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L’Altérité et le Vivre-ensemble. Les rapports entre Autrui et Soi dans la littérature africaine : des phantasmes à l’extermination.  

mercredi 11 septembre 2019, par Yves Mbama-Ngankoua

« Le vivre-ensemble suppose l’acceptation des règles qui régissent la société, c’est accepter l’Autre, le frère différent comme étant un être à part entière. C’est le considérer comme celui qui partage l’espace commun enrichi par nos différents apports. Or, dans les textes de corpus-miroir de l’Afrique des années 1999-2002, l’Autre n’est pas un frère. Il est celui qui m’empêche de paraître, qui s’oppose à mon bonheur ou à mon enrichissement par ses choix politiques. Tous ces textes se caractérisent par un même thème : celui de la guerre civile avec son corollaire : le nettoyage ethnique de l’espace urbain où le vivre-ensemble se met difficilement en place. Dans ces textes, l’Autre est un in-signe avant de devenir un élément à abattre ou à faire disparaître. »

Introduction

Le poète Baudelaire disait de l’Autre qu’il est à la fois proche et lointain. Par cette définition, il posait la question de la reconnaissance. Autrui est celui qui n’est pas moi et pour autant il est humain. Il est mon voisin, mon camarade de classe, mon copain de jeux…. En Afrique, autrui est celui qui n’est pas de la même région ou de la même ethnie que soi. Du commerce que « j’entretiens avec l’autre que faut-il en retenir ? Et que pourra-t-il retenir de cette rencontre ? Dans une Afrique traversée par la question ethnique, le vivre-ensemble est à théoriser puis à construire par-delà les égoïsmes à travers un contrat social. L’idée que les Africains se font de l’autre est à analyser dans les relations ambiguës qu’entretiennent les différentes ethnies qui cohabitent dans un même espace urbain sans jamais chercher à se connaître et à se comprendre. Les ethnies dans de nombreux pays africains pensent « la relation avec autrui autour de la loi du plus fort et de l’état de guerre permanent » [1]L’anthropologue Dominique Ngoïe Ngalla a analysé la question ethnique dans son pays le Congo Brazzaville [2].où il ressort l’idée de mensonge collectif. En effet, les Congolais chantent la fraternité mais, dès qu’il y a une crise, ils deviennent des loups pour les autres pour citer Thomas Hobbes. L’homme politique qui aurait pu être le Léviathan est celui qui attise les haines et arme les plus influençables de ses concitoyens. Pour ce travail, nous analyserons les textes écrits par les romanciers africains qui ont eu à observer le déferlement de la barbarie dans de nombreux Etats africains à la fin du siècle dernier. Il s’agit de Jean-Pierre Makouta-Mboukou, L’Homme aux Pataugas (1992), Boris Boubacar Diop, Le Cavalier et son Ombre (1997), Amadou Kourouma, Allah n’est pas obligé (2000), Thierno Monénembo, L’Aîné des Orphelins (2000), Alain Mabanckou, Les Petits-fils nègres de Vercingétorix (2000), Emmanuel Boundzeki Dongala, Johnny Chien méchant (2002). Analysant les relations entre Autrui et Je, le philosophe Emmanuel Lévinas écrit « …Mais déjà, au sein même de la relation avec l’autre qui caractérise notre vie sociale, l’altérité apparaît comme relation non réciproque, c’est-à-dire comme tranchant sur la contemporanéité. Autrui en tant qu’autrui n’est pas seulement un alter ego ; il est ce que moi, je ne suis pas… »  [3]

Arbitrairement, nous avons exclu de ce travail, la figure de l’Autre venu d’un autre pays ou d’un autre continent. Nous allons analyser d’abord la force des préjugés dans la mesure où l’Autre est avant tout défini à travers la somme des préjugés qui lui est collée. A la moindre occasion ces croyances se muent en haine de l’Autre. Dans la course à l’accession au pouvoir, sésame qui « me » permet de m’enrichir et de « briller », l’Autre est un danger qu’il faut vite éliminer pour que « mon » chemin soit sans entraves. Dans un second temps, nous verrons comment la haine de l’Autre qui était tapie au fond de « mon » inconscient à travers les préjugés se manifeste et enfin comment la mise en place de la mécanique d’extermination de l’Autre est mise en branle.

