-dire inadaptées) pour parler de la république électorale en termes de sociologie nationale, que l’utilisation du mot « néo-colonialisme » pour parler de la population nationale. Comme le terme de « racialisation » pour parler d’un phénomène de société en le divisant de la société représentative, le terme de néo-colonialisme parlerait d’un phénomène de société en le divisant de la société représentative — alors qu’il est au contraire propre à poursuivre de situer économiquement idéologiquement et politiquement des « politiques étrangères », celles qui règlent les rapports de domination ou de diplomatie avec l’au-dehors de la nation.

C’est pourquoi Todd insiste pour maintenir ses concepts de xénophobie, considérant l’ensemble social régi par une loi commune comme un tout indivisible, inclus les paramètres des contradictions intégrées en variables actives. Il ne s’agit pas d’un déni mais d’un corpus non ségrégationniste. Ce n’est pas par narcissisme mais par cohérence d’une pensée scientifique scrupuleusement engagée. Il cherche les bases d’un raisonnement permettant de renouveler l’échange pragmatique qui constitue le vivre ensemble — de le rendre socialement possible, et si possible agréable en prime.

On peut comprendre ainsi pourquoi parler de « racialisation » ne fait qu’approfondir le problème de la division culturelle (pour ne pas l’appeler fracture idéologique, ce qui n’efface pas la fracture sociale liée à la mauvaise répartition des richesses mais éventuellement l’accroît), en l’attribuant par contresens à l’ethnie, — que d’autres qualifient abusivement de race et dont le concept de « racialisation » ne se désempare malheureusement pas, — fait régresser la mémoire aux connotations soi-disant scientifiques sous l’égide desquelles l’histoire a basculé dans l’extermination. Au contraire, parler d’endo-xénophobie (qui put aussi concerner les schismes du christianisme revendiquant leur droit, comme on les a déjà évoqués, et même les sorcières et les sorciers), la phobie de l’étranger indivisiblement contenu dans la société, cela déplace le problème vers une solution dynamique liée à la reconnaissance de l’altérité équivalente de tous (de chacun) et entre tous, au sein d’une société commune en partage.

La xénophobie, je m’étais demandé pourquoi Todd insistait là-dessus. En y ayant réfléchi j’en ai conclu que c’était une problématique utile pour résoudre les problèmes racistes. Mais il y a plus : ce que ce concept permet d’autre part c’est de ne pas prendre en compte la morale. Forcément le penseur Todd restant en mémoire un militant de gauche cherche une voie de résolution qui ne soit pas « morale ».
Car que pourrions-nous opposer à la « racialisation » sinon une autre « science naturelle » du vivant — les races n’existent pas, mais alors aller convaincre de cela des racistes est vain, — ou bien une morale : de ne pas donner lieu au racisme, morale que dans ce cas il faudra imposer éventuellement par des interdits. Serait-ce la morale « il ne faut pas être raciste » cela demeure une morale, et on sait quoi penser de ce que « vaut » la morale, à évaluer surtout son application sociale liberticide de légère à modérée à grave, son terme d’universalité étant si faible (toutes morales confondues étant singulières) qu’elle puisse aussi ou « doive » se réaliser parfois par la dictature.
Au grand dam de ceux convaincus à travers l’exigence morale d’avoir pensé le bien social, qu’ils l’aient à juste titre réalisé par la loi, quand sa réalisation révèle l’effet contraire, celui de la malveillance à l’égard d’autrui — et dans ce cas peu importe que cela soit devenu la loi : il faut réviser la copie.

Car la réponse qui vient par l’analyse de Todd et ses concepts de la xénophobie par rapport au développement du racisme et à son éradication possible n’est pas morale, mais stratégique (en termes de démographie et d’économie et par là de sociologie), dans la sauvegarde des libertés.
Il ne s’écarte jamais de la sauvegarde des libertés, sinon qu’au pire il les mesure et les évalue dans la plasticité d’une société viable, sous l’égide du droit des libertés égales pour tous, ce qui est conforme à la déclaration des droits de l’homme annexée à notre constitution, du moins en l’état de laquelle les gens de ma génération, et aussi plus récemment celle de l’auteur cité, ont été élevés.

