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6000 MOTS - 2/3 

Troisième série & quatrième série

vendredi 26 août 2022, par Lionel Marchetti (Date de rédaction antérieure : 4 novembre 2020).

Photographie / Lionel Marchetti par © EMMANUEL HOLTERBACH - 2018

6000 mots

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Photographie en frontispice
de
Emmanuel Holterbach

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TROISIÈME SÉRIE — L’épine
8 poèmes

&

QUATRIÈME SÉRIE — Nature de l’eau
10 poèmes

6000 mots

2/3

6000 mots - série 1/3
6000 mots - série 3/3

Quand tu es intense le mot jaillit
quand tu dois tâtonner
vers le mot
c’est le mot
qui donne
forme et consistance
à ce dont il est né

Charles Juliet

Comme je me suis fait, je ne me referais pas. Peut-être me referais-je comme je me défais.
Antonio Porchia

— TROISIÈME SÉRIE —

L’épine


✩...

1.

SEPTEMBRE

Quelques fruits tombés

À même le sol qui les accueille, une forme nouvelle

Cet abandon de la matière pour la matière

Un état pour un autre état

La beauté vivante de la mort à l’œuvre (elle est là, toujours, à nos côtés) — n’est-il pas illusoire de croire qu’elle ne se manifeste qu’à un moment précis et donné ?

À moins que le don, à cet instant
en cette coïncidence
soit notre capacité à voir le temps — le temps qui est là

Jusqu’à s’y laisser glisser.

2.

UNE PROFONDEUR DE LA FORME

Le silence, à découvert

Apparaît un personnage, ou plutôt, une entité

Une telle présence — il ne s’agit pas de la saisir mais de la laisser simplement se manifester

N’est-ce pas là tenir la main d’une justesse, aborder le territoire de cette réalité autre
à l’ouvrage au sein de tout ouvrage ?

Un silence, ici-même incarné, désignant le fond des événements, l’évidence d’une substance
la musique du cœur des choses qui de la sorte se révèle — une profondeur de la forme. [1]

3.

LA PLUIE, LE FEU

Premiers instants
— et non pas origine —
lorsque le O du mot origine est un cercle de feu.

4.

L’IMPASSE

Suivre les lignes ; ici et là elles se détachent du grand filet — est-ce un filet, vraiment ?

S’engager sur cette voie, mais aussitôt l’ensemble se contracte, se referme

Est-ce à dire que le présent n’existe pas naturellement ? Que lui aussi, comme toute vie vivante, naît de la forge ?

Lorsque chaque pas, chaque choix est accompagné, toujours, c’est un fait
de sa face d’ombre.

5.

MIROIR

Le temps long des jeunes années s’enfuit jusque dans les pentes abruptes

Quelque chose s’assourdit, les sens fléchissent, l’horizon n’est plus un horizon mais une sorte de mur

Voici la venue du grand piège — le singe, encore lui, posté entre les branches, avec ses yeux de bête me fixe

Réalité ou cauchemar ?

La vision s’évanouit — bourrasques et rafales, vent glacial
quelques fruits pourris sur le sol

Et toutes ces feuilles, au hasard des tourbillons.

6.

L’ÉPINE

Une épine dans le pied, énorme
qui tient si bien le coup qu’elle refuse de s’infecter, reste là, vicieuse
et pour longtemps

J’ai bien compris que j’étais son terrain, en quelque sorte sa proie

Y a-t-il quelque chose à faire ? J’en en sais rien — à l’heure qu’il est, j’insiste, je me traîne et je souffre

Je fouille un monceau de détritus.

7.

UNE FAVEUR

La parole que rien n’épuise — vie des mots, sève des plantes

À l’intérieur de toutes choses circule un vent absolument clair (des forces existent et se répandent en de tels interstices)

Une faveur simple, parfois, nous est accordée : le ressentir

Depuis cette ronde
quelque chose du monde
—  une exactitude —
grandit et s’élance.

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8.

LA LEÇON

Inspiration, rigueur et relance — une place enfin laissée libre

Suivre le souffle.

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✴︎

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— QUATRIÈME SÉRIE —

Nature de l’eau


✩...

1.

NATURE DE L’EAU

La nature des mots, la nature de l’eau

À tel ou tel instant, au sein du flux, apprécier cette coïncidence

Une saisie

La matière existe et s’érige
elle donne ce qu’elle peut, le maximum souvent, c’est-à-dire ce qu’elle est

Puis elle retourne en ces régions étales qu’elle seule connaît

Il ne s’agit pas d’une attente ni d’un repos

Être au mouvement immobile, au beau milieu d’une dynamique
et plus que cela

Le lac intérieur

En deçà ou au-delà de l’instant

La nature des mots est-elle celle de l’eau ?

2.

GÉOMÉTRIE D’UN RENCONTRE

1.

Frondaison luxuriante, branches et ramures
le vent, la forêt
un arbre — à lui tout seul grand livre de la Terre
toutes feuilles offertes et frémissantes dès les premières lueurs du jour

Il n’y a pas de désir désirant

Seul existe l’impératif d’une existence nue.

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2.

La conscience glisse, danse, se faufile à sa juste place, en son lieu d’évidence

Elle participe de toutes choses et vibre

Un pas devant l’autre, une marche, le chemin de l’errance — est-ce bien réel ?

