ENEZ EUSA(le livre des fragments)
Second cahier — 2/3
Premier cahier
Troisième cahier
…♢…
Photographie en frontispicedeBruno Roche
Sur la plage,
des galets, peut-être des écailles
rejetées là à marée haute,
en proie aux affres de quelque métamorphose,
luisent.
Galway Kinnel
Finalement toutes les tempêtes
quelles qu’elles soient
ne sont que la périphérie d’un calme.
Ko Un
♢
ENEZ EUSA
(le livre des fragments)
Journal d’Ouessant — Second cahier
13 poèmes
♢
AUBE
Pleine lune
Réveillé par la deuxième aube
Un rapace siffle longuement sur la lande
La pureté coupante de son chant, si vif
ouvre le temps
qui tout à coup s’effondre dans la fraîcheur d’un instant blanc.
LES PARTIES LES PLUS FROIDES DE L’ÎLE
Tournage sonore – Corn Héré
Une profonde entaille dans la roche
Tout un pan de la colline se scinde et bascule vers le grand océan
qui travaille ici, depuis des siècles
et rogne progressivement la part qui lui est due
C’est au fond de cette gorge
où, à marée haute, s’engouffrent des vagues acides et dévorantes
que nous décidons de revenir la nuit
pour filmer, enregistrer
éclairés de ces quelques torches huileuses confectionnées à la hâte
et soigneusement installées en équilibre dans les interstices de l’édifice naturel
19h, côte nord-ouest de l’île, passage du Fromrust
le soleil disparaît
bientôt happé, à l’horizon, par une brume de mer prête à tout effacer
Chute des températures, complexité rare de l’atmosphère
La balance des couleurs, imprévisible, peigne le ciel humide et froid
À l’aplomb de l’océan : premières étoiles et constellations
Chevelure de Bérénice — amas stellaire empoussiéré
Chiens de chasse (Canes Venatici) où se situerait M51, la galaxie du Tourbillon, structurée en spirale
Grande Ourse Ursa Major et ses sept étoiles brillantes
&
Polaris (Stella Maris, Navigatoria) toujours visible, à jamais…
Désormais, ici-bas, les acteurs pataugent dans une longue vasque d’eau saumâtre, peu profonde
leurs jambes se perdent dans cette substance peuplée de varech nauséabond
qui s’agglutine, s’amasse, poisse
et bientôt se désagrège
La roche, assombrie de l’intérieur, perd bientôt de sa dureté et de son éclat
Elle nous capture, petit à petit
jusqu’à ce que nous ne fassions qu’une seule et même pâte indistincte
Ce qui tout à l’heure semblait une simple déchirure ouvre bientôt le goulet sur une béance
Le rythme de notre marche ralentit
puis, progressivement
s’accorde à cette passe en direction des profondeurs de la Terre
Proches du silence
nous voici à l’écoute de ce qui semble être le souffle du réel
lorsque soudain, un œil sombre, très sombre, ricane depuis les bas-fonds
(tous, nous en sommes témoins)
comme s’il voulait nous jeter en pâture à la bestialité de cet océan qui résonne
et frappe les à-pics, profondément, depuis les parties les plus froides de l’île.
LA NUIT (NIOU-UHELLA)
Pour Adam Nilsson
La nuit
nous perdons un peu de vie
La nuit, balayée par les phares
La nuit sans repos, forge luminescente
(sur la grève s’échangent un milliard de vies chimiques)
La nuit, grignotée dans ses profondeurs par une eau encore plus noire que la nuit
La nuit, le dormeur construit, l’araignée file, l’aveugle voit
La nuit est un visage
La nuit la vitesse s’accroît
Qui parle ?
Qui écoute ?
La nuit
pour ceux qui travaillent
les vivants
La nuit, seuls, sur cette île
à la dérive comme à l’avant du monde
La nuit surplombe l’océan
elle prépare ses phosphorescences
semblant remercier le ciel
Ici, un œil clair danse avec les formes
et ouvre, magnifiquement
l’espace.
POINTE DE PERN
5h45
Dès l’aube, sur la grève
face à cette clarté qui rebondit sur un miroir immense
Pierres grisâtres de toutes tailles
profondément usées par une incroyable chimie naturelle
Au sol, cette accumulation de minuscules galets, noirs comme de l’encre
semble être un piège pour la lumière
Algues Laminaires, Varech, millions de coquilles brisées
quantité de sel, de cristaux, de détritus plastifiés plus ou moins arrondis
outrageusement colorés
Plus bas
le sol est spongieux
son odeur forte, très très forte, remonte à chaque pas
La force du jour, le feu
L’océan métallique subitement s’agite
Quelques vagues hautes
— une tempête venue de nulle part ? —
entament leur gigantesque battue perpétuelle et brisent, définitivement, du miroir
le reflet.
SUR LES PLUS HAUTES FALAISES
Sur les plus hautes falaises
là où le vent chute, vertigineusement, en direction de l’océan
et tente une mêlée impossible avec le jeu fou des goélands, les vagues et l’écume
comment de ne pas être au plus proche d’une véritable sensation du monde ?
PENN AR RUMEUR
Sur la grève
Une pierre noire, très lourde — un obstacle à la périphérie du calme —
Comment est-elle venue jusqu’ici ?
DANS UN RÊVE
Stang ar Glann
Quelque chose d’immense se faufile jusqu’ici
en un millier de lamelles d’eau
Océan dur, visage de glace — une vague gigantesque
bruyante, intense, mais définitivement figée
...courants profonds, multiplicité animale et végétale
liaisons tournoyantes, cheminements complexes entre terres et îles...
