« Qui n’a jamais eu l’impression que sa vie (...) attend un exaucement inconnu - un complément pour se parfaire ? »
Ernst Jünger in Polarisations
Ce qui d’emblée frappe à la lecture du Traité du rebelle, petit ouvrage écrit en 1951, dense et lumineux, d’un auteur que l’on ne connaît pas encore assez, c’est son actualité. Sans doute en est-t-il ici comme du Discours de la servitude volontaire, de La Boétie : il traversera les siècles avec la légèreté d’un texte sans âge, offrant ses ressources à tous les peuples écrasés par un pouvoir totalitaire, en appelant sans délais à un mouvement de résistance. Car quoi de plus banal que de constater, au fil des ans, le nombre toujours plus accablant de petits chefs, de dictateurs, et autres assemblées exécutantes plutôt qu’exécutives, dès lors qu’il n’y a plus de contre-pouvoir ? Résister, c’est alors le mot d’ordre le plus commun, le plus inactuel, qu’il faut sans cesse répéter, avec le courage qui chaque fois l’accompagne. Et si hic et nunc nous ne sommes pas en temps de guerre, sachons cependant repérer les censures, les autocensures, et les abus de pouvoir amoindrissant les libertés.
Il n’est ainsi qu’à songer aux récentes actions des comités « anti-pub » pour s’en convaincre : la résistance au consumérisme, à la propagation publicitaire dans tous nos lieux de vie, n’a pas été sans répression. Si l’on a bien voulu que quelques-uns s’amusent à crayonner ou taguer sur les grands panneaux d’affichage polluant et ponctuant nos cheminements quotidiens, la permission ne valait que pour un espace limité, que l’on pouvait surveiller, un espace qui du coup s’est avéré stérile : la résistance, institutionnalisée, s’était transformée, perdant son acuité et sa force. L’opposition des rebelles s’était dissoute dans la propagande marchande, pour aller du côté d’un combat entre David et Goliath qui était perdu d’avance, parce qu’il était codé, et que les personnages étaient d’avance neutralisés. C’était là oublier un des premiers points de Jünger, l’un de ses premiers principes : dire « non » dans un lieu agréé, autorisé, ne suffit pas ; il faut frapper précisément là où l’on ne s’y attend pas, sans quoi la protestation reste vaine et sans trace. Elle servirait même, plutôt, ceux dont on veut se défendre, en étant discréditée puis récupérée. Et c’est bien ce qui, pour les comités « anti-pub », s’est passé.
Même si nous ne sommes pas sous le joug d’une dictature, nous ne sommes pas non plus sortis d’une ère où la Police est en hypertrophie, où, au lieu de protéger, elle tend à générer un sentiment d’insécurité. Car croiser partout des hommes en uniformes et armés provoque la peur, plutôt qu’elle ne l’atténue : elle nous confine dans un état d’urgence permanent, elle nous inquiète et finirait même par énerver : les armes, trop nombreuses, appellent la guerre, après que l’on s’est occupé de sa propre sécurité. Seules réponses face à la peur, cette grande peur que notre société est censée toujours éprouver, face à la délinquance, au vieillissement de la population, à la précarité, au chômage, et autres virus, les armes l’accentuent au lieu de nous en libérer, et se trompent de cible, n’atteignant que la surface d’un malaise profond dans les marges de notre société, marges qui se retrouvent au centre des dispositifs de surveillance et de contrôle continu : ainsi les armes finissent par générer la peur, au lieu de s’en dégager. C’est elle qu’analyse d’abord Jünger. C’est elle que l’on doit comprendre, avec ses corollaires que sont la contrainte, et l’isolement, si l’on veut qu’advienne une ère de liberté, s’articulant mieux avec les nécessités du temps.