I - La force des préjugés

Les textes qui composent ce corpus ont tous paru à la fin du siècle dernier et au début du XXIème siècle, période caractérisée, dans certaines régions d’Afrique noire, par des troubles et des guerres civiles absurdes. Dominique Ngoïe-Ngalla qui a observé le déferlement de « la violence identitaire » dans son pays, le Congo Brazzaville, fait un constat : l’ethnie se caractérise par un repli sur soi, c’est la forme la plus brute de l’égoïsme. Dans ce cercle faussement fermé, l’Autre est à peine toléré tant qu’il ne constitue pas un obstacle à « mon » enrichissement : « …monde clos, l’ethnie est, par nature, quête permanente du sein maternel, recherche anxieuse d’intégrité et d’intimité qui pousse au repli de soi sur soi, et engendre la phobie de l’autre comme l’autre, et donc dangereux ». [4]Et pourtant ce repli de l’ethnie évoqué par l’universitaire congolais est difficilement perceptible en temps d’accalmie politique où les différentes ethnies et leur leader ont fait des concessions ; de plus, dans l’espace du vivre-ensemble embryonnaire - la ville -, l’Autre est celui avec lequel je partage mes moments de réjouissances - fêtes, victoires de l’équipe nationale de football ou autre équipe du pays - de malheurs comme les deuils qui touchent une famille et deviennent les deuils de tout le quartier, la maladie d’une personne du quartier ou un collègue de travail devient la préoccupation du quartier ou des collègues de travail. On s’est donc fait violence en essayant de se rendre égaux. Cependant, dans cet espace en construction, on a toujours, sous le mode badin, moqué l’idiome de l’autre, ses façons de faire, sa culture, la nourriture de son terroir… Bref son ipséité est niée. Aller au-devant de l’Autre, manger sa nourriture, psalmodier les chants de son terroir surtout épouser les filles de son ethnie, c’est se faire violence.

Loin de la scène politique, l’Autre est un frère. Dans Les Petits-fils-nègres de Vercingétorix (2000), A. Mabanckou montre l’enthousiasme débordant et l’empressement du chef Bayo à rédiger un compte-rendu au Président de la République après le mariage de Kimbembé avec Hortense Iloki. En effet, Kimbembé est un enseignant originaire du Sud du Viétongo qui travaille dans la partie septentrionale du pays, dans la ville d’Oweto. Là, il tombe amoureux d’Hortense Iloki qu’il va finir par épouser. Roger Iloki, le père de la jeune fille est réticent ; seule, Lizabeth, la mère d’Hortense est pour cette « union des extrémités » pour reprendre les mots de l’auteur. Pour célébrer cet acte privé et civil :« le Chef Bayo écrivit à sa hiérarchie. Il démontra que la mutation aurait un caractère d’entente nationale : l’époux ayant connu le Nord, il serait souhaitable que la femme découvrît le Sud », aussi « Notre cher Président de la République serait heureux d’apprendre qu’un mariage des extrémités vient d’avoir lieu » [5] L’empressement du chef Bayo pour transformer un simple mariage en acte politique s’explique par la volonté de réconcilier le peuple et le pays dans un contexte de conflit armé qui fait rage. Cet empressement et les réticences de Roger Iloki traduisent la force des préjugés. Les préjugés nient l’humanité d’autrui. Ils justifient son exclusion de mon monde, de mon espace. Il l’exclut tout en m’excluant. Pour le chef Bayo, il s’agit d’une mutation comme si, dans ce pays, ce serait le seul mariage « mixte » qui avait été célébré. Pour Lizabeth, au contraire, le mariage de sa fille avec Kimbémbé est la traduction dans les faits de l’amour entre les deux jeunes tourtereaux. Là où les hommes paraissent d’un autre âge, la femme est plus ouverte, plus tolérante. Au moment où Mabanckou publie ses « Petits-fils », une guerre « civile » ravage le Congo, son pays. Ce mariage devenu malgré les mariés un symbole de réconciliation résistera-t-il à la moindre crise politique ? [6] A travers ce fait anodin et de façon implicite, Mabanckou évoque le problème de tribalisme qui s’est ancré dans la société congolaise qui conduit à l’exclusion de l’Autre considéré comme étranger et différent à « mon » univers ethnique sécurisant.