Une onde, lentement, s’extirpe de la matière immobile
Malgré la peur, comment retenir cette force ?
S’incliner, respectueusement
et reculer, peu à peu
sans prétendre être supérieur.
L’ÉPREUVE NÉCESSAIRE
Aube de la cinquième heure
Douleur immense, insupportable déchirure
à l’instant de la mort
Idée fausse, crois-tu — mais qu’en est-il lorsque seul le corps compte et que l’on s’y accroche comme une bête sur sa proie ?
Toute une vie, un millier de peaux
L’esprit, la matière, l’espace — [1]
La respiration, parfois, s’arrête au sommet de la respiration
Expérience exacte
Pour au final — voici notre chance — être tranchés, vivement.
PENN AR BED
Baie de Poull Ifern
Combiner ce qui vient du dehors avec le sel de la phrase elle-même
Boue pressée entre les doigts, expression déjà là
Concilier ce que tu vois avec l’exigence d’une forme — cette croissance à partir d’elle-même
semblable à l’évolution de tout être vivant
De ta main s’échappe un être recroquevillé
D’instinct, il prend goût à la lumière, se déploie, s’échappe
Et définitivement s’aventure.
ÉNIGME
L’énigme, une fois résolue, la compréhension reste comme suspendue
La vie est précieuse
sans cesse changeante ; elle tourbillonne, peu à peu nous délivre
enfin, elle nous ouvre
Et nous voici seuls
Mais, dis-moi, de quelle résolution parles-tu ?
CIEL & FALAISES
Pointe de Bach’aol — 19h
Des nuages
un autre nuage émerge
blanc sur blanc, énorme
Il projette son ombre longue, pâle
grandit et grandit encore
cherchant à s’extirper
Phénomène local, unique, excentrique
Grand mouvement multipliant les fluidités cachées
Un avion, petit, lointain
silencieusement le contourne puis disparaît
gobé par cet amas complexe de vapeurs sulfureuses et jaunâtres
— cri du ciel bientôt dissolu —
Et tout se fond, finalement, dans l’indifférencié.
MONTÉE DES EAUX
Île de Keller
La rumeur des flots attise les lointains
et dégage une myriade d’îles éphémères : elles combattent à l’horizon
composantes éparses d’une mâchoire océane, bien réelle, glaciale et provocante
J’ai vu un oiseau rapide, puis un autre encore
yeux noirs, pattes rouges
se faufiler entre les roches avec l’aisance d’une flèche
J’ai entendu la pierre se disjoindre
J’ai observé le sel cuire le sol boueux
désormais percé d’innombrables cratères jusqu’à se muer en un étrange système limbique
J’ai assisté à la montée des eaux : d’un jour à l’autre l’océan se vide et se remplit
Qui me croira ?
J’ai observé le cadavre d’un grand poisson sanguinolent
œil cave bouffé par les crabes
crâne minutieusement fourragé par je ne sais quels prédateurs
J’ai contemplé l’aube grandissante
balayant, à l’avant d’elle-même, le vent en tourbillons
et, depuis cette crête immatérielle
j’ai entendu hurler un oiseau sans nom
Aujourd’hui, ici-même
quelques mousses orangées flageolent dans l’air toujours changeant
puis se décrochent, avant d’aller se prendre dans le vent et fondre, définitivement
à la lisière d’immenses circonvolutions granitiques gorgées de cristaux
Au sol, d’énormes coques blanches laissent apparaître leur chair intime, violacée
se distribuant un immense territoire sur la zone rocheuse la plus rugueuse
Enfin, un crabe chevelu, tête sombre, yeux vifs
(à qui je ne veux pas d’histoires)
disparaît dans les interstices
puis se retourne, me regarde et m’attaque brutalement
les pinces en avant
comme si j’étais à l’origine du déclin de toute sa lignée.
&
UN ÉQUILIBRE NATUREL
Ar C’huld
Est-ce l’océan qui avance ou la terre qui glisse sous les eaux ?
Conflit de forces multiples — complexités
La grève s’effondre
et sécrète une colline de galets lumineux
Sur la zone de balancement des marées vivent des êtres à coques
ils se nourrissent de varech sec abandonné ici et là sur le granit
affublés, parfois, d’étranges plumeaux pris dans le sel et les embruns
Bernaches (Patella intermedia)
balanes
anémones (Actinie)
&
laminaria hyperborea
De temps à autre
une grande vague passe au-dessus des roches qui font obstacle
puis elle se brise en un millier de diamants
L’eau sourde occupe profondément les cavités
Ici se développent de longues laminaires rugueuses, épaisses et sombres
Leur danse lente, très lente, contraste avec l’écume bouillonnante
Tout se fond dans un chaos permanent
en accord avec l’équilibre naturel qui règne en ces renfoncements
L’eau reste eau
La roche reste roche
Dépassée la pointe de Porz Men
une plage de galets géants semble sans cesse repoussée par les tempêtes
et forme une lèvre minérale de plusieurs mètres
jusqu’à cette ligne d’herbes sinueuses
détrempées
D’un seul mouvement
la masse caillouteuse prend désormais pour cible l’intérieur des terres
C’est par ici qu’en 1776 le Paramaïbo
navire hollandais à trois mâts de 400 tonneaux aurait fait naufrage
chargé de centaines de barils de rhum
ainsi que d’une cage et ses deux perroquets.
fin du second cahier
…/…
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