LELIVREDESFALAISES
Postface de Bruno Roche
Éditions papier Les presses du réel — Automne 2022.
☆
Troisième cahier — L’illusion construite des mots
16 poèmes
&
Quatrième cahier — Une chaise de bois brûlé
17 poèmes
☆
Le livre des falaises
Photographie en frontispice de
Adèle Marchetti
Troisième cahier
L’ILLUSION CONSTRUITE DES MOTS
.
.
« Celui qui ne retourne plus en arrière,
est heureux comme une pierre jetée dans le grand océan. »
Milarépa
L’illusion construite des mots
Le livre des falaises (troisième cahier)
1.
FÉVRIER
Chaque jour le feu rayonne
Chaque jour
il nous transforme
À cet instant, celui qui parle
semblant dormir soudain s’éveille
Il laisse venir tout un peuple à ses côtés
Marcher ainsi
Sur la neige, une ligne, dessinée dans la lenteur du froid pénétrant.
2.
L’ŒIL DES SABLES
Les matinées où nous marchions
main dans la main
le long des dunes océaniques
Quittant la caravane pour un bain de clarté
L’enfant, face au soleil —
sans effort, il comprend la plus grande des forces
De miroirs en miroirs
Et au-delà.
3.
LE SECRET
Parterre de fleurs, herbes sèches
souffle lent et profond du vent dans les arbres
lumière intense
À l’ouest, juste au dessus de moi
le grand Peuplier
— une vision.
4.
MASSIF DU PILAT
Pour Dominique Lechec
Trois longues heures de marche sous les futaies
Noisetiers, Chênes verts, Houx, massifs de Buis, grands Érables à la peau grise ornés d’yeux immobiles
Le vent rode
Plus haut, sur le flan ouest du massif
les conifères brillent par milliers dans cette subtile lumière jaunâtre
Vieille souche près d’un roc, abris idéal pour le feu
Les brindilles, glanées ici et là, s’embrasent — aiguilles acides, odorantes
feuilles, pommes de Pins, racines, ronces et Mûriers
Une épaisse fumée blanche s’échappe de la forêt
Se réchauffer à la flamme, de face comme de dos
Dans la paume, ce morçeau de bois brûlé change soudainement d’état
Rouge, or, sang, bleu-noir et gris
puis gris-cendre
et finalement
noir
Sensation archaïque impossible à nommer.
5.
MONTAGNE
Alpes — refuge de La Pointe Noire (1723m)
Hasard de nos marches
Torrent sur les hauteurs
Feuillages, débris
résidus accumulés par les courants
Chaque galet est un joyau
poli par les âges, les remous et les orages
Comment rendre cela ?
Comment le partager ?
Est-ce vraiment nécessaire ?
Complexité d’un bruit pur, sauvage et incessant —
— aimer, chaque jour, les phénomènes.
6.
UNE PIERRE
Pour Bruno Roche
1.
Il cherche, il fouille, il s’imagine cet au-delà plus loin que l’horizon, les personnages pullulent
Assieds-toi, regarde, écoute
c’est ici même !
2.
Une pierre, dans ta main
Elle connaît tous les mouvements de la Terre
Une pierre vive
Tout un savoir réuni.
&
3.
Les brumes descendent
Elles envahissent la montagne qui se couvre de givre
Est-ce la fin du jour ou le commencement d’un monde ? [1]
7.
LE POÈTE
Le poète, à l’écart
exigeant
regarde, écoute et goûte.
8.
IDÉE D’OUVRAGE
1.
Le choix, au sens de cette indécision abusivement convertie en intuition
soudain tâtonne
Et le mal s’immisce, souriant
Main droite ou main gauche ?
D’instinct, et selon ta maturité
sauras-tu faire voile vers ces nouveaux territoires qui sans cesse font signe ?
&
2.
