Les hommes ne font pas l’histoire ni ne la construisent comme le pensent Hegel et Marx. C’est pour cela, dit Hannah Arendt, qu’ils peuvent agir. Le paradoxe pour qui veut penser est celui-ci : seuls ceux qui sortent du cours de l’histoire, ouvrent au devenir : l’événement. Il devient de ce fait mémorable c’est à dire en définitive, historique. L’événement et l’accident, envers et revers d’une même médaille, condition de possibilité de l’action, voilà ce qu’il importe de penser.
Men don’t make history, neither they construct it like Hegel and Marx think it. It is for that reason, Hannah Arendt says, that they can act. The paradox for the one who wants to think is this one : Only those who get out of the course of history, open to the becoming : the event. It thus becomes memorable but at least, historical. Event and accident, twins elements, condition of possibility of action, this is what is important to think.
www.criticalsecret.com/n10
1. (...), emblématique, (...)
2. (XXe) Qui, tout en étant réel, n’a pas d’efficacité ou de valeur en soi, mais en tant que signe d’autre chose. (...)
3. La symbolique de… : système de symboles relatif à (un domaine déterminé, un peuple, une époque, un système éthique ou politique). (...)
Le Nouveau Petit Robert de la Langue Française (édition de 2008)
Entour
pouvoir abusif et catastrophes meurtrières
2011, un été écartelé entre le froid du réchauffement, étrange conséquence de l’effet de serre et de la ruine des microclimats par la destruction des micro-géographies, la catastrophe nucléaire locale et mondiale de Fuku, les guerres occidentales en Afrique et en Asie, les révolutions arabes avortées — manipulées ou désarmées, — les pogroms ou les meurtres massifs au nom de la pureté des races en Europe, version terroriste d’une tradition rétrospective que nous aurions pu croire idéologiquement révolue à l’horizon de la fondation européenne et de la mondialisation des droits (alors que ladite tradition s’en trouve renforcée), les ressources dérobées aux populations jouées au casino financier, la déception dépressive et les maladies subséquentes du stress et de la dégradation de l’environnement, la suppression des libertés d’exister, de s’informer et de circuler, le traçage de l’humanité à commencer par la plus oppressive et dominante — au nom de sa sécurité, — mise en fiche dès la naissance. Ne serions-nous pas gnostique, il ne serait plus que de parier sur l’événement et l’accident, au-delà de l’accident et de l’événement, pour retourner autrement la fatalité et le pouvoir du monde (la réversibilité comme transgression).
Cette sinistre année nous avons perdu un ami. Il nous laisse un texte inédit retrouvé dans les archives de criticalsecret.
Détour
Habiter l’écoute est un inédit posthume de Jean-Paul Dollé pour Criticalsecret. Il a été écrit en 2005, juste après la publication de notre second livre d’éditeur [1], l’ouvrage collectif Socialbarbare, où Jean-Paul avait un essai, Servitude volontaire en socialbarbarie.
En décembre 2002, Jean-Paul avait participé au colloque pluridisciplinaire international que nous avions organisé à la Maison européenne de la photographie, « Précarité-Instabilité » [2], dont son portrait à la table des conférences, photographié par André Lozano, fit depuis le tour du web francophone. Aussi, cette photo fut-elle adoptée en icône de l’hommage qui a été rendu au philosophe dans La revue des ressources, aux mois d’avril et de mai derniers [3].
Retour
sur le Symposium
« Précarité-Instabilité » fut un symposium mémorable, qualifié d’émergent par ses intervenants-même à l’issue de la rencontre, en 2002. Toutes les participations si brillantes et novatrices fussent-elles constituaient un don, exceptionnel. Disposition de l’auditorium et de l’équipe de la Maison européenne de la photographie aux frais de cette administration, prise en charge des longs voyages par Air France, hébergement chez l’habitant (ou dans d’autres conditions mais dans ce cas choisies par les participants et sans secours financier possible de notre part). Le travail d’information de criticalsecret et de ses partenaires scientifiques, éditoriaux, et techniques, étaient aussi un don. Notamment l’apport des deux directeurs scientifiques, Jean-Jacques Kupiec pour la biologie moléculaire critique du tout génétique qui administra la partie scientifique [4] , et Henri-Pierre Jeudy pour les sciences humaines qui permit que le symposium fut crédité par le LAIOS [5] dont il était un membre actif, auprès d’un des fondateurs Marc Abélès, lequel accepta également d’intervenir... Seuls les frais du déjeuner quotidien au restaurant de la Maison Internationale de la Jeunesse Européenne, en face du musée, n’étaient pas gratuits (pris en charge par criticalsecret pour les intervenants et leurs amis).