Ainsi je le défends. Il reste ce qui peut demeurer d’un homme de gauche non populiste sur le travail de fonds qui soulève l’idéologie en la déplaçant par la stratégie des idées, une pratique trans-analytique, quand bien au contraire des leaders des partis de gauche s’en écartent, précisément s’écartent de la recherche sur le fonds pour privilégier les messages d’opinion de la reproduction des conventions et traditions du bien penser, et les mots d’ordre sensés rassembler qui divisent. Tel ce concept de « racialisation » pouvant apparaître comme un message « réaliste »,et bienveillant au lieu de la connaissance politique d’un objet d’étude social ou anthropologique.
Lesdits partis de gauche se rendent prisonniers du cycle des renvois idéologiques, toute tentative d’opinion critique pour en sortir restant vaine dans ce cas.
Il n’y aurait donc plus d’émergence de gauche (en premier lieu, le bien-vivre ensemble dans l’égalité de la différence individuelle respectée, le refus de la guerre, l’accueil, et le partage d’une économie « communale » bio-climatique autogérée viable. Le reste à développer...) ?

Et finalement je trouve Todd pragmatique — en plus d’être cohérent dans sa quête et son objet d’étude, si l’on se reporte à son premier livre qui fit parler de lui (écrit en collaboration avec Le Bras, dès 1981) : L’invention de la France.

Pour corser le tout, forcément son analyse du vide religieux — sur lequel il fonde son concept de « zombie » (culture morte mais survivant en zombie qui hante son monde) — depuis les années 60 dérange. Le vide religieux correspond à la disparition de la couche des chrétiens croyants relocalisés politiquement en non croyants, qu’il qualifie par conséquent sous le terme de « cathos zombies » (ce qui n’est pas une critique du catholicisme en soi mais de la confusion d’un groupe idéologique qui ne croit plus dans sa religion mais reste politiquement solidaire méta-culturellement),. Cela explique quasi-parfaitement comment dans ce vide de la croyance c’est la laïcité qui soudain a été investie de la croyance, ou plutôt du dogme de la croyance, conversion de la religion dominante en une religion publique (croyance de substitution).
Cela explique aussi bien l’accroissement paradoxal du groupe radical traditionnellement laïque, issu des révolutions, par les groupes religieux zombies, que le renforcement des croyances religieuses menacées de devenir zombies qui sombrent dans l’intégrisme de leurs règles réactives et coercitives — visant à empêcher la tendance de l’incroyance. Ce n’est en rien différent d’un système politique qui se défendant de disparaître produit sa dictature.

Et c’est la seule explication logique sur le fonds que j’aie jamais éprouvé de lire sur cette conversion passionnelle contre l’autre par la laïcité (qui au contraire était une convention de l’égalité publique épargnant la croyance en tant que différence sans l’excommunier pour autant). On « bouffait » du curé mais pas pour autant le chrétien pratiquant qui allait à l’école publique. Y compris l’incroyance ne s’exprime plus en termes de scepticisme mais de croyance athée existentielle. On dit « je suis athé(e) », où avant on disait « moi je suis un(e) sceptique », ou encore « moi je suis un(e) anti-clérical(e) », ou même « un(e) anti-clérical(e) forcené(e) ».

Mélenchon qualifiant Todd de « pétainiste » n’est absolument pas pertinent (mais ça on avait déjà pu remarquer qu’il lui arrivait de ne pas l’être)... Todd ne divise pas et ne se subordonne pas à un occupant européen quelconque, bien au contraire il cherche l’autonomie (à commencer par celle du raisonnement susceptible de présider à la conscience) ; il dit : « Regardez-vous » — regardons-nous, regardons ce que nous sommes advenus et comprenons-le avant de poursuivre d’avancer, si nous voulons parvenir à infliger une autre courbure collective au temps, au lieu de rentrer dans le mur et d’y périr douloureusement. Si en plus on rabat ce miroir tenu par Todd sur sa conviction qu’il faille sortir de l’euro, pour rendre possible à l’échelle nationale un élan économique libératoire, la nation n’est alors rien d’autre qu’une définition cartographique juridiquement réglée par des limites reconnues par l’ONU, du droit partagé sur l’ensemble d’un territoire indépendamment du concept de patrie. On voit qu’il n’y a pas de patriotisme nationaliste chez Todd.
Le nationalisme est ici une alternative économique du partage en commun face au néo-libéralisme à l’étranger et à la catastrophe écologique globale : l’impact de l’homéopathie de la micro-économie dans la macro-économie.
Il ne s’agit en rien de la fermeture du pays aux étrangers ni du patriotisme pour défendre des frontières. Peut-être même est-ce la proposition d’une reconnaissance générale contre la xénophobie qui libère des interdits pour accueillir les étrangers.
Mais forcément, Todd qui pencherait plutôt du côté des soviets anarchistes, tout compte fait en caricaturant, si on comprend bien ce qu’il défend, va se retrouver en plus traité de « nationaliste » par diverses gauches et droites européennes, dont forcément par le jacobin même — ce n’est pas une insulte mais une caractéristique nationale du centralisme — qui vient de produire un livre au titre « anti-boche » au lieu de faire la critique de l’euro [5] !
La confusion est multi-directionnelle et donc intégrale, et c’est bien à ce propos qu’il convient de comprendre le livre Qui est Charlie ?, non pas en termes d’affects ou de culpabilités d’en avoir été ou pas le 11 janvier.

