Dans La Végétarienne, le roman qui lui a valu en 2016 le Man Booker International Prize, Han Kang observait le monde et s’interrogeait sur une réponse possible à la violence humaine. Dans Blanc, c’est vers l’intérieur qu’elle tourne son regard, pour scruter sa propre vie. Mais d’une manière qui fait toute l’originalité du livre. Car tout y est vu, analysé, remémoré à l’aune d’une couleur : le blanc. Blanc comme des flocons de neige qui recouvriraient lentement les événements d’une existence et les unifierait peu à peu sous un tapis immaculé.
Pourquoi le blanc ? Han Kang avoue qu’elle serait bien en peine de l’expliquer clairement. Peut-être parce que c’est la couleur du deuil dans certains pays ? Or c’est bien une perte ineffaçable, un deuil taraudant qui est au centre de l’histoire. Lorsqu’elle avait vingt-trois ans, la mère de la romancière a dû accoucher seule, prématurément. Pendant deux heures, elle a exhorté l’enfant qu’elle venait de mettre au monde, une petite fille, à survivre. « Ne meurs pas. Ne meurs pas, je t’en prie », lui murmurait-elle à l’oreille. Mais le bébé a rendu l’âme. C’était la soeur de la narratrice qui, née après elle, l’a en quelque sorte « remplacée ».
Par l’écriture, Han Kang fait revivre cette aînée qu’elle n’a jamais connue. Cette pensée est associée au blanc. Le blanc d’un lange ou d’une couverture pour bébé. Mais aussi, le blanc du riz ou de la fleur de magnolia… Dans les premières pages, l’écrivaine dresse une liste de ces objets ou images qui seront son fil d’Ariane. Vers quoi la guident-ils ? Difficile à dire. « Chaque mot que je notais me troublait étrangement. J’avais envie de faire ce livre, je sentais que l’écrire allait produire une transformation en moi. Que j’avais besoin d’une pommade blanche pour l’appliquer sur mes plaies, d’une compresse blanche pour la recouvrir ».
Il y a en effet quelque chose de très apaisant dans ce mince récit. Chaque terme donne lieu à un texte court, aussi finement ciselé et délicat qu’un cristal de glace. Ces mots, Han Kang les place les uns derrière les autres, comme sur une brochette ou sur une corde à linge. Et peu à peu se reconstruire une vie, derrière des silhouettes ou des souvenirs qui a leur tour s’évaporent dans une atmosphère aussi légère que du gaz. Bien sûr, tout ce blanc est ponctué de noir, pour faire contrepoint. Aussi Han Kang a-t-elle habilement parsemé son texte de touches de noir — comme des traces de chaussures dans la neige ou bien les pupilles, à peine entrevues, de l’enfant disparu : la pureté n’existe pas sans son négatif.
Le miracle de sa prose, c’est de nous faire « voir » les choses qu’elle nomme. De nous les faire voir avec un étonnement simple, innocent, comme si c’était la première fois. De nous montrer un cristal, une fleur de neige, la gelée matinale ou de simples rideaux de dentelle, comme s’ils avaient un message à nous transmettre.
« Est-ce parce que quelque chose de pur vit en nous que la vue d’un objet aussi propre nous émeut tant ? », demande l’écrivaine.
Ce n’est pas un hasard si on parle de style « épuré ». L’écriture de Han Kang est remarquablement sobre et « propre » elle aussi. Elle ne répond pas à la définition de ce qu’on appelle une « écriture blanche », car elle n’a rien de neutre. Au contraire. Elle bouleverse immédiatement. Au fil des pages, on se remémore la phrase du début : « J’avais envie de faire ce livre, je sentais que l’écrire allait produire une transformation en moi. » La force et la grâce de ce recueil sont telles que cette transformation touche aussi le lecteur. Peu à peu, a travers les mots — et même les « blancs » entre les mots —, s’opère une évolution physique et métaphysique bienfaisante. « Une étrange consolation ». La consolation d’être en vie. Relié à quelque chose de plus grand, aussi impalpable que la fumée ou le silence.
Cette soeur, on n’en parlait pas dans la famille. Avec ce livre, Han Kang remplit la page blanche qu’avait laissée sa mort. À la fin, tout ce blanc dont elle l’a enveloppée forme un grand linceul de mots. Elle a pu lui faire ses adieux, se réconcilier avec sa disparition. « Je vous verrai dans le silence d’une forêt de bouleaux, lui écrit-elle. Dans la quiétude régnant près d’une fenêtre qui laisse passer des rayons du soleil d’hiver. Dans les grains de poussière brillant, flottant dans la lumière… » Le blanc qui sied si bien à la talentueuse Han Kang, est aussi la couleur de la paix.