Ne va pas croire que la force de vie gagne celui seul qui sait jouir d’une hache
Ce qui compte : l’effort soutenu
la confiance intérieure
et l’abandon respectueux à ce que tu sais être au plus proche
Patience, générosité et ouverture
Vigilance
L’ouvrage, finalement, te regarde.
9.
FIN DU JOUR
Dans cet écart
la poésie.
Jean Mambrino
Il pouvait rester des heures entières
face au ciel
à suivre du regard ces nervures nuageuses façonnées par le vent
Les effluves d’une saison entamée se confondent, depuis les crêtes
avec le lent passage gris bleuté d’une Buse variable, à l’affût
qui bientôt disparaît
Un cri, un sifflement
Le crépuscule
Une faille entre les mondes.
10.
SILEX
Cet éclat
premier
et son odeur de feu.
11.
LUMIÈRE VIVE
Série Sengaï - 5
Je sais et je ne sais pas
Je vois
et je ne vois pas —
Observation et lecture de Sengaï
C’est le jour anniversaire de la mort du Bouddha,
je suis assis pour méditer,
mais aïe ! Quelle douleur
ce furoncle à la fesse ! [2]
12.
UNE FAILLE
1.
Quelque chose s’évade de mes mains
face à tout ces regards
Comment répondre
efficacement
aux forces qui grandissent et saturent l’espace de couleurs neuves ?
Quelque chose d’intensément lumineux s’enfuit et me laisse
Non pas dépossédé — au contraire
En réalité
accordé à ma respiration
Mon corps danse, intérieurement
J’accompagne cette ronde qu’il s’agit de laisser travailler plutôt que de juguler.
2.
Laisser s’enfuir, laisser filer
sans trop y participer
ce que par faiblesse on voudrait contrôler.
3.
Tout est posture
Se nourrir
et nourrir en retour.
4.
Exercice d’imagination
À l’approche de la saison nouvelle
une colonie d’oiseaux réunis pour la traversée migratoire
Le plus grand des voyages.
5.
La tentation est grande de jouer avec le reflet véritable
Mais que sais-tu vraiment de ce reflet ?
Et n’est-il pas déjà trop tard ?
6.
Se pencher
écouter et apprécier
ce qui est là
Comme cela est —
7.
La respiration des choses est ma respiration.
&
8.
Une entité double
affleurant
Avec elle, dialoguer
Les abords d’une faille où tout pourrait sombrer.
13.
FRÈRES DE SANG
Série Sengaï - 6
Mais quel est donc ce petit singe Saru, tapis dans les bas-fonds
qui rigole, se moque et sans arrêt me pince
exhibant ses parties comme s’il était mon frère de sang ?
Observation et lecture de Sengaï
En réalité, c’est une corde —
Une nuit de lune voilée,
des bouts de corde
pourtant sans bouche ! [3]
14.
VUE D’AVION
Lyon - Vienne, Autriche (vol KLM 67830)
Chimie générale, digestion de la matière en feu qui donne à la Terre un aspect fantastique, intense
et sans cesse changeant
Les nuages s’agglomèrent, s’effondrent, se transforment
Foudres silencieuses à l’intérieur de ce Cumulus géant
Il laisse ainsi filtrer, depuis lui-même
quelque chose de profondément vivant
Cycle de l’eau
Vent, grands mouvements entremêlés, courants vertigineux
Plus bas, au travers du hublot :
Glacier du Cervin
glacier Rosa
glacier du Rhône
glacier des Martinets
&
glacier de la plaine Morte
Neige et grêle contre la vitre
Je ferme les yeux — musique première, élémentaire, dangereuse et surtout
naturelle.
15.
L’ILLUSION CONSTRUITE DES MOTS
Les mots n’ont vraiment aucune importance.
Chögyam Trungpa
N’identifie pas le spectateur au spectacle disent les anciens [4]
L’être de la scène n’est pas l’être du monde
Toute poignée de main embrasse le vide
Il existe, ici-même, une lumière.
