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LA LOUVE 

24 poèmes nocturnes…

lundi 30 octobre 2017, par Lionel Marchetti

LA LOUVE

24 poèmesnocturnes…

« Au milieu de la paix
il est pour moi un sujet d’amertume
 »
Isaïe - 38, 17

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Photographie © Lionel Marchetti - 2001
Lionel Marchetti - 2001
Photographie © Lionel Marchetti - 2001

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LA LOUVE

ALBA (L’AUBE ROUGE)

1. Du haut des falaises

Car ma tête est peuplée de glaciers

Je n’ai pas pris avec moi l’essentiel
pensant que sur la route
une avalanche, d’elle-même
me désignerait

Et me voici seule
adossée à cette roche chaude envahie de lichens

Je ne resterai pas longtemps parmi les Hommes

D’ici, je vois leur tanière

Je jette, alentour, un regard
je découvre une couleur plus forte que le grand ciel

C’est un tel espace, finalement, que je désire

Le suivre, l’étreindre, aborder le silence

...la terre, la mer
les abîmes, le vent, le ciel
le
Soleil, la Lune ; les étoiles...

Maintenant je jouis
à l’heure du soir où tout s’écrase.

2. Découverte d’une proie

Ta peau est bleue

Sous ta peau, il n’y a personne.

3. La disparition

Dire non beaucoup trop tôt

Chasser —

Auprès d’un gouffre fondent quelques plaques de neige

L’intempérie recouvre tout

Mes premières pensées seront toujours les plus sauvages

Ma proie
entre deux crevasses, résonne
gutturale

Pauvre bête !

Des phrases à l’envers
du cri
des énigmes
des énigmes blanches

L’orage acide d’une lamentation

Dire non beaucoup trop tôt

Voici l’arrêt
voici le goût — dans ce cas, dire oui

Je suis la Reine !

Je suis la Louve !

LE CHEMIN DIFFICILE

1.

Il n’y a rien dans ton œil
si ce n’est cette ignorance docile
fausse, abominable, extérieure

Alors j’agresse et tue

Je suis la Louve
mystère vivant
hurlant depuis les crêtes les plus hautes

En moi coule un torrent de pierres anciennes

J’entends, je vois monter en surface
visages, esprits, lueurs
annonçant quelque fleurs futures

À peine arriverai-je à me saisir de l’une d’elle
que déjà ma gueule pivote
et me lance au-delà

Usant de cette vision éphémère comme d’un axe

J’entends, je vois monter en surface un essaim — le tourbillon — il signe ma propre lenteur.

2.

Je me sais appelée en chemin difficile.

3.

Je recouvre d’un voile fécond le jardin de mes actes
— passé, présent, futur —
et je rejoins ce moment où je pourrai dire :

Je suis là et cela est en moi

Je suis la vie vivifiante.

CHAROGNE

Un point fixe illumine
attire
une patte
dans la boue
un os, brisé

Par les flots, la couleur (salie déjà)
l’odeur enfuie —

—  estuaire minuscule autour du squelette

C’est une tuerie ancienne
la vie, laissée

De là naîtra quelque chose
tout près, si loin

De là naîtra quelqu’un.

LA FORGE — L’INSTANT

Pour mes filles

Le feu consume les souvenirs
le feu mange l’avenir (notre ennemi)

Vous vivrez
sans plus, sans souci
maîtresses de votre patience

Notre connaissance ne dit rien d’autre

Pluie glaciale
grandes courses sur les grèves
sourire d’être corps

À vous qui savez, mes filles
que vivre et mourir sont réunis en un point.

L’INCENDIE

La lumière trouve ici sa place
sans obstacle creuse le sol
s’enfouit
et disparaît

Soleil pleine face — d’où toutes nous sommes nées.

LES DEUX VISAGES

Tu n’as pas trouvé l’équilibre

Ton centre est un chiffon

Sous cette tresse de poils et de griffes ?
Ta nature véritable…

À cet instant
unique
c’est une béance qui apparaît

Chaos —

Le feu, ses yeux multiples
organe incompréhensible

Et te voici parmi les éclairs de la nuit.

