ESPRIT BUVEUR
(ou l’œil de Satan)
17 poèmes pris à la confusionet rehaussés— comme autant d’ombres blanches —de 17 phrases de Sengcan [1]
Photographie en frontispicedeEmmanuel Holterbach
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Avec force précautions, je rôde autour des profondeurs
leur soutire quelques vertiges et me débine
comme un escroc du Gouffre.
Cioran
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ESPRIT BUVEUR (ou l’œil de Satan)
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— 1 —
ESPRIT BUVEUR
Ce qui m’aime ou me déteste est seul à me limiter ; tout autant — est-ce possible ? —
cela m’ouvre comme une coque
Être aimé, véritablement, c’est être infiniment pressé sur son cœur
à ce point étouffé des deux choses, et
de cette étreinte
naît une force immense et paradoxale
Comme un cadavre qui se relève
Voici une chose, pourtant, que je sais : jamais les Hommes
harnachés de la sorte, affamés et jaloux
n’abandonneront l’attrait des folles profondeurs où je loge
La prison ! Moi (mon lieu) — la plus basse des contrées
le plus bas lieu des Hommes
Ni mort ; ni vivant
ni vivant
ni
mort
D’ici
esprit buveur
je taille pour tous, pour toutes, une longue échelle pour tenter de nous échapper —
Il disait :
Gain et perte, vérité et mensonge,
rejette-les d’un mouvement.
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— 2 —
LES SERPENTS
Être feu, puiser en tout, grandir — confusément — et désapprendre enfin plutôt que de prétendre savoir
L’incendie
Sentir cela, le ressentir
s’en défaire
et, beaucoup plus tard, beaucoup plus loin
ne plus rien connaître de soi
Quelque chose flambe, se déverse, s’échappe
Une faille entre les mondes…
Le désordre, hélas, encore une fois se manifeste
Une ouverture, une fermeture, une ouverture…
L’adversaire
Si, en nous, j’éprouve la solitude
(elle seule, oui, elle seule, comme corps de flèche)
voici venu, à l’embouchure de chaque tête, l’éclatement du passé lorsque nous étions millions
Jamais je n’aurais dû m’aventurer sur ces eaux noires de la mort
Dans un nœud toujours existent des caches
Quelle question poser ?
Et je m’effondre, brûle, disparais…
Petite catastrophe intérieure, tout est en flammes
je suis perdu
petite catastrophe intérieure
sans sécrétion aucune
mue malvenue
Au dos de moi-même
un ruisseau de serpents vivants
ira bientôt pourrir au fond des volcans —
Il disait :
Aussi longtemps qu’existe le vrai et le faux,
l’esprit se perd dans la confusion.
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— 3 —
L’ESSAIM
Une eau brûlante se déverse dans mes mains
elle apporte un essaim d’idées futures
Quel malheur puisqu’au passé je suis condamné
Et je pleure
Aujourd’hui, je construis une cage pour attraper ces quelques bêtes devenues sœurs
À l’arceau de leur nuque je les féconde — ironie ficelée, impossible
Dans une fosse je suis tombé
Ici, ce ne sont que des sifflements
Les bêtes… mes reins s’attachent à leur mémoire impossible
pour trancher ma distance d’avec le monde
(elles comprendront)
Vivantes, mes lèvres s’approchent de lèvres vivantes
il ne reste que ça
Les bêtes…
j’aimerais vous rendre pensantes
Où suis-je ?
Comment ai-je pu arriver jusqu’ici ?
Je me penche, face au miroir
mon regard vert fauve est serti, désormais
d’une horrible chair de lave
et de pétrole —
Il disait :
Cesse d’agir et retourne à la tranquilité
alors le silence sera un ferment.
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— 4 —
L’HUMUS
Sous la faux se tient l’Homme
L’idée de Dieu : son modèle
Certitude qui lui fait oublier que l’humus
pour germer
s’abreuve d’une impulsion première
née de rien
simplement souriante (à cet instant, l’observateur et l’observé ne font qu’un)
Qui discerne quoi ?
Une corde n’est pas un serpent
La distance nécessaire — la pudeur
Le voile
Et surtout cette ligne incise et précise, juste au milieu, à l’équilibre
Face au réel —
Hélas, tel est mon sort, me voici jeté au plus bas
avec les bêtes, amies désormais, sur la matière glissante de cette échelle toute frêle
Il nous faudra, ensemble, remonter par la force — notre erreur
Il disait :
Ne cherche pas le réel
laisse simplement tes concepts s’éteindre.