&
16.
SHANGHAI ATELIER
(cahier chinois)
Une première phrase
griffonnée sur un journal froissé
et glissée dans la poche du Jean
Tankers, super-tankers, pétroliers et containers
observés depuis les toits de l’hôtel Swatch Art Peace glissent savamment
sur la rivière huileuse de Huangpu
depuis le gigantesque port en eau profonde de Yangshan, construit en pleine mer de Chine orientale
pour un trafic, dit-on, de plus de 600 millions de tonnes à l’année
Cosco
K Line
Hyundai M. M. Ocean
Yang Ming
Fukada
CMA CGM
Sirius STAR
Lan May
Hanjin company
Jiu Hua San
&
Shanghai Waigaoqiao shipbuilding Co., Ltd
De temps à autre
une corne de brume résonne entre les buildings
semblant nous prévenir d’un danger imminent
puis elle se mélange aux rumeurs métalliques et incessantes de la gigantesque ville tentaculaire
Les engins, démesurés
il y en aura des dizaines, chargés de denrées et autres marchandises de toutes sortes
s’enfilent jusqu’à l’intérieur de la cité en suivant les méandres compliqués du fleuve
Nous enregistrons et filmons
Yan Jun, Lili Chin et moi-même [5]
fenêtres de l’atelier grandes ouvertes face à cette industrie omniprésente
œuvrant — chacun sa manière, chacun sa façon —
avec les quelques détritus électriques et électroniques glanés ce matin même
parmi les ruelles de l’invraisemblable quartier de Xujiahui
Plus tard : lecture attentive avec Yan Yun, dans un taxi
en revenant du fameux restaurant de serpents de la famille Baï
de l’anthologie de poésie chinoise emportée pour le voyage :
Ivre de Tao, Li Po, voyageur, poète et philosophe en Chine, au 8ème siècle
Où je trouve ce poème à méditer
sincère et profond
qui me donne chaud au cœur et signe
d’un unique trait
et passés les effets subtils de l’alcool de vipère
ma rencontre avec la terre du Milieu
Deux hommes face à face trinquent, les fleurs de montagne éclosent
Une coupe, une autre, une autre encore…
Ivre, j’aspire au sommeil, c’est le moment de partir
Demain matin, si tu veux, reviens avec ton Luth. [6]
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...☆
Le livre des falaises
Quatrième cahier
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UNE CHAISE DE BOIS BRÛLÉ
« Les meilleurs de mes poèmes ont été faits dans une froide tranquilité, dans les bois,
avec une chique de tabac dans la bouche et une hache à la main. »
Olav H. Hauge
1.
RÊVE DE MILLE VISAGES
En m’approchant de cette lumière
un couple de visages s’échappe, tournoie
profite de l’air transparent pour rejoindre les hauteurs
La pensée — un pollen — se divise et retombe
La pensée : mille visages
La pensée se rassemble, devient une boule, de nouveau se morcèle
Puis disparaît.
2.
L’ÉTÉ
Une feuille sur le sol
Elle se raidit, vrille, s’assèche
Depuis cette torsion dénuée de sève
une mélodie, à rebours, nomme ouvertement la mort
La Terre, de la sorte, s’abreuve.
3.
SILENCE DU MONDE
Une métamorphose phénoménale de l’air
accordée à un son qui aurait ce pouvoir d’immobiliser le Temps
La beauté du monde se dissout-elle ou renaît-elle en permanence ?
L’alchimie prend le dessus
Le marcheur s’y enfonce — pluie et neige
Un animal s’éloigne
L’eau, dans les combes, s’engouffre et disparaît
Musique des profondeurs
Silence du monde.
4.
L’ENNEMI
Lorsqu’un rapace fonce sur toi
il te suffit, pour l’éviter, de faire un saut sur le côté
En toute occasion, en pleine action
médite sur l’inverse
Il n’y a pas d’ennemi — à qui croyais-tu échapper ?