Comme les autres participants Jean-Paul Dollé ne fut pas contraint de me procurer ultérieurement la mise à jour de sa conférence, en vue d’une recension imprimée de la prestation collective, un livre étant prévu. Ce que j’avais volontiers consenti, s’agissant de participations généreuses. En outre, je n’étais pas dupe que les intellectuels a fortiori scientifiques et les artistes et poètes ne pussent produire autant de pensée en développement ni d’idées nouvelles que de commandes extérieures. Les idées quand elles font sens ne sont pas des signes, comme le langage consommable de la communication, elles nécessitent du temps pour se former en se développant. Ayant apprécié l’importance de leur contribution je considérais que le don de leur création prenait naturellement place dans les enjeux de leurs œuvres personnelles respectives, ce qui la restituait en priorité à leur cursus propre. Donc je n’insistai pas ; mais je pus m’en ressentir coupable quelques années après, quand je compris que la défaillance d’une autorité éventuellement abusive, pouvant être admise au moment voulu, avait rendu le livre des actes à jamais remis.
Paradoxalement ce fut une des raisons pour lesquelles cet événement resta d’autant plus mémorable qu’en actes performatifs vivants exclusivement, ce qui constitua un avant et un après à la fois en termes d’événement réel alimentant les citations, imaginaire en termes de mémoire, et de facto symbolique de la rencontre concrète restée par hasard sans reproduction ni interprétation, selon le concept même du symposium qu’à ce titre on pourrait aussi qualifier d’« organique ». Les seules traces étant les abstracts qui nous avaient été envoyés auparavant, et quelques documents sonores enregistrés sur le vif, furent mis en ligne en temps réel des actes dans le site qui aujourd’hui encore présente l’index des participations et de leurs protagonistes. Où Lozano mit au point une version béta de son logz, quand criticalsecret apporta la contrepartie des risques liés à l’expérimentation publique (ce que nous avons toujours fait pour chacun, de même que nos intervenants ont pu y engager leur propre réputation en nous faisant confiance, et aussi en donnant de notre inspiration et de nos forces à d’autres services que les nôtres), alors que ce nouveau format de blog n’était pas encore considéré comme suffisamment développé, éprouvé, ni sécurisé, parmi la communauté du logiciel libre (qui l’intégra plus tard). C’est à notre demande que Loz éprouva ensuite la possibilité du podcast dans sa machine évolutive qui s’en révéla particulièrement efficace et originale, en contribuant au nouveau format de revue multimédia en séries thématiques telle que David Christoffel l’avait imaginée possible sous cette forme alors expérimentale, et nous avait convaincus de l’entreprendre, rythmée par le calendrier de diffusion progressif, dès la mise en ligne de notre premier podcast vidéo — éditorial, — inaugural sur le plan international : « Podcastoamême Fireworks », entrepris au commencement de l’automne et paru au début de l’hiver à la fin de l’année 2005.
Une autre raison du concours des circonstances pour que le livre n’ait pas lieu fut aléatoire mais technique. L’enregistrement vidéo du déroulement des interventions, prévu à l’origine de nos échanges avec la MEP, que nous devions ensuite décrypter et convertir en Flash pour le mettre en ligne, fut omis faute du matériel promis par notre hôte, subtilisé à l’opérateur de l’auditorium à des fins internes, par un supérieur hiérarchique (il y en avait au moins deux qui n’avaient rien à voir avec le directeur général qui nous avait aimablement autorisés), à la dernière minute ; quant à nous, n’ayant été prévenus qu’à la fin de l’événement nous fûmes dépourvus de pouvoir trouver une solution de remplacement. Ce symposium restera donc un événement vivant au sens propre, brillant mais éphémère dans la pure tradition de Fluxus, auquel nous n’avions nullement pensé référer alors, et n’aura connu aucun affadissement par une quelconque retranscription visant à sa reproduction ultérieure pour l’exploiter — ce fut aussi le juste message que me transmit plus tard Jean Baudrillard, un jour où nous évoquions ensemble cette situation.