Quelquefois, l’ethnie ignore la mesure, la fraternité, elle devient intolérante. Jean-Pierre Makouta-Mboukou fait dire au narrateur de l’Homme-aux-Pataugas (1992) : « … C’est que si Loloville, Ouanikoulou et Kampakalas étaient des villes nationales, et accueillaient toutes les ethnies, Kingoundou était une ville régionale. Seuls les fils de la région l’habitaient. (…) Kingoundou se trouvait un peu en deçà de l’Equateur, au Sud, dans une région autrefois infestée de cannibales. S’ils avaient été contraints à renoncer à se nourrir de chair humaine, ils n’avaient pas perdu leurs tendances sanguinaires, et leur cruauté d’antan. Ils étaient restés sans scrupules, et ne réglaient leurs différends, même les plus insignifiants, que dans le sang. Et lorsqu’il arrivait que l’un d’eux assumât une partie du pouvoir, où que ce fût, à Loloville, à Ouanikoulou, ou à Kampakalas, et même à Kingoudou, le sang coulait toujours » [7] Plus loin, le Président est qualifié de « fils de cannibale ». Les mots choisis pour désigner l’Autre renvoient à la bestialité. C’est un être dénué de raison, qui se délecte de la chair humaine : un cannibale. Toute cohabitation avec lui est impossible à cause de la menace permanente qu’il porte en lui. Par conséquent, il met en danger la paix dans l’espace commun et toute idée du vivre-ensemble est repoussée.

Dans L’Aîné des orphelins (2000) de Tierno Monénembo, dont l’action se déroule au Rwanda, le couple constitué par les parents de Faustin Nsenghimana est un couple « des extrémités » parce que le mari est un Hutu et la femme, une Tutsi. Or, depuis longtemps, entre les deux peuples du Rwanda - les Hutus et les Tutsis - le vivre-ensemble est fait de crises cycliques violentes rappelées par le narrateur :

« En 1972 aussi, on avait vu une marée de grenouilles se répandre dans la cour de l’école et même un couple d’albinos venus d’on ne sait où batifoler sous les grévéhias. N’empêche que cette année-là encore, les tueries n’avaient point dépassé le pont Nyabarango ! »  [8] Ces crises sont annoncées par des signes banals mais dans ce contexte deviennent des figures chtoniennes : une marée de grenouilles, un couple d’albinos comme dans une catastrophe naturelle.

Toujours à propos du Rwanda et les mariages des « extrémités », le narrateur de Le Cavalier et son Ombre (1997) de Boubacar Boris Diop évoque l’épisode du roi Dapienga qui, après avoir promis la main de sa fille au Cavalier qui tuera le monstre de Nkin’tri, a trahi sa parole en refusant de donner la main de la Princesse Siraa parce que le valeureux Cavalier est un Twi : « Ma fille est sauve et mon trône aussi. Je peux donc tuer cet étranger et garder ma fille auprès de moi. Je ne donnerai pas Siraa à un Twi, cet homme a des dents de chacal  » [9] Que reproche le roi à ce cavalier ? D’être un Twi, un étranger au royaume ; de plus, il a des dents de chacal. Le dernier qualificatif renvoie à la bestialité, à la cruauté. On trouve donc en l’Autre un défaut, un prétexte pour l’éloigner de Soi ; pour lui refuser ce qui devait lui revenir. L’apparence physique est une raison pour rejeter l’Autre. Ce que Soi veut c’est un frère siamois. « L’autre, s’il n’est pas moi, je veux, ou bien qu’il le devienne, ou qu’il disparaisse » écrit Ngoïe-Ngalla [10] Beaucoup de romanciers ont montré comment le personnage différent est exclu : ’Poil de Carotte’, personnage éponyme du roman de Jules Renard, est rejeté à cause de sa rousseur, ’Le vilain petit canard’ du conte d’Andersen l’est à cause de la blancheur de son plumage. La différence reste pour la société et pour l’ethnie un handicap.