Géométrie d’un rencontre

Précise, ici-même

Mais surtout incandescente.

3.

ENTITÉS

1.

Nœud d’épais cordages
déposé par l’océan sur les laves froides de la grève accidentée

Cet improbable bois d’eau, énorme, lourd — une pensée pétrifiée.

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2.

Intention océane

Hasard savant des phénomènes

L’interprète interprète-t-il ou déchiquette-t-il des cadavres ?

4.

ENTREVUE

La droite et la gauche se divisent, découvrent une faille — une passe ? —
et la faille s’ouvre, crie

Le silence qui d’ici rayonne, plus qu’une humeur est un mouvement

Mouvements d’eau, mouvements d’air, râles

Un autre lieu

Du temps sur du temps, de la matière sur la matière se métamorphosant pour accueillir le paradoxe d’une chaleur immobile

L’espace révélé, en ces instants, attise une flamme

L’expérience — à quel type d’illusion appartient-elle ? —
est-elle à chaque fois reliée à un fond identique qui lui insufflerait de quoi survivre, et revenir
ou bien cette entrevue serait-elle la coïncidence, l’instant d’un éclair
avec le flux du monde ?

5.

LES ORAGES

Le sol tremble, l’eau, sous terre, circule longuement

Pureté et boue sont ensemble à leur juste place et se distribuent, c’est ainsi, l’ensemble des phénomènes

La beauté est partout

Le ciel se déchire, il nous offre la capacité tranchante de choisir ou de ne pas choisir

La panoplie des questions, la panoplie des désirs

Pourquoi ne pas les apprécier ?

6.

TROPHÉE

Long serpent noir, avec ses deux têtes, petites, toutes deux épinglées au mur

Saveur difficile offerte au chasseur — la peur d’un tel monstre.

7.

DANS UN RÊVE

Un soupçon de réalité, étonnamment accordé à la réalité
s’équilibre finement dans l’espace du rêve — je reconnais ce visage, beaucoup plus jeune
avec ce sourire et cette bonté un peu triste mais définitivement juste

Figure d’homme (figure pailletée, fourmillante, milliers de cristaux dansants qui tous prennent la lumière et se réfléchissent les uns dans les autres)

Les souffles harmoniques [2] qui enlacent sa présence se répandent jusqu’ici

Et toute cette matière est entourée de silence.

8.

UNE FAILLE

En suivant La Bête humaine de Jean Renoir

1.

Le je (absent bientôt — et soudainement)

Les mots en-deçà des mots recouvrent les mots qui ne sont que des mots ; une vibration, une intensité
au sens d’un abandon pour une absorption de soi dans les linéaments

Le filet savamment tressé de l’égarement

Les hommes, leurs machines et ces autres accumulations soi-disant nécessaires

La bête

Jusqu’à ce rêve de lumière, illusion tout autant.

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2.

Dans un train
poussé par une force métallique

Le fer aime le fer

Les étincelles et le bruit

Et cette bascule immense, à l’horizon

L’espace, la vitesse, la distance depuis les tournoiements

S’il existe des forces, l’une d’elle, acide, mordante, nous transforme

À l’instant du réveil, à l’instant du sommeil

Tout se défait, ploie, se courbe

Une faille

Délivrant de l’abîme soit un râle, soit un chant — le chant de l’expérience du monde. [3]

9.

LA CICATRICE AU COU

Le vent est là, il nous disperse pour le grand partage

Un tourbillon

Considérer le vent, l’accueillir à bras ouverts

Un peu de moi dans le vent, un peu de moi avec le vent

Les prairies, les forêts, les montagnes et les océans

Oui, c’est cela
faire le grand tour
à l’angle de toutes destinées

Accepter, dès lors, la diversité des formes, accepter que soufflent les grands nuages.

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10.

L’ÎLE DU FEU

Une ligne enflammée, puis ces autres lignes, nombreuses (elles tombent à l’inverse du feu et tissent des nœuds)

Une pierre apparaît
matérialité dense, prise au torrent du temps, s’insérant dans le blanc des pensées

Depuis cette phrase qui parfois suffit

Le feu
une boule dans le bas du dos

Flèche plus que tournoyante

Impact de certitude

Et dans cette boule, fichées, d’autres lignes encore.

✴︎

Lionel Marchetti - 6000 mots
(2016/2019)

2/3

…/…

P.-S.

Je me lamente sur ton sort, ô Esprit !
Imperceptiblement, tu t’es attaché au monde illusoire.
Même l’ombre des possessions va s’estomper,
Pourquoi as-tu oublié le vrai Soi ?

Lalla (poétesse tantrique du quatorzième siècle)
in Chants mystiques du tantrisme cachemirien / Points Sagesses 2000 / traduction Daniel Odier.

6000 mots - série 1/3
6000 mots - série 3/3

Notes

[1Roberto Juarroz, in Poésie et création, éd. José Corti, traduit de l’espagnol (Argentine) par Fernand Verhesen, éd. 2010.

[2François Cheng.

[3Rainer Maria Rilke, in La mort du poète, in Nouveaux poèmes, traduit de l’allemand par Lorand Gaspard et Jacques Legrand, éd. Points, 2008, p. 23.

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