LE LIVRE DES FALAISES
Éditions papier Les presses du réel — Automne 2022.
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Préface de Bruno Roche
« Comment se cacher de ce qui doit s’unir à vous ? »
René Char, Feuillets d’Hypnos
LE LIVRE DES FALAISES
Depuis plus de trente ans, Lionel et moi partageons ces heures où les mondes s’ouvrent, se mélangent, et nous changent à jamais.
Son œuvre trace dans le ciel une constellation dont je me sers souvent pour décider ma route, et retrouver ce Nord qui est aussi, j’en suis certain, celui de beaucoup d’entre nous.
Dès le premier poème, Orientation, me voici sur la glace fragile avec lui.
Poème après poème, cette alliance me dure, me tient, m’engage. Ce n’est donc pas seulement cette première image, pourtant puissante et symbolique qui me connecte à son œuvre.
Ici, la main du vent qui se pose sur mon visage, c’est sa sincérité.
Cap initial de son œuvre, clef de voûte de chaque poème, elle est son guide, et à travers son œuvre, le nôtre.
Dans Le Jour, il précise :
« Être entier
à l’instant de la parole »
Ne sommes-nous pas comme lui assoiffés de réconcilier l’expérience et l’âme ?
Cet impossible projet d’être entier le met en demeure d’être lui, au-delà de ce qu’il sait, dans l’humilité du monde, à chaque réveil.
Cette sincérité mène l’exigence et la discipline de son travail.
Il compose ses poèmes dans un monde sillonné de dissonances, dont l’harmonie révélée tient à l’honnêteté de celui qui l’assemble. Dans son creuset de fulgurances et d’écriture, il identifie, reconnaît, épuise et finalement rejette ce qui « ne marche pas ». Écume de la lutte, haleine de vérité sans pitié. Embrasser cette lame, c’est connaître l’amertume de la coupe, mais aussi la joie de la simplicité révélée.
Il se risque dans une vertigineuse sincérité, avec le courage de renoncer à tout ce qui n’en est pas, et nous invite, sans effet, sans promesse, à vivre éveillé, face au silence que dessine le macareux ou le fou.
Je l’ai vu regarder avec des yeux comme des oreilles. Je l’ai vu enfouir la parole impossible des choses si loin en lui. Je l’ai vu s’en remettre au vide, s’élever au-dessus des cascades, porté par le vacarme des cataractes.
Oui, parfois, j’étais là au moment de la rencontre.
Ce qu’il a cueilli devant moi, puis épanoui dans la forge de ses carnets, qu’il ouvre et ferme comme des tambours, je le retrouve dans son poème ! Cet alcool des abysses maintenant si léger, s’élève le long de l’à-pic où je me tiens, remplit mes poumons, et me connecte tout entier dans une respiration.
Je bois l’eau du verre qu’il me tend, et qui me rappelle d’être là. Source jamais tarie où je plonge ma gourde, chaque fois que je prépare mon sac.
Le kairos de Lionel, dans l’authenticité qu’il nous offre, ouvre le monde et crée la profondeur de l’instant. Il en saisit l’inflexion, la présence de ses moments de connexion, et nous les donne dans un chant sobre en sept mouvements. Les deux premiers nous invitent à l’expérience de l’instant, les deux suivants nous proposent le risque de l’éveil, les cinquième et sixième nous mènent à la rencontre de l’indicible, jusqu’à Une phrase, une seule. Désormais blanc sillage à la surface de mon âme.
La sincérité du « Livre des Falaises » me rappelle à la vie.
Je l’emporte avec moi jusqu’aux lueurs qui précèdent mon sommeil.
Parfois, sur les chemins du retour, j’allonge le pas, et voilà que j’entre dans sa peau, que son corps me couvre d’un manteau familier, que son cœur au rythme du mien m’encourage à frôler, d’un peu plus près le bord des falaises de ce monde qui est aussi le nôtre.
Sa sincérité éveille la mienne, et réchauffe ma main.
Je ne marche plus seul vers ce point hors de vue, pourtant déjà sur la carte, et qui nous réunira tous.
Bruno Roche
.
☆
LELIVREDESFALAISES
☆
Premier cahier — La terre des sifflements
15 poèmes
&
Deuxième cahier — Accepter la peur
24 poèmes
☆
Le livre des falaises
Photographie en frontispice de
Adèle Marchetti
Premier cahier
LA TERRE DES SIFFLEMENTS
.
.
« Demain ?
Le jour suivant ?
Qui sait ?