ÉVIDENCE DU PIÈGE

1. Un souffle noir

Cette jouissance infecte
jusqu’à tuer
jusqu’à user de ta faiblesse comme force

Nourriture nécessaire ?

Il te faut méditer cela.

2.

Un peu de viande
pour calmer notre vérité carnassière

L’hiver
nous sommes des steppes
l’été
dans les forêts
à la poursuite d’autres bêtes

As-tu idée de notre fond ?

De cette eau qui est sang
de notre amour de la mort comme fleur ?

LE CHOIX

Sans cette liberté difficile
de dire oui, de dire non
à la moindre bouchée laissée tu pourriras sur place
de toi rien ne restera
même les rapaces se détourneront.

L’ESPRIT DES FORÊTS

1.

Sur mon dos vit une peau
me voici divisée

L’animal est vivant

Et je chute.

2.

Une forme s’enfile dans ma gueule.

3.

Se remplir
refuser toute caresse

Mes chants planeront de falaises en falaises.

4.

De ce lieu
je ne sais rien
seul cet horizon fixe me guide

De ce lieu je suis venue
malgré le vent
malgré le froid

Une phrase, seule
(sortir de ma sécheresse)

Une phrase — une seule — posée en moi.

LA SÈVE

Dans ma gueule
la sève colore la ligne
la phrase surgit d’une crevasse

Des endroits aussi sombres
tu ne connais pas

Des friches
si vives
tu ne connais pas

Les mots sont des morts

Et je chante

Jamais je ne serai rassasiée

Quel étrange jardin !

LE CRÂNE

En toute vasque, une âme
en toute jarre
l’espace

L’un sans l’autre ne seraient pas

Crois-tu vraiment en l’existence d’une flèche extérieure ?

Le vide —

Et où puises-tu tes forces ?

UNE BÊTE

1. Un seul esprit

S’il y avait enfin un vide
gommant le malheur de ma nature
ou simplement cet élan
tombé de moi.

2. L’ hiver

Dans l’air se dépose un flocon

Pierre fondante, venue d’en haut

Mystère pour chacun.

3. Poème du Loup

J’ouvre ton corps

Tu es venue de la Terre

L’éclatement rouge provoque la nuit.

LE MÂLE

Il était à la recherche d’un signe qui aurait pu emporter tout

Une femelle est venue

L’amour n’était pas là

Dans sa tête chantent des étincelles de métal

La vie en meute ? — Flambée inutile

Être dans les tournoiements
sur la plus haute des vagues
porté vers la lumière
puis, soudain
brutalement rejeté de l’habitacle.

SOURIRE DE L’AUBE

Cela vient du dehors, se pose en moi — reste au dehors
tout en même temps

Frappe altière, à la racine des mots
hurlant son appartenance aux lointains
nature éclairante, chantant cette exigence de n’être rien, déjà perçue comme un tout

Quel est ce sourire dans notre gueule
qui fait peur
sinon les plis de la matière chantante ?

Matière lucide
dans la joie d’être ici
à hurler et à frayer dans les bois
pour se nourrir

Le corps, la chair — le ciel

À la fin, la chose est dans la chose.

LA MEUTE

1.

Le soleil est descendu et m’a frappée

Une mélodie tourne en moi

Je suis de celles qui combattent

Avec moi, la meute !

Elles chantent :

Une conversation simple
l’échange d’envolées fécondes
plutôt que la vulgarité aveugle d’une parole aigre.

2.

C’est la saison des vents
la saison des sables
ici, en forêt
de la proie ne reste plus qu’une veine sèche sur l’os d’un corps mort

Ensemble, toutes, nous pouvons chanter
nous voici rassasiées

Avec moi, la meute, avec moi !

Elles chantent :

Dire
c’est laisser se prendre
en gueule
une poussière
trouver la source sous un rocher sec
plutôt que gravir à toute allure la grammaire

Elle hurle :

Assez !

Maintenant — mangez !

POUSSIÈRE & BLESSURE

M’anéantir serait trouver l’essence rare au sein d’un corps

Regarde le sable poli sous les ruisseaux
cet infini réseau de lignes, ces feuilles
l’envolée si nombreuse des insectes
la vie, alentour

Donner tout — l’entier de soi-même
à la vision de l’entier

Ma tenue ? Abandonnée pour une autre tenue
face à face

Mes entrailles pourrissent, où suis-je ?