En fait, je m’étais sentie à tort coupable. Après l’expérience d’un colloque institutionnel sur l’architecte canadien iconique Peter Collins, où les intervenants comptaient parmi eux quelques intervenants prestigieux, historiens et les théoriciens de l’architecture, auquel il me fut donné d’assister à Montréal, à la fin des années 90, j’ai pu apprécier le temps imparti entre l’événement et la publication des actes, le recueil n’étant apparu qu’une dizaine d’années plus tard, c’est à dire il y a trois ans, et dans lequel finalement un ou deux textes restèrent à manquer. J’ai compris que dans notre cas ce n’était pas davantage la gratuité de la participation qui avait entraîné la difficulté de rassembler les contributions publiables après les interventions vivantes. Les prestataires souhaitent toujours corriger et adapter la première version qu’ils avaient transmise au moment de la préparation de l’événement, mais le temps de travail à trouver dans l’enchaînement des tâches ordinaires des intellectuels, concernant un défi public déjà résolu (derrière eux), sinon à devoir l’exploiter professionnellement dans un format académique, écarte de l’objectif commun de l’événement passé, et installe peu à peu l’impossibilité de la réflexion rétrospective sur l’environnement cognitif dans lequel l’intervention avait sa place stratégique, sinon comme une régression individuelle a posteriori. Dans notre situation le temps n’aurait rien pu arranger, puisque certains intervenants et pas des moindres sont morts, notamment avant Jean-Paul cette année, Jean Baudrillard en 2008, dont l’engagement nous avait crédité auprès des intervenants étrangers, bien qu’il s’exposât à la critique publique par certains conférenciers qui pouvaient le combattre fut-ce dans notre cadre, et lui-même prenant le risque de faire violence à notre amitié et à nos convictions dans sa propre critique de nos croyances résiduelles à propos du numérique, devant le même public.
À bientôt dix ans de ce symposium je ne pense pas que quiconque y ayant participé puisse nier qu’il demeure encore inépuisé, et que son principe fut prédictif de la pensée et des sciences référencés par les intervenants, jusque dans les développements intégrés en pleine actualité. C’est-à-dire qu’il continue à faire partie de l’environnement cognitif, et même « transgressif » des convenances. Ce n’est pas pédant de faire remarquer que l’un des portraits les plus reproduits de Dollé sur le web, comme celui choisi par MBK (ou par quelqu’un d’autre) pour illustrer son blog où il annonce son changement philosophique, dans l’environnement des événements révolutionnaires révélés contre la violence du régime tunisien [6], soient justement — et ne serait-ce pas pour cette raison le symbole joue de toutes façons aux yeux de qui le sait — extraits du logz du symposium de 2002.
C’est-à-dire : nous poursuivons mais nous poursuivons dans le rythme de notre réflexion et de nos désirs, la pensée et la joie d’inventer n’ont pas de challenge sinon celui de parvenir à se déployer, dans un monde global de l’abstraction de la valeur qui n’a pas le temps. A fortiori quand il s’agit d’un nuage cognitif en développement qui se constitue de plusieurs pensées, comme les tranches de vie singulières ou à plusieurs qui les accomplissent inséparablement en événements, au rythme de leurs continuités ou de leurs accidents. C’est ainsi que nous nous plaisons à imaginer notre situation active socialement parlant. Livres, opus numériques, et même ce blog en SPIP seront, mais plutôt plus rarement qu’ailleurs, que plus souvent... Les grands langages multimédia et les outils du web sont maintenant inventés, il n’y a plus à les expérimenter dans les derniers effets spectaculaires démonstratifs que la modernité pouvait justifier, attendons maintenant la généralisation éventuelle du HTML5 et que peu à peu tous les logiciels propriétaires devenus vectoraux perdent leur domination. Qui nous a assez aimés assez pour nous accorder la confiance de suivre notre anachronisme éditorial entre tradition de la culture et innovation dans la nouveauté des nouveaux codes, nous aime encore assez pour le faire en dehors de la nouveauté, sans pour autant attendre la reproduction d’une quelconque tradition sinon celle que nous fassions désordre parmi le web productif et parmi l’édition. Merci de nous avoir attendus et de poursuivre d’écouter le moment de nos mouvements.