Cependant, nous ne trouverions donc jamais d’autre solution qu’une nouvelle Magna Carta entre les anciennes nations européennes engagées par l’euro et l’euro, nouvelle Magna Carta toujours inexistante à ce jour, et dont en plus le temps serait déjà révolu, sous les traités internationaux notamment commerciaux maintenant engagés par l’Europe de l’Euro après Lisbonne, cadrés par le dollar, le FMI et/ou la Banque mondiale, administrés par l’OMC — et militairement sécurisés par les polices à l’intérieur liées à l’OTAN pour l’extérieur.

Comment l’Islande se serait sortie de son incommensurable crise d’endettement, comme elle l’a fait, sinon parce que hors de la zone euro son dispositif démocratique a pu jouer — d’abord la démission d’un pouvoir et la dissolution de l’assemblée représentative — et un gouvernement ayant été démocratiquement reconstitué sans pression, une sortie de cette crise pouvant y être résolue juridiquement, financièrement, économiquement. Ailleurs l’euro a été à l’origine des solutions qui ont accru les problèmes. Car ce ne sont ni la Banque Mondiale ni le FMI qui ont empêché l’Islande de trouver et de négocier ses solutions propres. Donc quand on nous dit : « c’est le FMI et/ou la Banque Mondiale », oui sans doute pour l’Argentine en 2000, et pour l’Afrique à la fin du premier millénaire, en tous cas concernant l’Europe : c’est faux. C’est encore et d’abord la BCE et la Commission Européenne (qui profitent de la spéculation sur les intérêts des dettes publiques et des OAT sur leurs intérêts). Le FMI a été appauvri par les crises, le débit de la participation des États-Unis se creuse, la diminution de la participation européenne comprenant des États appauvris par leur dette et/ou par la crise s’accentue, et les pays émergents des BRICS qui avaient permis d’éponger la crise de 2008 des pays riches à travers le recours aux Droits des Tirages Spéciaux (DST) ont été écartés d’être représentés à la succession de la Présidence et dans ce cas pourquoi seraient-ils diligents pour la partie du monde qui les méprise sauf à les exploiter — quand en outre l’un des leurs et pas des moindres est sous embargo (la Russie) ?
Une partie de l’Europe libérale profite des avantages des rentes financières qui écrasent l’autre partie et cela repose sur un euro fort — qui en outre écrase la consommation pour la survie. Et les banques représentatives auprès de la BCE qui en sont à la fois les usines et les bénéficiaires directs sont devenues les intermédiaires impératifs et prioritaires dans le leadership de toute négociation politique, parce que leurs profits se comptent en PIB — à distance de tout échange dans la population (au contraire l’argent populaire rassemblé par chaque banque contribue collectivement à cautionner sans retour ces investissements hors de mesure commune).

Si tout espoir est encore permis, il semble important de pouvoir entendre s’exprimer des penseurs politiques dissidents comme Todd. Heureusement il n’est pas seul, il en existe beaucoup d’autres, mais leur domaine propre ne les place pas au devant de la scène pour s’attaquer au champ socio-économique de la politique qui constitue la base électorale et l’exercice du pouvoir.