II - La haine de l’Autre

Comment peut-on être Persan ? se demande l’un des personnages des Lettres persanes de Montesquieu. Le Persan est pourtant mon frère humain. Et sa différence au lieu d’être moquée ne peut être qu’enrichissement. Or, l’Autre m’inspire l’horreur au point que son existence, son identité se résument en un in-signe. Les esclavagistes marquaient au fer rouge les esclaves comme les Nazis obligeaient les Juifs à porter l’Etoile jaune appelée Etoile de David. Cet homme qui est identifiable grâce à un signe mérite la mort. Dans L’Aîné des orphelins, les maisons des Tutsis sont marquées d’une Croix rouge : « Je compris le sens des croix rouges sur les murs : c’étaient les maisons des Tutsis. Maintenant certaines d’entre elles brûlaient, d’autres étaient encerclées »  [11] Ces signes deviennent le droit pour donner la mort ou pour le saccage des maisons signalées par l’in-signe. Comme pendant le génocide des Juifs par les Nazis, Monénembo insiste sur l’indifférence des autres, les non Tutsis « Le village continua de sarcler les carrés de patates, de jouer à l’igisoro et de se saouler de bière de banane et de vin de palme »  [12] Dans tout acte de violence et d’exclusion, les autres qui ne sont pas concernés sont indifférents. Avant son exécution par les Révolutionnaires, le poète André Chénier écrit dans ses Iambes :

 « Chacun frissonne, écoute et chacun voit avec foi

…. Que ce n’est pas encore lui.

Ce sera toi demain, insensible imbécile »
André Chénier, Iambes]]

Cette attitude est dénoncée plus tard par le poème écrit à Dachau et attribué au Pasteur Martin Niemöller. Plus tard, Berthold Brecht s’est indigné à propos de cette attitude lâche. [13]L’indifférence et la lâcheté encouragent les auteurs des massacres. Parfois, ils les encouragent dans leur macabre besogne.

Cependant, il y a ceux qui prennent des risques en prenant le parti des victimes. Ces êtres sont mis en scène par Monénembo dans L’Aîné des Orphelins : « Comme l’Italienne qui se fait tuer devant sa propre maison. Tout le monde savait qu’elle allait mourir, personne n’a rien fait. Elle savait ce qui allait se passer. Elle avait appelé au secours sur la radio des Français, sur la radio des Américains, sur la radio des Hollandais, personne n’a rien fait ». [14] Cette voix discordante doit être étouffée ou tue Revenons aux massacres.

A défaut d’être un insigne, l’Autre est quelquefois désigné par son ethnie ou sa tribu voire par un pseudonyme. C’est le mode de désignation choisi par E.Dongala. En effet, l’Autre dans Johnny Chien Méchant( 2002) ce sont les Mayi-Dogos et leur milice, « les Tchétchènes, des assassins du peuple » qui constituent un obstacle à « mon » accession au pouvoir en s’opposant à « notre » grand chef, le général Dabanga ; « les Mayi-Dogos, l’ethnie de l’adversaire de notre grand chef »  [15]

L’Autre qui ne pense pas comme Soi, qui ne vote pas ou n’a pas voté le candidat que j’ai soutenu est une menace permanente d’autant plus que par ses choix, il me prive des privilèges supposés que confère le pouvoir. Taxé de tous ces maux, il ne mérite aucun respect. Au contraire, c’est la mort qu’il lui faut.

L’un des personnages de L’Aîné des Orphelins qualifie, l’Autre, le Tutsi de cancrelat. Cette bestiole qui véhicule l’idée de nuisance et d’inutilité, qui s’infiltre partout, qui envahit et véhicule toutes sortes de maladies doit être écrasée, exterminée. Dans la bouche d’un Hutu intégriste, le Tutsi est un envahisseur car il se reproduit en masse. L’enfant soldat narrateur d’Allah n’est pas obligé prend l’autre frère différent pour une menace :

« Les habitants de Zorzor étaient des Yacous et des Gyos. Les Yacous et les Gyos étaient les ennemis héréditaires des Guérés et des Krahns. () Quand un Krahn ou un Guéré arrivait à Zorzor, on le torturait avant de le tuer parce que c’est la loi des guerres tribales qui veut ça. Dans les guerres tribales, on ne veut pas les hommes d’une autre tribu différente de notre tribu. » [16]

Disons avec Yves Lacoste que « l’accentuation et la multiplication des rivalités ethniques me paraissent aussi résulter des rivalités spécifiquement politiques. On sait que dans de nombreux Etats africains, depuis l’indépendance, le pouvoir a été exercé par des mêmes hommes politiques qui ont su s’appuyer sur le groupe ethnique dont il était issu » [17]