Nous sommes ivres
de ce jour même ! »
Ryökan
La Terre des sifflements
Le livre des falaises (premier cahier)
1.
ORIENTATION
Turku, Finlande, lac de Enäjärvi
60°25′ Nord - 24°19′ Est
Ce matin
le ciel a dévoilé d’immenses langues nuageuses
acérées et violentes
qui ouvrent l’esprit en autant de pensées vigoureuses
Les lacs sont profondément gelés
La forêt, noire, est immobile
Cris du corbeau, traces dans la neige
marche prudente sur la glace —
Lecture de Devi :
Je te tends une tasse d’eau fraîche et tu bois.
L’eau te semble délicieuse si tu es là, insipide si tu es dans la pensée. [1]
2.
LE JOUR
À la recherche d’une phrase
(une seule phrase peut suffire)
Être entier
à l’instant de la parole
Une couleur — depuis le dehors
Une couleur qui tout à coup se détend.
3.
LES SEPT SOLITUDES DE LA PIERRE
Les entrailles d’une caverne où l’on précipite des pierres
Phosphorescences pour chaque impact
Du sein de la Terre, proche de l’humide
le musicien répond — un agencement archaïque
Le temps est long, le temps est sombre
Une voix, en dessous, très grave, résonne. [2]
4.
PARC NATIONAL DES ÉCRINS
Un orage se prépare
voici réunies les conditions nécessaires
La masse — conglomérat énorme, piège d’éclairs —
tout à coup se dessèche, s’effile, rétrécit
puis se fond dans l’atmosphère par la voie la plus haute
Cumulus, Alto Stratus et Cirrus — nuages d’altitude gelés, rapides et coupants
Comment apprécier le monde en son entier ?
5.
LES TORRENTS
Dans le lit des torrents se trouve une pierre
Sa surface est rayée de forces anciennes.
6.
LA VIGUEUR
Pour Éliane Radigue
J’ai attrapé, à pleines mains, l’écriture d’une autre
Dans la mesure où le vrai
dans une œuvre première
est enroulé à l’ombre de chaque geste
mon action (et mon attention à la forme en entier)
ont relayé et déployé ce que je nomme aujourd’hui la vigueur
Méthode et discipline nécessaire
Pour une passation équitable et harmonieuse
sans artifice, sans technique apparente
N’existe-t-il pas, dans l’œuvre
en attente
ingénieusement cachée sous le voile de l’acte
une force qui ne demande qu’à fleurir ?
Lorsque le souffle vital est bien là
Manœuvrer sur des récifs —
L’énergie des flammes n’est autre que le feu. [3]
7.
DU SILENCE
Un son, d’un geste simple, naît
Plutôt que de lui imposer, en le saturant d’intention
telle ou telle direction
plutôt que de chercher à l’accorder pour je ne sais quelles circonstances
j’accepte son éclosion
telle qu’elle est
Un geste simple résonne
N’est-il pas nécessaire de le laisser voyager seul et d’attendre qu’il revienne
chargé de ce qu’il sait ?
Un son pour soi — un son capable de mettre en valeur le silence
afin de ramener, du silence
un suc, une substance
Une intensité
Qui serait la preuve du souffle du monde.
8.
FLUORESCENCES (POUR GIACINTO SCELSI)
Désert
plage des origines
où le ciel tombe
comme un défi.
Giacinto Scelsi
Ces lueurs
qu’il sait entendre, qu’il sait voir
avec lesquelles il s’allie
et compose
A-t-il, en ces instants, touché à l’essentiel de ce qui nous constitue ?
Lorsque la matière
déjà riche de combinaisons à peine oscillantes
semble être en attente d’un jaillissement.
9.
AVRIL
Un corbeau, ce matin, très tôt
Le ciel
La pluie tiède
Cet horizon blanc où l’astre chute.
10.
CHERCHEURS DE VÉRITÉ
Série Sengaï - 1
Deux vieillards
(ils se tiennent comme des adolescents)
Tokusan et Rinzaï — bâton et bêche taillés dans le même bois
Harmonie des lointains, nature, air, espace
Souffle du monde
Un jour comme tous les autres jours
Qui serions-nous, disent-ils, sans la lecture des textes anciens ?
Et aussi :
Fenouil, riz, courgettes et carottes
jus de gingembre
racines
Se nourrir sans viande tuée : un adieu à la maladie dominante ?
Vaines pensées, mots vifs
mots morts
S’accorder, se désaccorder
De tout cela il n’est pas question de se soucier —
Observation et lecture de Sengaï
Que vous parliez ou non
vous aurez, de toute façon,
trente coups de mon bâton. [4]
11.