Tour
prédictif imprévisiblement tordu
Nous savons que venir au monde c’est finalement mourir, c’est prédictif ; mais les conditions de notre disparition sont la plupart du temps imprévisibles. Imprévisiblement, en février de cette triste année 2011 du monde contemporain, Jean-Paul Dollé nous a quittés pour longtemps, au moment où il avait pu penser comme nous que la révolution arabe allait redonner de l’énergie critique aux populations européennes pour elles-mêmes (ce ne fut pas le cas jusqu’ici). La dernière fois que nous nous étions vus c’était l’été dernier, le 27 juillet, à l’occasion d’un anniversaire privé entre amis. Puis nous avions quitté Paris. A la rentrée, chacun de nous était trop préoccupé par la reprise de ses propres affaires plutôt que prévoir d’immédiates retrouvailles ou dîners, mais nous nous étions parlé au téléphone, d’autant plus que nous tenions devant nous un projet commun.
L’écoute justement au centre des perceptions suggestives de l’intellect, à propos desquelles Jean-Paul se livre à un développement dans son essai inédit sur l’« habité de l’écoute », l’intégration de l’audible et du visible par l’écriture dont il accomplit la traduction en lui lors d’une lecture publique d’extraits de deux livres de Paul Virilio, à laquelle il assiste et dont il retranscrit l’expérience, sont peut-être la raison pour laquelle il me l’a confié, alors que je ne pensais pas le lui avoir demandé. Un cadeau. C’était toute la quête critique du franchissement des catégories à laquelle criticalsecret conviait. Il me faisait donc un véritable don.
Habiter l’écoute n’est peut-être pas un des meilleurs discours de Jean-Paul (je ne sais pas, il faut que chacun en fasse sa propre lecture ; en tous cas jamais dans criticalsecret la question de publier ne fut posée pour aucune des contributions qui nous furent faites, si ce n’est que parfois elles durent attendre, et c’est de lui — bien de lui.
Nous abordons ce jour le terme de notre dernière rencontre avec Jean-Paul, l’été dernier plus clément que celui-ci — peut-être parce qu’il n’est plus parmi nous pour se réjouir du soleil, alors le temps reste maussade. Le 27 juillet nous publierons Habiter l’écoute, sans attendre l’occasion d’une publication collective, car c’est en premier lieu l’inauguration de www.criticalsecret.net en blog de www.criticalsecret.com, qui lui restera dédié.
Le 27 juillet, festif, intensément convivial et solidaire, par lequel Jean Baudrillard nous reste proche — étant sa date d’anniversaire commune avec une des nôtres, — lui qui m’inspira le concept de criticalsecret, autour d’une Carte blanche que lui avait proposée en 1996 François Barré, pour le CNAC Pompidou, et qu’il avait consacrée à des invitations hebdomadaires sur « la masse critique », où des astro-physiciens intervinrent, je voyais une métamorphose du politique dans les rebondissements aléatoires et la capacité de les appréhender et peut-être même d’en déceler les avants-signe dans les langages de la communication. Dès lors je me disais qu’il n’y avait plus de dogme mais sans jeter les exigences de la méthode critique, retrouver la subtilité d’intervenir à la périphérie des circonstances. « Gambit des étoiles » même pas papillon... Métamorphoses du militant en poussière d’étoiles égal à l’environnement révolutionnaire — cosmique. Justement, comme Jean-Paul Dollé et lui ne partageaient pas de cercle amical, et Jean-Paul pariant encore sur le sujet existentiel en ce temps de l’objet comme objet propre de la pensée (pas dans son dernier ouvrage où le démantèlement de la cité et de la culture paraissent avoir raison de tout), ce fut bien une des singularités de criticalsecret que d’avoir pu réunir autrement et ailleurs leur différence, (et qu’elle resta ensuite solidaire en d’autres lieux contre la tourmente dévastatrice des attaques contre l’autonomie de Baudrillard), à la MEP et dans la diversité contradictoire de www.criticalsecret.com.
Jean-Paul Dollé. Hommage à son amitié éclairée, au souvenir de son exubérance magnifique, à la correspondance silencieuse de son attention philosophique à la création des autres.
Aliette G. Certhoux