Avril 1839.
Lorsque je vogue, par un jour brûlant, sur les eaux paresseuses de l’étang, je cesse presque de vivre et commence d’être. Un batelier, étendu sur le pont de sa barque, s’abandonnant au soleil de midi, me semble un aussi bon emblème de l’éternité que le serpent qui tient sa queue dans sa bouche. Je ne suis jamais plus enclin à perdre mon identité. Je me dissous dans la brume ensoleillée.
Février 1840.
Rien que leurs noms et leurs familles me font aimer les poissons. Je voudrais connaître le nombre des rayons de leurs nageoires et savoir combien d’écailles recouvrent leur flanc. J’imagine que je suis amphibie et que je nage, avec la tanche et la brème, dans tous les ruisseaux et les étangs du voisinage, ou que je sommeille avec le majestueux brochet sous les nénuphars de notre rivière, dans les nefs et les galeries sinueuses que forment leurs tiges.
Avril 1840.
La vie la plus vécue que raconte l’histoire a toujours consisté à se retirer de la vie, à s’en laver les mains, à en comprendre la médiocrité et refuser de s’en accommoder.
Avril 1841.
Le regret de l’âge d’or n’est que le regret d’hommes qui lui ressemblent.
Novembre 1841.
La bonne poésie semble une chose si simple et si naturelle que l’on s’étonne, en la lisant, que tous les hommes ne soient pas poètes. La poésie n’est autre chose que la santé du discours...Les meilleurs vers ne suggèrent peut-être que ceci : un homme qui a vraiment vu, entendu ou senti ce qu’il y a de plus ordinaire dans l’expérience.
Février 1851.
Comment rendre notre gagne-pain poétique ? S’il n’est pas poétique, ce n’est pas la vie mais la mort que nous trouverons. Les hommes sont-ils trop dégoûtés de leur expérience pour en parler ? Ou bien s’habituent-ils à ne pas discuter leurs habitudes ? La question qui est pratiquement la plus importante, me semble-t-il, est celle-ci : comment gagner ma vie ? Et cependant je ne trouve rien - ou si peu - sur ce sujet, dans les livres. Ceux qui vivent des revenus d’un héritage ou d’argent mal acquis, c’est-à-dire par des méthodes erronées, sont naturellement incompétents. Je considère que la société avec toute sa science n’a rien fait pour nous sur ce point. On croirait, d’après la littérature, que cette question n’a jamais troublé les rêveries d’un solitaire. Le froid et la faim me paraissent moins hostiles que les méthodes que l’homme a inventées pour s’en préserver. N’était mon désir de faire quelque chose ici-bas, d’accomplir une tâche, je préférerais certainement, au tourment de gagner ma vie par les moyens que les hommes proposent, souffrir et mourir.
Juillet 1851.
Le poteau indicateur est renversé et la flèche, avec intention, montre le firmament et des localités en plein ciel. Voilà la route sur laquelle je veux voyager, voilà l’endroit où je dois me rendre, à six milles à l’heure, ou deux milles, comme il vous plaira, et bien peu de gens la prennent. C’est là que je peux marcher et que je retrouverai, sans qu’on sonne la cloche, l’enfant que je suis.
Juillet 1852.
Que sont ces rivières, ces collines, hiéroglyphes que mes yeux contemplent ? Il y a dans l’air quelque chose de fortifiant et c’est, je le sens nettement, un vrai vent, un vent qui vient de la surface d’une planète. Je regarde de tous mes yeux, je vais à ma fenêtre, je sens et je respire l’air pur. C’est un fait aussi glorieux que l’expérience la plus intérieure. Pourquoi avons-nous calomnié l’extérieur ? La perception de la surface des choses aura toujours sur des sens en bonne santé l’effet d’un miracle.
Janvier 1853.