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— 5 —
ÉNERGIE DES EAUX, DE LA TERRE, DU VENT ET DU DÉSERT
Malheur à toi, sans âme, au faîte des racines où tu disparais
désormais, sous ta demeure sens dessus dessous
un soleil affronte un couple de lunes
pour une danse
endiablée
Dieu du Vent j’en appelle à toi !
Malheur à toi
ouvre la cage de tes os
pour brûler
bientôt ne subsisteront que quelques rares poussières
elles seront tes compagnes
dispersées
Dieu des Eaux j’en appelle à toi !
Malheur à toi
tranche l’épaisseur de la glace
troue le bleu profond du fracas des vagues
Le solide, les liquides ; le feu — le désert
Dieu d’Herbe et de Terre j’en appelle à toi !
Un loup chante, ce matin, depuis sa tanière
il sait que ta langue est mortelle, il sait
que ta mort est la mort d’un éclat minuscule
Dans sa bouche tu devras tomber
pour t’entendre dire, enfin :
Le deux vient de l’un,
mais libère-toi aussi de l’un.
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— 6 —
JE CHANTE (ET JE SUIS PERDU)
Oui, je chante le jour
car dans mes pleurs, chaque nuit, la mort que j’implore toujours se manifeste
Quel est ce pouvoir ?
Ce que j’ignore se descelle
Je pleure afin de connaître
Me connaîtrais-je enfin, pauvre diable enfoui ?
Jamais plus je ne pourrai m’élancer dans les torrents
ni saisir, dans la bouche, le blanc
et comprendre, calmement
qu’il ne sert à rien d’attendre l’élan vertical
Où donc es-tu ?
Qui donc es-tu ?
L’inversion, la remontée…
Le sec, l’humide…
L’immersion, la dispersion…
Oui, je chante le jour
et je suis perdu —
Il disait :
Un instant de retour à la source lumineuse
est plus vaste que le vide.
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— 7 —
LA CAVERNE
Quelque chose s’approche
vieillesse odieuse dans les mains de l’homme qui naît
Tu mourrras recouvert d’épines
Tu mourras d’avoir détesté
Je n’ai rien fait !
Tu mourras et tu te nourriras de cette hostilité en criant, en hurlant !
Je n’ai rien fait
je suis dans le creux, le trou
absent à l’incandescence de toute vie intérieure
Je suis dans l’ombre —
Il disait :
Vues étroites et doutes
te freinent dans ton élan.
Si tu t’attaches à eux, tu perds l’équilibre
et l’esprit s’engage sur une voie déviante.
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— 8 —
MASQUE D’OS
Sous la peau de l’animal que je fuis se cache qui j’adore
Du monde j’ai cru profiter
mais ce ne fut, hélas, que regards inverses, rires et grimaces infectes multipliées comme lèvres d’air
Encore une fois j’ai été trompé
Au plus visible
un soi-disant visage
c’est vrai
En dessous : le masque d’os
Autrefois ? J’aimais, je touchais et je m’accordais à l’entièreté de la chair ; ne la considérais-je pas comme le frémissement même du monde ?
Ici, mal entouré
je me moque définitivement de la compagnie des corps morts
Et je m’enroule dans un muscle pourrissant —
Il disait :
Lié par la pensée, tu te sépares du réel
et tu sombres dans la stupeur.
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— 9 —
J’AI OUBLIÉ QUI JE SERAI
J’ai oublié qui je serai, plus rien ne me discerne de cette substance, le futur disparaît de mes visions
Ma plaie voudrait s’ouvrir, rejoindre cet autre être de moi-même dans cet espace second qui lui seul, m’écoute
Qui je serai : serait-ce cette tête que je déteste ?
(Je l’ai déjà vue en rêve)
Loin devant mon crâne que je quitte s’enlisent des yeux vivants
Tout, hors cette ligne de vie à demie effacée
sait tout de cette tête
sauf moi
c’est étrange
Qui je serai n’est plus rien
ni moi
ni moi-même
et je comprends que mes nombreuses parties scindées jamais ne se retrouveront —
Il disait :
L’opposition des choses
est le fait de notre esprit confus.
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— 10 —
SUR LA LANDE
Tout est là, sur la lande
petit monde forgé d’apparences
semblant parler en vain, sans raison, petit monde
piégé, faux frère
Tout est là, sur la lande
haine, idoles et autres manigances
débris de pacotille
La nudité nous a quittés
Seul reste un feu froid
Seule reste la cendre —
Il disait :
N’use pas l’esprit.
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— 11 —
UNE SORTIE
Tout naîtra de tout et je suis tout
Que veux-tu dire ?
Par les ténèbres et l’air désertique où nous vivons
le futur du désir est une impasse
La flèche retombe
Que veux-tu dire ?