L’ŒIL RETOURNÉ
Une musique de bruits crépitants
Un feu, déposé sur la tête d’un animal rare
Espace incandescent, incisif, coupant
au-delà du crédible
et qui, passé le grand miroir
s’effondre
À l’inverse du son. [5]
12.
ATELIER DES SONS
Le grand travail : être juste, au plus proche de soi
L’atelier de chaque jour
De temps à autre, un éclair.
13.
AUBE
1.
Réveillé, cette nuit
par le visage ciselé de Mâ Ananda Moyî
jeune, yeux cernés de noir, depuis sa propre nuit d’éveillée
Une respiration pleine — la respiration du monde
Les mots s’attisent les uns les autres
parfois nous acculent au non-sens, parfois nous délivrent.
&
2.
Un râle
peu importe, à vrai dire, sa nature
subtilement naît
De cette brèche une lumière apparaît
À l’inverse, c’est selon, l’assise s’effondre
Voici, dans tous les cas — c’est un fait — le jeu du monde.
14.
MÉTÉORES
Vol IC / CG2 G64
Nuages d’altitude
ciel froissé
humidité extrême
Quelles sont ces formes ?
Et ces poussières rapides, à contre-jour, qui soudainement claquent contre le hublot glacé ?
Le piège ; se mentir à soi-même, prétendre à la clarté —
Lecture de Miyamoto Musashi
Si l’on ne se trouve pas sur le bon chemin
la petite erreur du début
conduira plus tard à une grande erreur [6]
Nord, sud, est & ouest
La rose des vents
Nous sommes loin de la Terre, désormais
la Terre des sifflements
Papillons sur la lampe
cette conscience à la fois nous élève et nous tue.
&
15.
MIROIR SIMPLE
Foudre
Combat perpétuel
Soi contre soi
Épopée invisible qui jamais ne révèle son ascendance
La vie des Hommes (fils de…, fille de…) jusqu’à l’épuisement
Naufrage de toute une vie associé à la beauté d’être en vie
Miroir simple
La peur ? Une boule de fer
Et cette boule, sans yeux, te regarde
Et cette boule est la foudre.
.
..
...☆
Le livre des falaises
Deuxième cahier
☆...
..
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ACCEPTER LA PEUR
« Le vent clair sur quoi se fixe-t-il ?
On peut vouloir l’aimer, sans pouvoir le saisir. »
Su Dongpo
1.
VUE D’AVION
Sibérie, vol Moscou-Tokyo / LFT 7637
Eau et lumière
Espace glacial
Force d’abstraction — d’où nous venons
Un jour comme un autre jour
Œil géographe posé sur le monde
Cette infinité de nervures, ces fleuves, ces rivières
montagnes, grèves, lacs, forêts
à-pics et océans
Quelques baraquements, perdus dans la toundra
absorbés par les marais et les tourbières
disparaissent sous un épais brouillard qui gobe tout
Vue d’avion, désert de haute altitude
Plus tard : milliers de petits lacs comme autant d’yeux isolés
entre collines, steppes, méandres et vallées
avec, parfois, en équilibre, à la lisière d’une forêt
cette cabane de bois plus ou moins démolie
Est-ce l’eau qui empêche la barque de sombrer ou le bois qui refuse de se mêler à l’eau ?
2.
JUILLET
La nuit m’emporte
comme si j’étais léger
Un espace immense
Le ciel s’y enfonce, sans un bruit.
3.
DANS UN RÊVE
Un œil, plus qu’intense
— un œil de feu —
prend possession tant de la vie que de la mort
Je suis né jeune
J’ai contemplé, je m’en souviens, depuis les hautes herbes
un peuplier scintillant
Depuis lors mon sang est relié à la Terre
mon corps danse
L’enfant qui est en moi (aujourd’hui, c’est vrai, attaqué de toutes parts)
du côté gauche se ravive
du côté droit
mûrit ; l’enfance me parle, chaque jour
chaque nuit
de l’expérience la plus simple
Après toutes ces années je compte mes os, mes organes
et mes muscles
Et je m’ouvre — c’est un juste combat, du moins je le crois —
à la vivacité d’un espace définitif
Écrire en ces instants est-ce nécessaire ?
Mes yeux, cornée noircie désormais, toujours veulent voir
Auront-ils la force de rapporter, depuis les lointains
ces visions hautes, de plus en plus difficiles ?
4.