Dans cette Afrique déchirée par les guerres, l’altérité doit être évitée d’autant plus qu’elle rappelle à soi des antagonismes séculiers, des frustrations et des rancoeurs politiques. C’est pour cela qu’il faut le massacrer. Pour que cette entreprise soit une réussite, il faut :

 un prétexte : dans le cas du Rwanda, c’est la chute de l’avion du président Habyarimana qui a occasionné sa mort. Dès ce crash, le responsable de cet attentat est tout trouvé : les Tutsis. Tout doit être fait pour dénicher l’Autre, l’assassin où qu’il se terre. Toute la machine administrative est mise à contribution : 

« Ici, votre préfet ! Ici, votre préfet ! Je demande à tout le monde de rejoindre l’église. L’armée va vous protéger ! Je répète : l’armée va vous protéger ! »  [18] et plus loin « le haut-parleur grésilla une nouvelle fois : Est-ce qu’il y a des Hutus parmi vous ? Les Hutus sont priés de sortir. Je répète les Hutus sont priés de sortir avec leur pièce d’identité ! » [19]

Puis, commence la funeste et inadmissible besogne de l’extermination des Tutsis ainsi que celle des Hutus qui ne partagent pas l’idéologie des Interharamwe. Dans le roman de Dongala, le prétexte est aussi politique : la contestation des résultats électoraux. Ici, par contre, il n’y a pas d’exfiltration des ennemis à cause de la composition ethnique des quartiers et des patronymes qui facilitent le travail des donneurs de mort. En effet, Johnny Chien Méchant et ses camarades connaissent les quartiers à majorité Mayi Dogos. Les barrages qu’ils dressent sont un subterfuge pour fouiller les fuyards afin de leur soutirer les bijoux, ou le peu d’argent qu’ils ont sur eux. C’est le lieu où on assassine froidement tous ceux qui tentent de résister ainsi que les vieillards, les adolescents…. C’est là aussi qu’on viole les femmes jeunes et moins jeunes.

Ici, comme là, on a recours aux médias pour faire passer le message. Dans le cas de l’histoire montrée par Faustin Nsenghimana ou celle racontée par Johnny et Laokolé, c’est la guerre totale:on y trouve l’armée régulière avec ses supplétifs des milices, les médias de la haine ainsi que l’implication de l’administration. Le vainqueur de la guerre livrée contre les Mayi Dogos, le général Dabanga, utilise les médias pour annoncer la chasse aux Mayis Dogos ; c’est aussi à travers les ondes que le général Giap ordonne le pillage général des quartiers Mayis Dogos.

Dans Johnny Chien Méchant et Allah n’est pas obligé, les combattants sont mus par l’appât du gain. Les motivations politiques et ethniques viennent se greffer sur la volonté affirmée de prendre la revanche sur le destin. Les héros le disent haut et fort : 

« Avec les Kalachnikov, les enfants soldats avaient tout et tout. Ils avaient de l’argent, même des dollars américains. Ils avaient des chaussures, des galons, des radios, des casquettes, et même des voitures qu’on appelle aussi des 4X4 » [20]

III - L’extermination

L’Autre étant une bestiole –un cancrelat-, un obstacle à l’enrichissement, une menace, pour vivre serein, il faudrait qu’il disparaisse, « le soir, on s’attroupait autour de la télé du bar de la Fraternité et de Radio Mille Collines. On voyait ces messieurs de la télé expliquer le maniement des machettes. On entendait les chants de guerre. »  [21] 

Puis commence le macabre travail. Ici, « On empalait des femmes enceintes et dépeçait des agonisants »  [22] ; là, on voit des femmes affolées qui « cherchaient à sauver leurs gosses. Elles étaient vite rattrapées. On les étendait dans leur propre cour, on leur sectionnait les tendons. Les bambins, on leur fracassait la tête en les cognant contre les murs »  [23]

Mabanckou montre aussi cette même scène inouïe où un milicien pile un enfant arraché des mains de sa mère : « L’enfant criaillait pendant que le milicien le secouait d’une main, la tête en bas. D’un geste étudié, il enfonça l’enfant en larmes dans le mortier puis se saisit du pilon qu’il souleva très haut au-dessus de sa tête, sans se préoccuper des cris de stupeur des séquestrés plaqués contre le mur… »  [24]. D’après certains témoignages, ce genre de scène aurait eu lieu à Brazzaville pendant la guerre civile de 1993-1994.