Enfin, quand Éric Fassin, pour lequel forcément j’éprouve aussi de la sympathie et du respect, dit que la cartographie n’est pas la sociologie — certes « la carte n’est pas le territoire », — il reste que la cartographie et la démographie soient entre autres également parmi les outils de la sociologie. On ne va pas donner maintenant dans une définition réductionniste de la séparation de la sociologie et de la cartographie : dans l’anthropocène où l’extériorité et l’intériorité sont interférentes, aucune science ne pouvant plus éviter aujourd’hui la pluridisciplinarité. Que fait d’autre Todd sinon procéder par une méthodologie statistique de la cartographie dont il tire des interprétations — ici sociologiques et/ou anthropologiques — comme toutes les sciences qui y recourent, dont celles de l’évaluation de critères et d’indices à travers les sondages auprès des populations ? En anthropologie par exemple — mais pas seulement en anthropologie — la cartographie ce n’est pas strictement l’ordre des cartes mais des relevés, de leurs représentations cartographiées, des informations que ces cartes manifestent, et des analyses qui en découlent.

Accessoirement ou pas, pour conclure sur l’ouverture de la liberté de l’exercice professionnel de Frédéric Taddéi, tout élégant qu’il fut dans le cadre qui lui est imparti, néanmoins sa liberté paraît clairement relative, ou sous contrôle, car on a remarqué l’insistance impérative avec laquelle, chaque fois qu’Emmanuel Todd commençait à analyser la situation du parti socialiste dans cette stratégie des idées, ce qu’il traite dans son livre et par conséquent n’était pas hors sujet, Frédéric Taddéi l’interrompait, le renvoyant impérativement à un moment ultérieur de l’émission — moment qui bien sûr n’arriva jamais. Dommage, car c’est une pièce importante pour comprendre la métamorphose de la république française en démocratie européenne néo-libérale, à travers le déplacement d’une masse électorale nationale issue d’une population plutôt catholique et/ou athée vers une fusion avec les démocraties chrétiennes des pays européens — principalement issus des réformes du christianisme, fondatrices du libéralisme et du système financier — qui l’instituèrent, et telle que nous la connaissons en évolution sans contradictions notoires depuis 1981. Il suffit de voir en France l’évolution des personnalités impliquées dans la fondation progressive de l’Europe supra-nationale tels Giscard d’Estaing, ou Delors — et la liste pourrait être longue depuis que Mitterrand fut élu, pour en rester au champ observable partagé par quelques générations toujours en vie.

Il est probable que la marche des catholiques français vers le libéralisme européen et international les obligea à abandonner quelques dogmes, la république laïque le leur a permis avant d’être expurgée par ses modifications, pour gommer les singularités en guise d’accueil du cadre commun élargi, et le cadre commun élargi la rendant obsolète.

*

Les seuls points qui à mes yeux manqueraient dans l’estimation des raisons de la montée du racisme, ce n’est pas seulement, quoique beaucoup, la perte des référents traditionnels nationaux dans la construction européenne sans pacte symbolique de rechange, la destruction de l’économie de la production, l’absence de partage des revenus du capitalisme financier, la fermeture de l’Europe à l’immigration, la perpétuation ou le renouveau du colonialisme, ou encore la fin de la guerre froide et l’intégration de l’OTAN par la France qui redistribue la domination impériale et la vassalité des partenaires, mais encore la question irrésolue de la Palestine et de l’apartheid subis par les Palestiniens.

La question israélo-palestinienne est évoquée au cours du développement précédent à propos du double racisme subi par les Juifs en France. Ce problème terrible de la Palestine qui s’exprime en nombre incommensurable de morts et de prisonniers, en plus des déplacés au long des années qui succédèrent à 1947, a donné lieu au renforcement mystique des nationalismes religieux, sur la base d’une opposition principalement démocratique à l’origine unie, contre le mandat britannique. Puis désunie entre un peuple voulant se signifier comme une ethnie civilisationnelle en grande partie coloniale avec un privilège juridique, et un peuple constitué de tous les autres natifs non unifiés. Où la majorité musulmane restée en Palestine, réfugiée et déshéritée de ses biens, a fini sous le poids de son nombre par l’emporter sur les autres réfugiés, tous solidaires. Puis la division inter-ethnique entre musulmans est intervenue à point pour fractionner et fragiliser le mouvement en lutte pour les droits de tous contre le droit d’un seul.

Les injustices et l’humiliation ressenties fraternellement dans les métropoles occidentales, comme une trahison des supports qui avaient été promis au long des décennies enchaînées avant et après Oslo, ont constitué en nouvelle diaspora les communautés solidaires humiliées. Expatriées pour fuir les guerres, ou main d’œuvre immigrée potentielle fuyant la misère, ce sont des familles de surcroît accablées par la pauvreté locale accélérée par la récession, advenues en altérité sociale excommuniée sur le sol européen lui-même.

