« [...] Dans les années 1940, Mann, alors qu’il travaille sur L’histoire d’un roman : La genèse du « Docteur Faustus », se rappelle les termes lukácsiens et les note : « Si des œuvres de mes actes de jeunesse avaient assumé un caractère monumental... elles l’auraient fait de façon inattendue et involontaire. »
En dépit d’une grande importance dans le contexte de la relation Lukács-Mann, concernant une preuve directe de la présence d’une symbiose mentale (
geistige Symbiose — affinité spirituelle-intellectuelle)
[1], Thomas Mann laissa non mentionnée — sans doute
pas involontairement — une étude, dans le même volume de Lukács, intitulée
Die Seele und die Formen,
Sehnsucht und Form : Charles-Louis Philippe (
Le désir et la forme : Charles-Louis Philippe)
[2]. Bien avant d’être inclus dans la collection des volumes, l’essai avait paru, en format quelque peu raccourci, dans la publication de Février 1911
[3],
Die Newe Rundschau, la revue interne de S. Fischer Verlag, l’éditeur allemand de Mann. Mann, abonné et lecteur assidu de la revue, lut l’essai avant de commencer le travail sur
La Mort à Venise, à l’automne 1911. [...] »
[...] Dans son traité sur La Mort à Venise, Wolfgang F. Michael pose la question : « Thomas a-t-il eu de fait Platon à l’esprit pendant qu’il travaillait sur sa nouvelle, ou s’agit-il simplement, à lire une personnalité dans le réseau complexe de l’œuvre, d’une sagesse rétrospective ? il serait intéressant d’inclure Platon dans la spéculation... ou même Stefan George. »55 [5]
Au moins est-il en partie répondu à la question de Michael si l’on attribue la source d’une impulsion intellectuelle décisive à l’essai de Lukács.
[6]
La trace laissée par cet essai va au-delà de son impact dans la nouvelle ; il a suscité l’intérêt de Mann pour un écrivain français, Charles-Louis Philippe, peu connu et encore moins lu en Allemagne
[7], aux travaux duquel Lukács consacre un traité. Encore en 1907, Mann se souvient toujours du traité de Lukács sur Philippe : parlant de sa maladie récente, dans une lettre à Philipp Witkop, il note que « la maladie est une forme d’existence qui a son attirance et ses avantages propres et qui me rappelle toujours les mots vraiment appropriés de Ch. L. Philippe : « les maladies sont les voyages des pauvres ». L’occasion m’est assez souvent donnée de le citer. »
56 [8] La phrase souvent citée vient directement de l’essai de Lukács, qui a parsemé son traité avec des citations françaises extraites des œuvres de Philippe. Je tiens à remarquer que dans cette étude Lukács a fourni les grandes lignes de l’histoire de plusieurs romans de Philippe. Fait intéressant, certaines des situations et des problèmes décrits par Lukács ont leur parallèle dans le roman tardif de Mann
Le Docteur Faustus, que, selon Mann lui-même, il conçut dès 1901 et pour lequel il commença à collecter des matériaux en 1905. Une des œuvres de Philippe mentionnées par Lukács est le roman
Marie Donadieu [9], dans lequel deux amis luttent pour une femme, exactement le cas semblable de Marie Godeau dans le
Faustus de Mann. L’un des amis l’emporte auprès de la femme grâce à « des monologues excellents et intelligents », dit Lukács ; dans
Le Docteur Faustus, Rudolf Schwerdtfeger utilise sa « conversation intelligente » pour gagner le coeur de Marie. En outre, Lukács a résumé un autre roman de Philippe, intitulé
Bubu de Montparnasse, dont l’histoire a lieu envers la maladie de la syphilis en toile de fond. Lukács écrit, « La relation entre l’étudiant et la petite putain — une relation qui de façon convaincante est belle et pure — commence quand il attrape la syphilis de sa part. La maladie les rassemble. »
57 De même, l’incident dans le bordel est le « déchaînement meurtrier »
[10] de tout ce qui advient dans
Le Docteur Faustus. Il est vrai, comme le soutient magistralement Gunilla Bergsten, que « l’idée de Mann de lier le génie artistique à la syphilis a été suggéré par le cas de Nietzsche, » et le roman sur l’addiction « contient un bon nombre des concepts et des pensées favoris de Nietzsche. »
58 Coïncidence ou pas, la description de la deuxième rencontre fatidique entre Adrian et Leverkühn, l’étudiant et la petite « jeune fille » — la prostituée, — montre dans un domaine au moins une similitude remarquable : également dans
Le Docteur Faustus, l’union ultime entre l’étudiant et la prostituée est accomplie par la transmission de la maladie, à travers « l’étreinte dans laquelle l’un a misé son salut et l’autre l’a trouvé ». La « pure et belle » relation du roman de Philippe tient son homologue dans la description de la rencontre par Mann telles une « purification » et une « sublimation », ou la « magie ».