Ailleurs, c’est un hélicoptère qui bombarde les populations. Dans Johnny Chien Méchant, les bombardements alternent avec les scènes de pillage. L’ethnie ignore la mesure et le sens du partage. L’Autre comme menace doit être affamé en le privant de nourriture. C’est la stratégie choisie par le général-président Dabanga quand il ordonne à ses troupes de couper les arbres fruitiers de l’aire ethnico-linguistique Mayi Dogos pour obliger les fuyards à sortir de leur cachette. Les femmes de cette aire doivent être violées. Pour échapper à cette extermination longtemps programmée, l’Autre est contraint de quitter son domicile, la ville ou son pays pour se mettre sous la protection des organisations humanitaires internationales. L’Autre devient donc malgré lui, un réfugié dans son propre pays. Figure récente, le réfugié dans son propre pays est la manifestation de ces guerres absurdes.

L’altérité n’est pas un enrichissement mais une menace permanente dans la conquête de l’espace vital et pour l’accaparement du pouvoir. Dans les textes choisis, nous avons montré comment l’Autre est sans cesse traqué. On le massacre parce qu’on lui nie toute humanité. D’abord objet de curiosité, on jette sur lui un regard chargé de suspicion, dernière étape avant le racisme puis la haine et enfin l’extermination. En ces temps de doute caractérisés par la montée de l’intolérance matérialisée par les massacres de masse et des épurations ethniques, l’Autre doit être effacé. Bouc émissaire de tous les maux de la société, il est vu non comme (un) individu mais comme représentant d’un groupe dangereux. Sa faute est alors attribuée au groupe, à l’ethnie. C’est ainsi que s’enracinent les préjugés qui alimentent les violences identitaires et les massacres de masse…

Au nord comme au sud, l’altérité est au cœur de tous les débats. Au sud, plus qu’ailleurs, l’altérité niée pose la question du vivre-ensemble à cause des conflits ou des crises récurrentes que cette négation provoque. Il faut une dose importante d’humanisme pour que l’Autre (re)devienne le frère humain avec qui on partage les valeurs universelles qui sous-tendent la vie en société. Sa religion, sa culture… s’ajoutent à ce que « je » possède pour constituer le patrimoine commun. « Ce continent l’étonnait en croyant défendre sa terre, on se penchait par-dessus la clôture pour tirer sur son voisin » [25] dit le poète qui ajoute, écoeuré « Dérisoires guerriers sans guerre. » [26]

Les écrivains africains que nous avons choisis pour ce travail questionnent l’humanité de leurs compatriotes. Les questions : Qui suis-je ? Qui es-tu ? Qui sommes-nous ? Peut-on encore se considérer comme des êtres doués de raison si nous sommes sans cesse en train de vouloir détruire l’Autre ? Contrairement à Adorno qui, après la Shoah, jeta un regard suspect sur l’art, les écrivains africains, eux, convoquent la médiation de l’art pour dénoncer la violence faite à l’Autre. Ils utilisent l’art pour réveiller la conscience universelle engourdie par les égoïsmes.


BIBLIOGRAPHIE

I - Œuvres étudiées :

Diop, Boubacar Boris, Le Cavalier et son Ombre, Les Editions Stock, 1997.

Dongala Emmanuel Boundzeki, Johnny Chien Méchant, Le Serpent à Plumes, 2002.

Kourouma, Ahmadou, Allah n’est pas obligé, Les Editions du Seuil, 2000.

Mabanckou, Alain, Les Petits fils nègres de vercingétorix, Le Serpent à plumes, 2000.

Makouta-Mboukou, Jean-Pierre, L’Homme-aux-Pataugas, L’Harmattan, « Encres Noires »,1992

Monénembo, Tierno, L’Aîné des Orphelins, Les Editions du Seuil, 2000.

II - Œuvres critiques :

Hérodote, Tragédies africaines, N°111, 2003.

Levinas, Emmanuel, Le Temps et l’Autre, PUF, 1991.

Ngoïe Ngalla, Dominique, Congo-Brazzaville.Le retour des Ethnies. La violence identitaire, Multi Print, Abidjan, 1999.

Tisserant, Virginie, « Seuls avec tous » BTS Français, Bréal, 2018

P.-S.

En logo : oeuvre de Philippe Deléglise, Tombeau de Chladni, 2001
Aquatinte, sucre, 35,5 x 35,5 cm / 76 X 56,5 cm

Notes

[1Tisserant, Virginie, BTS Français« Seuls avec tous » Bréal, 2018 ; p.26.