LA FATIGUE
Quelles sont ces humeurs éprouvées à contre-cœur ?
La fatigue naît de la dispersion
de l’émotion
tout comme de cette volonté, terrible et désireuse
de trop bien faire
Mais surtout : il fallait ne pas choisir !
5.
FLÈCHE
1.
Une flèche, un impact vif
à l’angle mort de cette partie de moi
Faille, zone maligne, abîmée et délibérément cachée
juste ce qu’il faut pour rapidement s’accroître, m’envahir et pourrir.
&
2.
Regarder cela en face, tel que cela est
En tirer les leçons nécessaires.
6.
UNE ANNÉE
Série Sengaï — 2
Seul, de nouveau seul
enfin me voici à l’à-pic de moi-même
Les falaises les plus hautes —
Observation et lecture de Sengaï
Il y a 360 jours dans l’année,
et j’en suis maître.
(Comme disait l’ancien maître)
je me sers
des douze heures
instituées par les hommes. [7]
7.
AXIOME (1)
Une promesse ? Aucun espoir
À cet instant, le choix : venu du dehors
Enfin, le réel.
8.
LE SIÈGE DU DIAMANT
S’asseoir semble être suffisant
Un vent frais circule
Entrer de plein pied dans ce rapport essentiel
S’innerver et prendre corps
Face à face avec quoi, face à face avec qui ?
À l’écoute de tes mains, à l’écoute du dehors
Lorsque vivacité, précision, souplesse et rayonnement sont entrelacés —
— dissoudre l’intention. [8]
9.
TOKYO
Chaleur intense, brûlante, caniculaire
Les buildings, jusqu’à l’infini, au sein desquels serpente une autoroute suspendue
se consument en autant de foyers d’acier
Cité de métal
Plus tard, au grand parc Yoyogi, rendez-vous manqué avec Seijiro Murayama, musicien
On se retrouvera à Enoshima !
Milliers de feuilles et de fleurs d’essence inconnue
Bambouseraie
Étang vert fluorescent cerclé de pierres noires
où frayent quelques carpes Koï entre les Nénuphars et les Lotus
Un jeune couple en Kimono
pose en souriant sur les marches du sanctuaire Shintô (au-dessus de leur tête, cette énorme corde Shimenawa tressée de paille de riz)
Je découvre, non loin de là, une improbable divinité violacée à jamais en colère : elle hurle, elle crie
toute flétrie, depuis sa planque de bois brûlé
Chers amis, quand nous marchons, l’univers tout entier marche
S’il en est ainsi, sur quoi puis-je m’appuyer ? [9]
Scarabées Kabuto Mushi, libellules, cigales Semi aux stridulations quasiment synthétiques
petit lézard gluant tigré, jaunâtre, accompagné de cette magnifique chenille rouge orangée
profilée à la façon d’un train rapide Shinkansen
Je photographie, j’enregistre, je photographie, je griffonne tant bien que mal sur mon carnet
Ici et là, au sol, parmi les roches volcaniques
virevolte une poussière humide et noire, très épicée
où dangereusement s’activent des formes.
10.
YOKOHAMA BOX SHAKO
La nuit, les voitures lentement fondent sous une perpétuelle charge humide
Haute technologie minutieuse, lustrée
entités quasi-divines, robotiques
fuselage impeccable
le tout soigneusement encastré dans le minuscule Garage Box shako
taillé sur mesure
Legacy
Voxy Hybrid
Spacio
Note
Estima
Colt
El Grand
&
Alto.
11.
CHIEN RÂLEUR
Série Sengaï — 3
Petit chien râleur tenu en laisse
Ouaf ! Ouaf !
Renifle ici, renifle par là
Ne sommes nous pas tous obligés, chaque jour, de brûler l’essentiel de notre gangue ?
À trop vouloir s’exprimer le réel s’effondre —
Observation et lecture de Sengaï
Patience
Quant au saule,
lui plaisent
tous les souffles du vent ! [10]
12.
NATURA MORTA
Une sphère de verre
en équilibre
attrape la lumière, la diffracte et subtilement la morcelle
Jusqu’à ce que la matière chante sa réalité naturelle
Un crâne, sur une table de bois
recouverte de sel, de sucre, de fleurs et de fruits
Natura morta
Entités synthétiques, piano préparé
percussions à même le corps de l’instrument jusqu’à rejoindre une forme en méandres
à l’allure ici et là diaphane
lente, longue, précise
semblant, pour nos sens, définitivement ascensionnelle
Pourriture, fermentation, vin et jus — matière vivante
La musique, ici, questionne
tant l’espace que le temps (il gonfle, il gonfle, jusqu’à se dissoudre)
Espace de l’onde
Espace de l’ombre — ombre du son
Le silence, qui est aussi de la partie, hésite, puis grandit lentement
Le silence est une flamme. [11]
13.