Ainsi commence et finit le Traité du rebelle : pourrons-nous délivrer l’homme de la peur ? Pourrons-nous dessiner, face aux nécessités de notre temps, un nouvel espace de liberté ? Le chemin pour y parvenir est sinueux, escarpé, mais il existe en chacun de nous, en chaque personne digne de ce nom, douée de courage, et que la figure du Rebelle, après celle du Travailleur, guide. Chaque époque a ses démons, chaque époque a aussi ses antidotes aux poisons qui s’insinuent dans nos esprits, que le Traité nous apprend à voir.
Reprenons ce chemin inauguré par Jünger : le vote est-il toujours une manière d’expression libre et légale, où l’électeur, en pleine assurance de son pouvoir, peut faire valoir son opposition ? N’est-il pas bien plutôt un questionnaire guidé, l’espace d’une résistance toute surveillée, qui n’admet pas même le "non" du silence abstentionniste, ou le bulletin blanc ? Car au fond les décisions sont déjà prises, et tout n’est affaire que de communication. Cette forme de rébellion, pauvre dans son effet, n’est pas à la hauteur des exigences du temps, comme la demande d’une démocratie participative, en lieu et place de la désaffection logique du politique qui sévit chez les jeunes générations en particulier. Mais, le pouvoir en place s’adosse bien plutôt aux chiffres tout abstraits des sondages et des statistiques, où l’on confond, par-delà le relatif des chiffres et des questions posées habilement, la voix reconstruite d’une prétendue majorité, et celle de la vérité. Il y trouve une pseudo-légitimité où la contestation devient presque impossible : en évitant les référendums ou les votes qui pourraient aller à son encontre, le pouvoir étouffe le tumulte démocratique, voire l’invalide. A dire vrai, nos gouvernements se sont éloignés de longue date de leur "base", le peuple, avec l’opinion implicite que la minorité éclairée des dirigeants pouvait administrer une majorité confuse, inculte et naïve, puis se reconduire pour les prochains mandats.
C’est dans ce contexte que naît l’élitisme particulier de Jünger, en 1951 : faire confiance à une infime frange de la population, qualifiée de Rebelle, quitte à ce qu’elle n’en représente que 1 %, était pour lui chose acquise, selon un ordre de valeurs opposé à l’ordre des chiffres, de toute façon truqués. Animée d’une puissante force et de courage, cette élite devait assurer le salut d’une société écrasée sous le joug des milices et des censeurs, et lutter contre la nomenklatura cooptée qui inspirait et renforçait la crainte des peuples, balancés entre les blocs Est et Ouest. Sa minorité raisonnable ouvrait à des valeurs humanistes, appelait de grands hommes et femmes qui pourraient découvrir de nouveaux champs de liberté, tandis que de l’autre côté l’on subissait les ferments de diktat, les minorités intégristes et totalitaires évacuant les urnes et exerçant des contraintes de tout ordre.
On peut, curieusement, faire un parallèle politique entre d’une part la mise en place lente et assurée d’un libéralisme sauvage, et d’autre part l’augmentation constante des "forces de l’ordre", des vigiles, des caméras de surveillance, dans des lieux publiques ou privés. A croire que les réformes ne se font que sur un terrain de révolte, où l’Etat policier doit imposer des lois sans que celles-ci aient été validées par ceux qui la vivent. Mais, confiné dans la crainte du lendemain, quand ce n’est pas dans la peur exagérée de groupes en marge qui font office de boucs émissaires, l’homme d’aujourd’hui, perdu dans la jungle économique, se voit acculé à une précarité inconfortable, cynique, et embarqué sur un navire - pour reprendre l’image de Jünger - qui semble s’emballer vers la catastrophe. C’est là que se jouent les tours de force : mais cette réponse par la contrainte ne fait que maintenir et reconduire la peur, l’automatisme en jeu dans notre société, par quoi il semble que l’homme n’ait aucune prise sur les événements qui font son quotidien. Mené contre son gré, son angoisse et son ressentiment refluent dans les bas-côtés, alors que la communauté selon le pacte devait lui offrir le confort et la sécurité.
S’il prend conscience de cet état de passivité obligée, et qu’il veuille alors quitter le navire : différents discours de propagande l’incitent à ne pas s’y opposer : on lui parle de liberté, quand il s’agit d’être sans cesse mobilisé pour des combats qui ne sont pas les siens. On lui parle de confort, quand il s’agit de toujours se dépasser sans compter, de participer au mouvement continu d’une société incapable de le protéger. Il ne cherche plus qu’à s’abriter et à survivre, mais on lui offre un maigre asile consumériste où les corps sont contrôlés, les groupes surveillés. Sa grande précarité l’empêche de bien voir où il va ; embarqué, il perd la distance qu’il lui faudrait pour analyser sa situation de servitude volontaire, aveugle et impuissant face à l’autorité.
L’isolement est le revers de la solitude : imposé, il défait les liens de solidarité, empêche le regroupement des intérêts dans une communauté. Résultat d’une exclusion, d’une concurrence à l’œuvre entre les personnes mêmes, l’ordre qu’on lui propose et la place qui lui incombe ne sont en rien rassurants, puisque cette place ne lui est dédiée que s’il est compétitif et impliqué. Jugé d’après le modèle d’une nature inhabitable et sauvage, il doit à la fois être dompté, maîtrisé politiquement, et combattre pour sa propre survie d’individu isolé en matière d’économie.
Chaque époque a sa forme de liberté, en fonction de cette nécessité. Dans leur tension se fait l’histoire, nous dit Jünger. Dans ce jeu de forces contraires, quelques-uns sont capables de traverser les déserts, à la poursuite de leurs rêves, et de rompre une logique déshumanisante. Les autres cherchent leur salut mais ne trouvent que vide à combler dans le chaos des villes. Et pourtant, n’a-t-on pas ce sentiment, en notre fort intérieur, d’un destin à accomplir, autre que la poursuite sans fin des objectifs économiques ? N’est-on pas obscurément en train d’attendre quelque chose, un accomplissement ? L’Etat voudrait prendre le risque de combler les manques, les failles où s’engouffrent religions et sectes, mais il y échoue par avance, n’étant pas, ou plus, la providence, mais une société publique de surveillance.
Alors commence la quête. Avec le soutien de l’art, de la philosophie, et de la théologie, s’annonce la communauté vraie de la résistance, faite de petites actions individuelles, de discrétion, d’humilité. Contre la transparence imposée par le pouvoir, qui n’est que l’alibi d’un contrôle accru des individus, contre la rationalisation et l’encerclement de l’humain, elle a sa part cachée de ressources insoupçonnées, de culture underground, d’espérance au-delà d’elle-même en la continuation des luttes, en la prolifération de possibles inexploités, que chacun recèle en lui.
Le Recours aux forêts, c’est " ’examen de la liberté de la personne dans le monde", nous dit Jünger. L’enracinement dans l’imaginaire, dans le mythique, le symbolique est une décision que chacun peut prendre, qu’il connaît pour l’avoir toujours senti en soi, comme une partie de lui-même qu’il aurait touchée dans l’enfance, puis qu’il aurait oubliée. Cette forêt-là n’est pas l’environnement hostile qu’après Descartes nous avons dû maîtriser, contre laquelle il a fallu penser, conquérir, et désacraliser. C’est celle où nous construisions des cabanes, où nous jouions sans avoir peur du danger, à l’abri de ses cimes, nourris de ses ressources. Mais nous sommes partis en exil dans les cités urbaines. Il a fallu, seul, accomplir un travail pour se découvrir ou se retrouver, comme on part à la recherche d’un trésor perdu, que l’on avait en fait caché au fond de soi.