5.
NUIT DU SUJET
La pudeur, essentielle
l’exacte distance
En cet espace émerge plus que de la relation : une coïncidence
Qui vit, se déploie, bientôt féconde.
6.
BEAUTÉ DU FEU
Série Sengaï - 7
Depuis le premier jour
sur cette Terre
je respire
Et lorsque mon souffle ne sera plus là
je serai mort —
Observation et lecture de Sengaï
Le crâne
Bien et Mal
sortent-ils des yeux, de la bouche, du nez ? [7]
7.
AXIOMES (3)
Chaque jour décide, pour moi, du chemin à parcourir
Réveillé à l’aube
Intensité blanche, verte et bleue
Eau et feu — l’adaptation au milieu
La compagnie de quelques phrases essentielles.
8.
ATLAS (97 PHÉNOMÈNES…)
Allez au-delà des formes, certes, mais en passant par les formes.
Swâmi Prajñãnpad
Composition — pure folie [8]
Labyrinthe ouvert
mais aussi enchevêtrements, cheminements sur cheminements, imbroglio
Complexité toujours grandissante des liaisons, des déliaisons, des enchaînement et des rapports
Apparitions, foisonnements, intensités et inventions (une kyrielle d’inventions)
Pérégrinations microphoniques et multiplication des motifs : la réalité est le motif
Fleuve, sources, rivières, forêts, cavernes, montagnes et littoraux
Courbes de la Terre vue d’en haut
Matières, reliefs, tout un catalogue de substances, de morphologies et d’ondes
Mais aussi, pourquoi pas, et il faudra en finir définitivement avec cela : cité humaine, électricité, psychologies torves, fictions (multiplication dangereuse et proliférante du petit théâtre mental)
L’exercice du piège
Somme ou recueil ?
Méditation et action
Une voix se manifeste, une incise dans le corps du son :
Ne cherchez rien avant, tout commence, à chaque fois, à cet endroit-ci et là, et à ce moment ça se met à tourbillonner [9]
Plusieurs voix, une archéologie de la voix, à moins que ce ne soit la présence du feu
Pour chaque éclat, un mot
et bientôt (qui sait ?) la venue d’une parole
Un feu qui brûle à cause du bois, brûle seulement s’il y a provision (de combustible), mais il meurt en ce lieu même, s’il n’y a plus de provision, parce qu’alors la condition à changé [10]
Et aussi :
Tout à commencé par une grande vague, un tsunami qui se démultiplie à l’infini en vaguelettes qui finissent par faire matière avant de se désintégrer — en rien [11]
Le jeu du monde
L’écoulement
Espace, espacements, circulation de forces dans le corps même de la matière et du temps
Le risque des questions nécessaires
Qu’est-ce qu’un phénomène : l’apparition, la venue de ce qui est là, en attente
ou la recherche d’un souffle, d’une circulation entre des émergences désormais en présence ?
Le silence existe-t-il ?
Le flux et le reflux
Étoiles, étoilement, affirmation verticale, ici et là, du vide
Cosmos
Comment est-il possible de combiner autant d’espaces diversement situés ?
Le chemin montant descendant est un et le même. [12]
Ne pas se mentir à soi-même
La montagne est immobile
Abandon de tout stratagème
L’épée
Le retour à soi — pour un nouveau départ
L’œil
et
l’oreille
Atlas —
Une suite
labyrinthique
à la facture plus ou moins archaïque
où le local, à chaque tour et détours, se reflète dans le global
amplifiant l’évidence chaotique d’une forme en spirale
L’hélicoïde
déjà là
depuis l’aube et son souffle premier.
9.
COSMOS
L’œuvre est un rond
avec en son centre
une tempête.
10.