Venue du sec, enfin brûlée
la roche de notre corps — une cage d’os — sera bientôt féconde
poussière mélangée à la poussière…
…puisqu’ici, ce matin, c’est étrange, l’air semble pur
et tournoie
Que veux-tu dire ; attends-tu quelqu’un ?
Je ne sais pas, je ne sais plus, je ne sais rien
Toi, âme diaphane perçée de noir
insensée
prise à la confusion
tu n’es pas encore née
Viens avec moi ; il nous faut partir, main dans la main
tisser des nœuds au fin fond de ce volcan de terre rouge
Et tenter de ressortir —
Il disait :
Ne réside en rien et sois en tout,
les dix directions sont face à toi,
le vaste et le minuscule identiques
dans le royaume où l’illusion est tranchée.
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— 12 —
LA NUIT
Toi, aveugle
à force de voir
Serpent
aveugle de tout voir
Pour qui es-tu venu ?
La nuit, ensevelie…
L’œil retourné, le crâne…
Un centre dur, un centre de fer…
Existe-t-il autre chose ?
Dans l’énormité de ce râle, tous, nous mourrons…
Que me rapportes-tu ?
L’immobilité est-elle un poids, une chance, ou l’absence même du souffle ?
Serpent ! Aveugle de tout voir, non, je ne t’écoute plus
tu dérobes la nuit à la nuit
et te loves, là-dessous
pour me piéger
Tu es la Nuit —
Il disait :
Ne soit ni pour ni contre quoi que ce soit
car le conflit du oui et du non
est la maladie de l’esprit.
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— 13 —
CRATÈRE
Il n’y a personne avec moi ;
si j’ignore, si je ressens, si je pense
qui est celui qui ressent ?
Qui pense ?
Je ne suis plus — ni le lieu, ni l’espace, ni rien
où l’on ressent
où l’on pense
J’ai moins qu’une âme
moi-même presque sans moi
Je n’existe pas
Personne pour personne
La ligne lisse et immobile de ce que je ne suis pas
disperse qui je suis
Une ligne ?
Je regarde cette ligne
je l’observe
à distance
elle me parle, dit tout
— me connaît-elle ? —
comme elle je ne suis rien
Et elle me laisse seul
nu
sans vigilance
Dans le cratère —
Il disait :
Pourquoi osciller entre aversion et affection ?
Ne cherche pas le réel
laisse simplement tes concepts s’éteindre.
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— 14 —
BEAUTÉ DU DIABLE
À toi je crie : Tout !
Mon unique idée ?
Te posséder, afin d’être tout
Ma pauvreté ?
Une soi-disant liberté, elle-même prise au piège
Mon malheur : beauté du Diable
à laquelle évidemment je m’enlace
ni inquiet, ni apeuré
fasciné, c’est vrai
mais à vrai dire sans espoir et sans force, usé
fourbu, mort
Telle est l’absence érigée de mon pauvre plan
Tu sais, je suis sous terre
asphyxié, sourd
enfoui par moi-même dans la termitière
sous le plus grand des filets
Celui des questions inutiles et de la douleur —
Il disait :
User du mental pour cultiver l’esprit,
n’est-ce pas le plus grand des égarements ?
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— 15 —
L’ESPOIR
Hier, cette bouche pleine de haine sera morte
toi, vivant
Corps clos pour ne plus l’être
Par millions s’enfuiront les mots —
Il disait :
Tranche parole et pensée
et tu pénètres tout lieu.
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— 16 —
VOLCAN
Ce qui fane en toi, volcan noir
c’est l’hiver
puis l’été minuscule
Tes pentes de velours perdent un peu de matière
Sous la roche encore souple émerge un œil jaune-soufre
forme unique, morne, faussement vivante
Quoi faire ?
Détourner le regard
et jouir, enfin
d’une question simple et silencieuse
vraiment vivante
Voici notre force naturelle, notre alliance —
Il disait :
Un rêve, une illusion, une fleur dans le ciel
qui ne méritent pas d’être saisis.
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— 17 —
FLEUVE ROUGE
L’été, lentement disparu comme or pâle
ici et là sous la fusion
se mêle à l’acide et déshabille l’automne
Une fontaine tarie nous repousse
Rien n’est dit sous cette pierre restée sèche
Un arbre est là, pourtant
plus grand que tous les arbres
Vision verticale, force entière et sans réserve
Espace difficile
Il faut vivre : nous parlons, nous nous enchantons, même si nos regards d’hier ne nous accompagnent pas
Il faut vivre
La dureté des saisons est un fleuve
Un fleuve rouge, profond, immense —
Il disait :
Le principe n’est ni rapide ni lent,
une seule pensée dure dix mille ans.
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