Qu’est-ce qui fait mal ?

Je suis femelle
étrange animal, c’est vrai
mais bientôt autre lorsque je serai morte.

L’INQUIÉTUDE

Ce qui, hors de toi
est en toi
tout à la fois
du dehors te soutient

Être là, transpercée
par ce renoncement qui est la pleine prise de possession de soi
lorsque ceci :
toi-même renonçant à toi
encore plus toi-même que toi —

—  ici joue la présence pure
dans ce lieu vide
où tu es tout.

L’AMANT, L’AMANTE

Derrière toutes ces chairs mortes
derrière os et poussières
s’érige un vide

L’existence nue d’une inconnue.

UN ASTRE

Au sein de l’abandon et des brûlis — trop de choix
quoi choisir, désormais, à brûler ?

Et qui pour entretenir le feu ?

LA LUMIÈRE

1.

Le versant nord
lourd de givre
s’effondre avec la nuit

Notre échine, fatiguée
appelle l’été, le vent et le soleil.

2.

Chaque matin
je chante
face à la lumière qui nous fît naître

Elle transporte
au sein d’elle-même
un souffle vide
grand et frais

Chaque matin, avec mes filles
nous nageons
dans l’eau glaciale et translucide des torrents.

POÈME DU LOUP

La grande erreur

Il souffre — sa nudité, pour l’instant, n’est qu’un corps écorché

Il attend la venue de ce qu’il ne saurait nommer

Il espère, patiemment
inutilement
exigeant de cette douleur un peu de sel pour rehausser ses sensations
et surtout
son idée du monde.

UNE PIERRE BLANCHE

La Louve

À l’instant
je suis éternelle.

LA FORÊT FLAMBE

Une route perdue
tant en esprit que dans la fouille du paysage
ouvre la voie à ces quelques traces à demi effacées

Il ne restera rien de toi

Pour cela
—  pour ce don —
est-il encore possible de tresser une corde d’herbes ?

Ici, dans la lumière de l’hiver
le miel est jaune
le miel est fauve
et nous mourrons bientôt de froid sous cette incandescence.

&

ENVOI

Corps de couleurs

Le vent
dans mon corps
circule en rond

Huit pétales se rejoignent par le centre
huit pétales
pour autant de couleurs

Du mauve je comprends l’écoulement torrentiel
ce lieu entier, replié autour d’un muscle

Du blanc je sais toute l’ossature
de même que le sperme éclatant
du mâle —

—  viscosité fauve
cherchant le dedans
pour croître avec un autre dedans ;
viscosité
attirée par l’œuf de mes entrailles

Du jaune je sais les humeurs
nécessaires à la purification des poussières envahissantes
ainsi que l’urine, les poils, les griffes
ou tout autre résidu

Vert est mon regard
bâtisseur de formes, de tempêtes
contemplant l’être aimé
venu à moi sur cette ligne de lumière

Ensemble
sur cette sente
nous partons
ensemble nous peuplons les forêts

Du bleu je trouve ma descendance solaire
d’où je suis née

Ses effluves sont pour moi

Ses éruptions, pour moi

Entre lui et moi : la bonne distance

Ici je consomme
là, je serai consommée

Du noir existe un point
axe peut-être
je ne crois pas
stylet, en tout cas
depuis le volcan de mes crocs

Une force, en dessous, attire
une force vertigineuse
plus grande que le visage

Du noir existe un point d’où tout s’enfuit

Vers l’incandescence

Du rouge
je ne sais rien

Du gris je sais l’aurore en hiver
étendue complexe
où discerner l’instant, hélas, n’est plus possible
puisque le gris, diffus, mange le gris
m’affole et me perd

Un orage, un tourbillon — éclairs multiples

C’est ici
dans cet espace difficile
que je vis.

✧ . . .

P.-S.

UNE photographie — UN poème / © Lionel Marchetti - 2000 / révision 2017

Série Esprit buveur - 1

« Après avoir réalisé que les passions obscurcissantes sont illusoires et irréelles par nature,
il n’est plus nécessaire de rechercher leur antidote.
 »
—  La Voie suprême selon le yoga tibétain —

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