Sans oublier la guerre paradoxale de l’Occident contre les derniers régimes laïques au Moyen Orient, assortie de la montée hégémonique des pétromonarchies sunnites alliées avec Israël, sans retombées pour l’indépendance de la population arabe en Palestine occupée, tout au contraire légitimant la répression accrue de la population martyre, et favorisant l’accroissement de la perte des territoires palestiniens.

Où le sens même des dictatures est devenu universellement partagé par la laïcité nationaliste et le nationalisme religieux toujours plus fort dans son intégrisme ethnique qu’un Etat ou un mouvement de droit pour tous.

Et forcément on assiste en Europe à une radicalisation religieuse à la périphérie des humiliations internationales renforcées localement par l’injustice économique et sociale dans une société qui tend à se balkaniser. Ce n’est pas l’envoi des djihadistes qui règle le problème — la preuve, ils reviennent en déshérence [6].

Mais rien de tout cela, qui fut écarté du débat, serait-ce parce que ce fut écarté de la manifestation de Charlie, n’est le sujet central de ce livre, et je ne sais même pas s’il en constitue au moins (probablement) une périphérie. Car il paraît d’abord étudier le profil des communautés électives du pouvoir français, à travers l’apparition bizarrement rassemblée de populations sous un mot d’ordre unique, qui par adhésion, qui par peur, qui par désarroi, mais apparemment unanimes, vues sur les écrans télévisuels du monde entier, le 11 janvier. Ce qui est certain, c’est que j’ai acheté ce livre pour le lire.

L. D.

P.-S.


- Le logo est la première de couverture du livre d’Emmanuel Todd Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Essais, éditions du Seuil (7 mai 2015). Source dans le site de l’éditeur.

- Ses autres titres au Seuil (suivre le lien), parmi lesquels l’un de ses ouvrages co-écrits avec Hervé Le Bras, Le Mystère français (2013).

- L’article bio-bibliographique consacré à Emmanuel Todd dans le site fr.wikipedia.

- L’article bio-bibliographique consacré à Éric Fassin dans le site fr/wikipedia.

Notes

[1Racisme qui dans les pires moments de l’histoire moderne fut requis d’être "scientifiquement" édifié par des anthropologies de circonstance, qu’heureusement personne ne crédite plus aujourd’hui sauf des débiles — au sens propre — et cela vaut aussi pour les racismes "scientifiquement" élaborés à l’égard des peuples colonisés. Ce qui, toutes proportions gardées, en dit au long sur le peu de pertinence des revendications de scientificité disciplinaire au nom desquelles on accable les observations de Todd parce qu’il appliquerait à la sociologie des méthodes statistiques de la cartographe.

[2Où le panarabisme en son temps laïque, sous des républiques socialistes dictatoriales du partage public, avait réprimé la religion sans lui enlever son privilège constitutionnel, elle put finir par revendiquer sa propre démocratie.

[3Ndlr : Il est à noter que dans l’ouvrage discuté Todd ne pose pas les questions relatives aux politiques étrangères en général ni en particulier mais socio-économiques et politiques par rapport à une histoire interne de la nation française. A fortiori la question de la Palestine évoquée dans cette partie de l’article sur laquelle je reviens faire un point en dernière partie ne fut pas évoquée dans l’émission discutée, en tous cas. Mais dans une explication des concepts il m’a semblé inévitable d’expliquer ici en quoi consiste un double racisme à l’encontre des Juifs — Todd reconnaît d’être lui-même alerté par la renaissance d’un antisémitisme en développement — et le faire apparaître dans ce paragraphe au grand dam du livre permet d’expérimenter la possibilité d’une application étendue des concepts de l’auteur et de constater que loin d’infirmer leur pertinence, tout au contraire cela poursuit de leur correspondre.

[4Adieu le chaudronnier, le rempailleur, le vitrier, le rémouleur, (le tanneur), et tant d’autres métiers ambulants qui manquent pourtant à la vie d’aujourd’hui. Les gens ont la mémoire courte.

[5Je ne dis pas que Le hareng de Bismarck (le poison allemand) (Plon, mai 2015) ne contienne des informations importantes sur l’Allemagne pour nous permettre de comprendre un monde où nous risquons de basculer, mais je dis que le pamphlet et le conditionnement attribuant la cause des problèmes européens à l’Allemagne sont gravement rétro-nationalistes dans ce qu’ils animent de visible chez les lecteurs et visionneurs des médias.

[6En défaut d’héritiers ou d’héritage.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter