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Du Sri-Lanka à Haïti : lorsque la Littérature nous éclaire sur l’Histoire du monde  

lundi 25 février 2019, par Frédéric L’Helgoualch

567 romans sont parus lors de la dernière rentrée littéraire 2018. Autant dire qu’en notre époque de flux continu de l’information (ça déborde, ça déborde...) et de la célébration systématique - furieusement ponctuelle - de quelques stars de la plume qui monopolisent l’attention des critiques, il ne serait guère étonnant que de précieuses perles soient passées sous le radar du lecteur même bien averti. Fort heureusement, les bons livres ont plus d’avenir que les dépêches AFP et que les buzz bien pensés des influenceurs.

L’occasion, donc, de revenir sur quatre ouvrages qui, en 2018, bien que romans ou recueil de nouvelles, ont éclairé de manière pertinente l’histoire contemporaine du Sri-Lanka, d’Haïti, de l’Inde et du Brésil.

En se penchant sur une sanglante guerre civile et ses séquelles (‘Friday et Friday’), en décrivant le fonctionnement d’une dictature impitoyable soutenue par la première puissance mondiale (‘Maître Minuit’), en relatant le parcours hors norme et le maintien au pouvoir d’une femme à la tête d’un état-continent de 800 millions d’âmes (‘Indu Boy’), ou encore en révélant les mécanismes de la construction inégalitaire d’un pays aujourd’hui aux prises avec ses pires démons (‘Botafogo’), ils nous content, chacun à leur façon et via la fiction, des pans entiers de notre histoire universelle en mettant en lumière les processus immuables des jeux de pouvoir et leurs conséquences sur les populations, quelles que soient les spécificités des pays décrits.

« Friday et Friday », d’Antonythasan Jesuthasan, éditions Zulma

De 1983 à 2009 la guerre civile au Sri-Lanka, entre d’une part le pouvoir cinghalais bouddhiste et d’autre part les Tamouls de confession hindoue réclamant la création d’un état indépendant (le Tamil Eelam), menés par les rebelles Tigres (LTTE), provoque la mort de 70.000 personnes, la disparition de 140.000 autres et un exil conséquent vers l’Europe, entre autres, de jeunes civils tamouls fuyant ou les persécutions du gouvernement triomphant ou celles des Tigres, devenus au fil du temps racketteurs-tortionnaires.

Antonythasan Jesuthasan, ancien rebelle emprisonné puis déserteur du mouvement, et par ailleurs acteur réfugié en France (‘Dheepan’, d’Audiard, Palme d’Or à Cannes), nous entraîne dans un tourbillon de souvenirs, de cités et de rencontres improbables pour mieux nous faire saisir le traumatisme que représente une guerre civile (la délation, la mort toujours proche, l’insécurité intérieure permanente), l’exil et la réalité d’une vie de réfugié, hantée par les réminiscences et la nostalgie de la terre perdue, loin, très loin, des fantasmes malsains brandis par certains ici ou là. Peu d’ouvrages sur cette tragédie récente, sur l’histoire de ce pays qui a bien du mal à oublier, à se relever, comme si la plaie profonde n’était toujours pas cicatrisée, comme si la parole des survivants ne s’était pas encore libérée. Ce recueil de six nouvelles, souvent métaphoriques (la petite fille tétanisée par les bruits furieux du monde : la ‘larme de l’Inde’ encore sous le choc ?), n’en est que plus précieux et éclairant. Il est, en plus, porté par un style magnifique, révélant un grand écrivain traduit ici pour la première fois.

* « Friday et Friday »

« Maître Minuit », de Makenzy Orcel, éditions Zulma

Encore un livre des éditions Zulma, jamais avares de pépites à nous faire découvrir : le dernier Makenzy Orcel, auteur haïtien ensorcelant et prodige.
S’il ne les cite jamais dans son roman, tout le monde de reconnaître les dictateurs Papa Doc, Baby Doc (les Duvalier père et fils) et le père Aristide, qui pillèrent et saignèrent Haïti durant trois décennies (à partir de 1964), sous le regard indifférent voire bienveillant des Etats-Unis - proximité de Cuba la communiste oblige. En suivant Poto, le narrateur principal, un gosse volé terriblement attachant qui grandit dans le chaos de la dictature, le lecteur ne s’attarde pas tant sur la géopolitique et la cynique Real Politik que sur les vies sans filet des personnages rencontrés. ‘Maître Minuit’ pourrait presque, tout roman d’apprentissage qu’il est, passer pour un livre d’Histoire mais du point de vue des populations opprimées, ces éternelles oubliées. Même les noms de ces invisibles claquent et impriment (Madonna, MOI, Marie Élitha Démosthène Laguerre...), imposent leur présence au monde, hurlent l’existence même brève de leurs porteurs, à la différence de ceux des tristes tyrans, réduits à de grotesques surnoms. Un livre bouleversant et marquant, une colère sourde qui n’empêche nullement la poésie (si propre à la littérature haïtienne). Qu’est-ce - concrètement - qu’une dictature ? Comment y survivre ? Comment sauver sa peau, sa tête, ses rêves alors que le reste du monde détourne le regard ?
Mieux que de compiler chiffres, cartes et schémas, prenez Poto par la main et laissez-le vous guider à travers les ruines, laissez-le vous montrer comment échapper aux terrifiants tontons macoutes (para-militaires à la solde du pouvoir, tueurs, violeurs, briseurs d’âmes chargés de rendre la terreur pérenne). Comment aimer, se projeter, alors que les tyrans ne songent qu’à briser, piétiner l’espérance ?

Un roman extraordinaire qui décille, à ne pas rater. Un regard sans concession sur une tragédie peu racontée, sur une Haïti arrière-cour de la première puissance mondiale, abandonnée dès lors aux pouvoirs certes forts (et donc supposés stables) mais garants de toutes les injustices.

* « Maître Minuit »

« Indu Boy », de Catherine Clément, éditions du Seuil

1984, Indira Gandhi est assassinée par deux de ses gardes-du-corps. Ils étaient Sikhs et n’avaient pas pardonné à la charismatique Premier Ministre indienne l’assaut de leur sanctuaire le plus saint, le Temple d’Or, dans lequel s’était réfugié un prédicateur séparatiste qui menaçait l’unité de cette grande nation alors forte de 800 millions d’habitants.

‘Indu Boy’ (le surnom donné par son père Nehru à Indira lorsqu’elle était enfant, déçu de ne point avoir eu de fils) relate la vie incroyable de cette icône, de ce symbole de l’Inde émergente. De la résistance à l’occupant anglais au côté de son père (futur premier Premier Ministre) et de la figure tutélaire (et homonyme) que représentait le Mahatma, à l’Indépendance. De la prise du pouvoir aux mille chausse-trappes de son exercice. Des jeux d’équilibriste en pleine guerre froide (« vous aurez votre aide alimentaire si vous votez comme il faut aux Nations Unies... Nous, l’Inde, nous avons trois mille ans. Quel âge ont ces péquenauds ? Le malheur, c’est qu’ils sont l’une des deux grandes puissances militaires du monde ») au maintien de l’unité de ce pays géant en perpétuelle ébullition. D’une vie sentimentale chaotique à un autoritarisme indubitable (nécessaire alors ? La question est posée). D’une défense intraitable, enfin, de la laïcité à une bigoterie folle.

Ombres et lumières d’une grande dirigeante, racontées ici avec passion et talent par Catherine Clément.

Il ne s’agit toutefois pas d’une biographie, encore moins d’une hagiographie (son terrible silence face à la stérilisation de force des plus fragiles...) Mme Clément a pris soin de qualifier son livre de ‘roman’, pour mieux y développer sa thèse sur la mort de Mme Gandhi. Cette dernière aurait en effet prémédité et encouragé son assassinat, seul moyen à ses yeux de garantir l’unité de l’Inde. Car le sujet d’ ‘Indu Boy’ dépasse la vie d’une femme, aussi extraordinaire fut-elle.

Il s’agit bien de la complexité de l’Inde, de sa violence permanente, du sang et de la Mort qui y rôde sans cesse, mais aussi de sa magie fascinante, de la spiritualité partout présente, dont il est ici question.

Un roman qui ne se lâche pas ! Un livre à clés qui passionnera les nombreux lecteurs attirés par ce pays-continent si difficile d’accès à notre compréhension occidentale.

* « Indu Boy »

« Botafogo », d’Aluísio Azevedo, éditions H&O

Alors que le Brésil occupe tristement l’actualité, que ses résultats électoraux et que le bruit des bottes inquiètent le monde, ‘Botafogo’ semble le livre idéal pour pénétrer la psyché de ce pays hypnotisant.

‘Botafogo’, d’Aluísio Azevedo (1857-1913) est initialement paru en 1890 au Brésil sous le titre ‘O Cortiço’, devenant rapidement un classique. En France, il n’est traduit qu’en 1955 (‘Botafogo’) mais se voit coupé d’environ 10%, scène homosexuelle oblige... H&O éditions a eu la bonne idée de retraduire entièrement ce roman à cheval entre le Naturalisme et le Réalisme, et de le présenter dans sa version intégrale.

Dans un style enlevé et vif, riche et travaillé, Azevedo nous invite à pénétrer dans un cortiço, modèle de quartier ouvrier toujours existant dans les grandes cités.

Cent personnages aux caractères bien trempés (« elle sourit. Des griffes sortirent de son sourire »), sensualité, musique et capoeira (« D’autres airs suivirent, et d’autres encore, toujours plus ardents et plus délirants. Ce n’étaient plus deux instruments qui jouaient, c’étaient des gémissements lascifs, des soupirs lâchés à torrents qui couraient en ondulant, comme des serpents dans une forêt incendiée ; c’étaient des convulsions baignées de larmes dans la frénésie de l’amour, de la musique faite de baisers et de délectables sanglots, la caresse d’une bête féroce, une caresse à faire souffrir, à faire éclater de jouissance »). L’essence du Brésil.

Mais pas seulement. Car à travers le personnage central de l’esclave noire Bertoleza, se dessinent les tensions raciales toujours pas apaisées. João Romão, propriétaire sans scrupule du cortiço, incarne à lui tout seul le capitalisme insatiable qui écrase et démolit sans se retourner. Brésil conquérant, Brésil inégalitaire. Qu’ils s’élèvent tous ou bien alors... Et comment ne pas voir, dans cette scène durant laquelle la police tente de pénétrer dans le quartier, la méfiance intrinsèque des Brésiliens envers l’autorité étatique ?

Sur les pas de Rita la Bahianaise et de Jerônimo l’immigré portugais, ‘Botafogo’ ne nous entraîne pas seulement dans une aventure échevelée et lumineuse. Il nous livre également les clés de compréhension de ce magnifique pays aujourd’hui en crise.
Indispensable.

* « Botafogo »

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