ENCRE ET PINCEAUX
Série Sengaï — 4
L’espace du dehors
ou l’impeccable vigueur d’une ligne ?
Un nombre incalculable d’événements s’entrechoquent
Plus que simple expression
voici la réalité à même
pleine de sens —
Observation et lecture de Sengaï
Voici l’objet de mon amour :
le parfum de l’orchidée,
le son de l’eau. [12]
14.
DANS UN RÊVE
L’origine est à cet instant même.
Niu t’ou (tête de buffle) Fa Jong
Une ombre
dans la vitesse
jusque dans les arbres
de branches en branches
Une ombre vivante
Et qui chante !
Et qui siffle !
15.
MAI
Accepter la peur — elle s’enfuit
Espace silencieux
Rêve cruel.
16.
LES MOTS
Ai-je pris les mots pour ce qu’ils sont ?
Copiés, appris, secoués
je les ai mangés puis recrachés
espérant y déceler autre chose que de la substance
Mais leur fluidité (les mots sont-ils de l’eau ?)
en aucun cas se digère
ni se saisit
La fluidité : elle renvoie un peu de clarté
puis soudain s’évapore
me laissant seul, sans lettre, sur la grève
À attendre le retour d’une toute autre lumière.
17.
SEPTEMBRE
De ce peu de choses
juxtaposées
naît une force d’évidence
difficile à nommer
réunissant à elle seule le sensible d’une oreille incendiaire
De ce peu de choses récoltées
(un animal à la recherche de graines pour se nourrir)
Le monde — traversé par une flèche refusant de tomber
Un éclair
Mais bientôt viendra l’heure de la mort.
18.
COMPOSITION CONCRÈTE
Pour Yôko Higashi
À la poursuite de lignes qui jamais ne se croisent
Le temps se ramasse sur lui-même
Le temps se contracte puis nous saute au visage
— les détours nécessaires.
19.
AOÛT
Chaleur et lumière intense sous les falaises
Insectes rares
Le soleil, toujours (l’esprit de l’ouest)
Construction d’un édifice au bord de l’eau.
20.
OBSERVATION DES ORAGES
Shiba-kawa river, 1173 m
Désordre trompeur de la rocaille, agencements inédits, formes sans cesse changeantes
Une poussière attrape l’humide
L’air claque, l’espace s’agrandit, il pleut
Masse d’eau, chute brutale de la lumière et de la température, odeurs fortes, ruisseaux, boues, torrents
Le grand fleuve où l’on retourne
L’absence de question (non pas que l’enthousiasme ait disparu, bien au contraire)
La vie des lointains
Silence soudain dans la montagne.
21.
DANS LA FORÊT
L’eau, venue du ciel
Oiseaux par milliers
Microphones posés à même le sol — écoute du monde
L’acte accomplit en toute plénitude est un regain d’énergie
Le corps, de la sorte, augmente et respire.
22.
AXIOME (2)
Chaque chose est à sa place.
Chögyam Trungpa
Patience, vigilance — et complexité.
23.
PÊCHEUR
Vue de train (entre Kyoto et Tsuyama)
Accompagné d’un nuage d’insectes il décide, à l’aube, d’entrer dans l’eau jusqu’à mi-corps
Orages en amont
La rivière, profondément noire, porte en surface quelques débris
Le monde, alentour, s’étend
Le bruit des rails, abstrait, métallique
Le son du vent
Et toute cette pagaille d’animaux minuscules, dans la lumière — d’un coup d’un seul ils virevoltent
puis disparaissent
Définitivement gobés par le bruyant monstre de fer.
&
24.
OCÉAN PACIFIQUE
Baie de Sagami, Japon
Seul, sur cette grève
ne sachant plus grand chose
Un froid épais
L’équilibre n’est pas donné à qui croit le posséder
Le rythme premier, depuis le fondement de toute existence
Main gauche au plus proche du feu
main droite mélangeant algues et eaux
Face à l’océan
Essayant de comprendre, des nuages, la structure sans cesse changeante
D’où les saisons s’expriment
Comme l’or des origines.
…/…
Lionel Marchetti — Le livre des falaises
(2001/2017)
Fin de 1/4…
(vers 2/4 ; vers 3/4 ; vers 4/4)