[2Ngoïe Ngalla ,Dominique, Congo-Brazzaville. Le Retour des Ethnies. La violence identitaire, Multi Print, Abidjan, 1999. Toute référence à ce texte sera désignée par Le Retour des ethnies.

[3Lévinas (Emmanuel), Le temps et l’autre, Quadrige PUF, 1991, 92 pages, p.75.

[4Ngoïe-Ngalla, Le Retour des ethnies, p.65.

[5Alain, Mabanckou, Les Petits-fils nègres de Vercingétorix, Le Serpent à plumes, 2000 ; p.156. (Nous soulignons). Toute référence à cette œuvre sera désignée par Les Petits-fils, suivie du numéro de la page.

[6Ce mariage des « extrémités » nous rappelle celui présenté par Jean Malonga dans Cœur d’Aryenne entre le jeune Mambéké avec Solange Morax. Le père de la mariée, raciste et négrophobe est hermétiquement fermé à cette union, seule son épouse Marie-Rose Morax, humaniste et tolérante, abat les barrières artificielles dressées par les égoïsmes de l’Homme.

[7Makouta-Mboukou, Jean- Pierre, L’Homme-aux-Pataugas, L’Harmattan, Collection Encres Noires, 1992 ; pp.26-27. Tout ce qui touche l’Autre est négativement connoté : cannibalisme, sanguinaire… montrent que l’Autre n’est vu que comme un primitif.

[8Monénembo, (Tierno), L’Aîné des orphelins, Editions du Seuil, Mai 2000, p.142.

[9Diop, Boubacar Boris, Le Cavalier et son Ombre, Editions Stock, 1997. L’histoire du roi qui promet la main de sa fille à celui qui va délivrer le village ou le royaume de la menace est présent dans le conte anonyme ayant pour titre « Samba tue le guinarou ». S’agit-il d’un clin d’œil à ce conte ou est-ce le fruit de l’imagination de l’auteur ? Le narrateur montre l’attitude de l’ethnie par rapport avec l’Autre. Ceux qui n’ont jamais reproché à l’Autre ou qui n’ont jamais entendu de l’ethnie de l’Autre font des commentaires « farfelus ». : « les gens n’ont jamais entendu parler des Twis mais ils répondent :

 Maudite race, il faut les tuer tous, jusqu’au dernier.

Un autre dit :

Il voulait amener Siraa ! La plus noble et la plus belle des Miras chez les Twis ! Quel monde, han ! Quel monde ! » p.176.

[10Ngoïe Ngalla, Dominique, op.cit, p.66.

[11Ibid ; p.142.

[12Ibid. p.151.

[13Ibid.

[1414. Thierno, Monénembo, L’Aîné, p. 143. Partout où il y a l’intolérance l’autre est assimilé à une bestiole. Qu’il nous souvienne l’Europe ravagée par les guerres de religion, l’autre, le Protestant par exemple était qualifié de « rat ». Lire Marlowe, Christopher, Massacre à Paris, Les Solitaires Intempestifs, 2004.

[15Dongala, (Emmanuel Boundzeki), Johnny Chien Méchant, Le Serpent à Plumes, 2002, 361 pages ; p. 73.

On ignore qui sont les Mayi-Dogos ; cependant le lecteur congolais est à même de coller une identité aux Tchétchènes grâce à la lecture des journaux parus au Congo-Brazzaville lors des sanglants événements de 1992-1994.

[16Kourouma, Ahmadou, Allah n’est pas obligé, Les Editions du Seuil, Septembre 2000 ; 224 pages ; p.73. Les Gyos sont la tribu de Charles Taylor, les Krahns celle de Samuel Doe. Comme dans la plupart des œuvres de notre corpus, toutes ces guerres s’originent dans une sphère politique. Ce sont des guerres des partisans, en somme.

[17Lacoste, Yves, « Géopolitique des tragédies africaines » pp.3-9. in Tragédies africaines, Hérodote n°111, 2003.

[18L’Aîné des Orphelins ; p.153.

[19ibid. p.154.

[20Allah n’est pas obligé, p171.

[21L’Aîné des Orphelins, p.143.

[22idem

[23ibid. p .152.

[24Les Petits Fils nègres, p.236. Pendant le génocide rwandais, les « génocidaires » éventraient des femmes enceinte, ils sortaient le fœtus et le sectionnaient.

[25Diop, Boubacar Boris, Le Cavalier et son Ombre, p.196

[26Ibid. p.199.

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