59 Cette caractérisation saisissante de la rencontre fatidique ne peut être mise en relation avec le « Nietzsche de l’
Erlebnis »
[11] de Mann. Il ne semble pas exagéré de supposer que la tendance bien connue de Mann à « recueillir » et à utiliser par le biais de sa « technique de montage » (Bergsten) chaque brin d’information disponible, le texte et / ou le personnage furent effectivement au travail. Or Mann a conservé son souci pour Philippe pendant une longue période. Dans une lettre en 1920 il fait remarquer : « ces derniers temps, j’ai lu beaucoup de Ch. L. Philippe et me suis amusé à en jouer contre [Romain] Rolland... »
60 [12] La citation qu’il avait utilisée trois ans plus tôt (« les maladies sont le voyage des pauvres ») venait aussi du roman
Bubu de Montparnasse [13]. Ces cas d’emprunt (s’ils en sont) n’ont pas l’importance d’autres découvertes sur l’interconnexion Lukács-Mann ; ils n’alimentent que des indices et des astuces sur la nature des techniques littéraires de Mann...
[14]
Pour répondre à ma question de savoir si Lukács avait eu immédiatement conscience du rôle joué par son essai dans la conception de La mort à Venise, celui-ci a dit :
« Non, très honnêtement, je ne l’avais pas remarqué. C’était si magistralement intégré — caché — dans le texte, que l’idée ne m’était même jamais venue à l’esprit. La conscience qu’il y eût un lien entre mon travail du début et Thomas Mann est venue beaucoup plus tard. Pour autant, cette découverte fut une chose extraordinairement intéressante et passionnante pour moi. »
61
[...]
Judith Marcus
Georg Lukacs and Thomas Mann : A Study in the Sociology of Literature,
Chapter 1. Spiritual closeness : Interaction, Influence, and Congruence
p. 30 (entête), pp. 34-35 (article).
Éditorialiste (traduction et notes de la rédaction) :
Louise Desrenards
Remerciements : Avec l’accord de Judith Marcus [15].
Cette recherche est dédiée à Simon Guibert
à propos de La Revue Blanche.
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Notes du document original
Les notes de référence de l’auteure ne sont pas traduites parce que les essais contemporains cités sur Thomas Mann n’existent pas en version française et la version française de la correspondance (Briefe) de Thomas Mann a été publiée en volumes regroupant les courriers non par périodes mais par correspondants ; enfin, la pagination de L’âme et les formes de Georg Lukács ne correspond pas à celle de la version anglophone. Donc donner une version française correcte de ces notes supposerait des recherches pour re-localiser les citations ; néanmoins nous pensons intéressant de les reporter dans leur version originale, à la lettre même, car elles sont utiles au repérage des sources de l’essayiste dont nous avons traduit l’extrait.
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55. See Wolfgang F. Michael, “Stoff und Idee in ‘Tod in Venedig,’” in Deutsche Vierteljharschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte 33, no. I (1959), pp. 13-19.
56. See Mann, Briefe 1889-1936, ed. Erika Mann (Frankfurt am Main : S. Fischer Verlag, 1962), p. 139. My translation. Cf. Lukács, Soul and Form, p.9. Lukács writes, “The phrase perhaps expresses most clearly the twin aspects of the condition of poverty, its inner wealth and outward weakness.”
Mann was obviously thinking along the same line when his invalid existence (outward weakness) supplied him time for introspection (inner wealth).
57. Lukács, Soul and Form p. 102.
58. See Gunilla Bergsten, Thomas Mann’s Doctor Faustus : The Source and Structure of the Novel, Trans. Krishna Winston (Chicago ; University of Chicago Press, 1969), p. 58. This is an excellent study ; it not only contains a highly reliable compilation of the sources for the novel, but is also highly instructive with regard to the novel’s cultural background and Mann’s literary techniques, such as the “montage” technique.
59. See Mann, Doctor Faustus. Trans. H.T. Lowe-Porter (New York : Alfred A. Knopf, 1949), p. 155.
60. Mann, Briefe, 1889-1936, p. 175. My translation.
61. My unpublished interview with Lukács, May 7, 1971.
Georg Lukács et Charles-Louis Philippe l’énigme de Thomas Mann (excerpt from Judith T. Marcus, Georg Lukacs and Thomas Mann : A Study in the Sociology of Literature, p.30, pp. 34-35.), a title and a translation into French by Louise Desrenards @ La RdR is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivs 3.0 Unported License. Based on a work at http://www.umass.edu/umpress/.
Pour mémoire :
– Thomas Mann, dans l’encyclopédie Larousse (accès gratuit)
– Thomas Mann, dans l’encyclopédie universalis (il s’agit d’un sujet de 10 pages dont la première est accessible sans abonnement).
– La première page de l’article dédié à La montagne magique, dans l’encyclopédie universalis.
– Thomas Mann, dans fr.wikipedia.
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