Il n’est pas de loi si rigide qu’un peu de joie ne puisse transgresser. J’ai une chambre bien à moi, à moi seul : c’est la Nature. Lieu au-delà des juridictions humaines. Empilez ces livres, annales de tristesse, avec vos préceptes et vos lois. Dehors la Nature est heureuse et ses vers joyeux les auront bientôt fait crouler. Il y a la prairie, l’espace libre, au-delà de vos lois. La Nature est la prairie des proscrits, des hors-la-loi. Il y a deux mondes, le bureau de poste et la Nature. Je les connais tous les deux. J’oublie continuellement l’humanité et ses institutions, comme j’oublie les banques.
Mai 1853.
L’homme le plus riche est celui qui trouve dans la Nature une réserve toute fraîche de tropes et de symboles, avec quoi décrire sa vie.
Octobre 1853.
Avec quelle vigilance nous devons garder pure cette source de cristal dont nous sommes faits, de crainte que notre contact avec le monde ne la trouble et qu’elle ne reflète plus les objets ! Y a-t-il une liberté désirable, si nous n’avons pas dans l’esprit la liberté et la paix, si notre être le plus profond, le plus intime n’est qu’un étang bourbeux et croupissant ? Souvent, nous sommes si ébranlés par les chagrins qui viennent du commerce des hommes que nous ne pouvons réfléchir. Tout ce qui est beau nous paraît se suffire à soi-même. Beaucoup de ceux qui se sont mêlés longtemps au monde et qui ont mal subi l’épreuve me semble n’offrir que des épines, n’être que dards et écorce, sans rien de tendre, de pur au fond d’eux-mêmes, sans que rien ne reste de l’homme. Ils sont devenus des hérissons.
Mai 1854.
Il n’y a pas d’observation purement objective. Pour être intéressante et significative, l’observation doit être subjective. Ce que l’écrivain, à quelque catégorie qu’il appartienne -poète, philosophe ou savant- expose est, en dernière analyse, de l’expérience humaine. L’homme le plus savant est celui qui est le plus vivant, celui dont la vie est le plus grand événement.
Juin 1854.
Je n’ai jamais respecté le gouvernement, mais je croyais naïvement que je pourrais m’arranger pour vivre en vaquant à mes affaires personnelles, et en l’oubliant. Pour ma part, mes occupations les plus chères et les plus élevées ont perdu je ne sais combien de leur attrait et je sens que mon placement dans la vie vaut tant de moins pour cent, depuis que le Massachusets, sciemment et brutalement, a rendu un homme innocent, Anthony Burns, à l’esclavage.
Mars 1856.
Il n’y a qu’un bon voyage, celui qui me révèle la valeur du foyer et me permet de mieux en jouir.
Août 1856.
C’est en vain que nous rêvons d’une solitude lointaine. Il n’en est pas... Je ne trouverai jamais dans les déserts du Labrador une solitude plus grande que dans certains coins de Concord, c’est à dire la solitude que j’y porte. Un peu de noblesse, un peu plus de vertu, rendrait la surface du globe partout émouvante, neuve, sauvage.
Décembre 1856.
Le plus grand des biens est de pouvoir se passer de tous les biens. Je le vérifie tous les jours, plus je suis pauvre, plus je suis riche. Ce qu’on appelle une perte, pour moi est un gain. Tandis que l’on cherche de tant de façons à acquérir de la culture et du savoir, je suis ravi de penser que je m’en délivre.
Juillet 1858.
Les villes qui ont des fleuves sont des villes ailées.
Janvier 1860.
Nous ne recevons physiquement, intellectuellement ou moralement, que ce que nous sommes préparés à recevoir. De même, les animaux n’engendrent qu’à des saisons déterminées, et seulement leur espèce. Nous n’entendons et ne percevons que ce que nous connaissons déjà à demi. Une chose peut être nouvelle et remarquable mais, si elle ne me touche pas, si elle n’est pas de mon ressort, si, inconnue à mon expérience et étrangère à ma nature, elle n’attire pas mon attention, je ne l’entendrai pas quand on l’exprimera ; si je la lisais, elle ne m’arrêterait pas. Tout homme suit ainsi sa propre piste dans la vie, à travers ce qu’il entend, ce qu’il lit, ce qu’il observe dans ses voyages.