Que de solitude assumée peut-on voir dans les écrits de Knut Hamsun, et dans la figure du Rebelle telle que le Traité la dessine...C’est là le courage et la ténacité du proscrit, du Waldgänger, coureur des bois, appelé par la forêt comme par sa terre natale, traversée de mythes. L’isolement peut être librement choisi, comme une réponse à une société invivable, perdue dans l’automatisme des tâches, des troubles, des tragédies, c’est-à-dire dans le fatalisme du malheur. Il est alors le temps de la pensée sereine, de la méditation. Il est le temps du retour à nos racines, à notre enfance bercée par le mouvement des roseaux. Du côté du Rebelle la liberté vaut la clairière, lumineuse et douce, de nos forêts rêvées et arpentées.
Mais Jünger insiste : le chemin du Rebelle est pavé de sacrifices. Originairement exclu de la communauté, il s’inscrivait dans l’autonomie du paria, dans la réclusion hors des villes et villages, où il ne s’aventurait pas, sous peine de mort. Aujourd’hui, s’il prend ses distances, il ne s’agit pas non plus de fuir, mais d’observer, sans quitter le navire, car alors le danger est grand, comme de se noyer dans la pleine mer. En accord avec lui-même, il risque l’échappée belle et le mérite du sage, amadouant ses propres craintes, mais, entre combattant et esclave, il fait son choix, sachant que toujours la peur sera là, entre le danger et le confort de la médiocrité. Le poète est ainsi un Rebelle, ouvrant de nouvelles voies, indépendant et résistant à toutes les sirènes.
Contre la société désenchantée, contre la société du spectacle, il a d’autres valeurs que le mouvement continu des actualités et nouveautés. Echappant au contrôle des comportements, le Rebelle refuse la stimulation des désirs consuméristes, et ses seules contraintes sont celles qu’il s’est choisi, avec son libre-arbitre. La forêt est son refuge, où il se réconcilie avec la nature, sans désaffecter le politique, ni la pensée. Discret, tapi dans l’à côté, son élitisme solitaire s’oppose à l’unisson des masses, des chiffres et des statistiques : c’est en quoi il gêne, mais peut aussi se fondre dans les foules anonymes du navire, pour n’être pas repéré.
La résistance ne s’effectue pas forcément à visage découvert : on la trouverait plutôt dans les maquis, les guérillas, les mouvements underground. C’est une manière de dire l’homme ou la femme, libres en nous, l’exigence d’une éthique noble, de la valeur de l’homme. C’est un choix qui s’impose entre administrer la misère ou lutter, dégrisailler la ville, la vie : car y a-t-il une neutralité possible, entre l’appel aux forces de l’ordre, qui coûte le confort contre la panique du chaos, et l’engagement personnel à trouver de nouvelles formes de liberté contre les nouvelles formes du pouvoir et de la publicité ? Et puisque l’un et l’autre choix demandent des sacrifices, autant prendre le chemin de la liberté, de la morale, du droit. Mais à chacun, seul, revient ce choix.
Car rappelons que le Rebelle de Jünger n’est qu’une figure, un idéal inatteignable, mais simplement capable de nous guider, comme nous guident les mythes ancestraux, en temps de guerre. Chacun aura-t-il ce courage de passer la limite de la forêt, et, en la traversant, de vaincre la peur de la mort, c’est-à-dire, toutes les peurs ? Il y faut des initiateurs, des éclaireurs, pour que nos pas se dirigent dans la pénombre touffue des arbres séculaires. Il y faut des poètes, des exemples concrets, des personnes exemplaires, pour nous convaincre que, oui, cela est possible, et comme nous choisissons alors de respirer l’air pur des forêts, il y faut une communauté libre et solidaire pour penser que là se trouve une réponse plausible, paisible, aux maux que nous subissons encore.
Mais comme nous nous levons, chaque matin, pour assurer notre subsistance, le Traité nous montre qu’il est plusieurs chemins possibles, qui ne sont pas forcément contraires à notre salut, qui ne nous amènent pas nécessairement à la catastrophe, mais des chemins de traverse qui nous forgent jour après jour un destin. C’est à les choisir que la personne engage le plus grand courage ; c’est de la découverte de ses ressources, des mythes ancrés en nous, que naissent tous les Rebelles, rares hélas, qui nous ouvrent au lendemain.