LE TEMPLE DE L’ILLUSION
Série Sengaï - 8
Je ne possède pas de signe suspendu à mon cou
je m’assied ici, chaque matin, sur cette chaise de bois brûlé
Et j’écris —
Observation et lecture de Sengaï
Les fleurs s’ouvrent, fanent,
fanent puis s’ouvrent
rêve, rien que rêve
fleurs dans la semi-lumière de l’aube
au temple de l’Illusion. [13]
11.
PRINTEMPS GLACIAL
Soleil, vent, nuages et pluie
printemps glacial
Marcher visage haut, respirer
et traduire, spontanément
ce que tu vois
Quels sont les mots pour cela ?
Errer le long des sentes comme autant de détours dans la vivacité.
12.
DANS LA FORÊT
Ici, la sève s’élève jusqu’à faire ployer les plus hautes branches
Fleurs odorantes, surabondance de feuilles et de fruits
Derrière les arbres, le soleil, notre père chimique, danse
à la suite d’astres beaucoup plus grands et plus éloignés qui, eux aussi, vivent et meurent
Emportés, à leur tour, en une ronde fantastique
Et si le soleil était fils d’un autre soleil de taille encore plus démesurée ?
Étoile autre, cristal magistral et cruel
à l’origine de ces liaisons qui font et défont le monde
Éclair inverse au sein du vide
Et ce vide, lui-même, d’où vient-il ?
13.
MATINÉE GRISE
Étrangeté de cette fracture
Sons, odeurs, effets de vérité, tout le fatras
Animal blessé jusque dans les tréfonds (ici, la lumière est horriblement métallique)
Matinée grise encore
le ciel tournoie et finalement, difficilement, s’ouvre
Bascule des températures
Une saison sur une autre saison
Des arbres, très grands, sifflent avec le vent
millier, millions de feuilles
Observer, écouter
Quelque chose ici-même s’agite et naturellement se manifeste
Le passé est espace vide. [14]
14.
LES EAUX TUMULTUEUSES
Pierres usées, profondément rayées par les crues récentes
Bois flottés, millier de brindilles enchevêtrées
À l’équilibre
d’une roche sur une autre roche
un amas de branches vibre avec le vent
Bientôt mangé par la rapacité des eaux tumultueuses.
15.
NUIT DES FORMES
Tournage sonore
1.
Un point, une tache sombre, intense
Œil profond
Matière, boue, caillasse
couleurs âpres et vibrations
Rivière souterraine d’où s’échappe une humidité surprenante
Combinaison complexe de lignes sur les parois
associée à la poétique naturelle de ces improbables formes minérales
Une créature — est-ce vrai ? — s’élève
depuis l’ombre.
2.
Plus tard : haute montagne
lourd bloc de neige et de glace observé à l’instant perpétuel de son érosion
Un névé
encastré sous les falaises
Passage d’un état à un autre état
Une forme pleine se nourrissant de lumière
Le monde interroge le monde et très lentement, fond
Vent sur les hauteurs
Soir d’été sur le massif.
&
3.
Écoute attentive des lointains — blancheur sonore du torrent.
16.
OCTOBRE
Je lève les yeux
Le vent emporte les nuages
Un vol d’oies sauvages se dirige lentement vers le sud
La Terre est immobile.
&
17.
UN SEUL INSTANT
Lac de Serre-Ponçon — Alpes de Haute Provence
Espace froid
Mes deux filles raffolent de l’eau
Elles nagent sous l’orage
défiant l’éclair et le ciel menaçant
Beauté du monde
Une simple phrase à méditer
Un poème, un seul
Le fruit encore vert
44°31’ nord — 6°21’ est
La Durance
l’Ubaye
torrent des Vachères
torrent de Réallon
torrent de Marasse
&
torrent d’Addos
Campement sur les berges
Deux, trois, cinq livres à même le sol
jetés en vrac
Héraclite —
La foudre gouverne toutes choses [15]
Michel Jourdan —
Ce qui reste sur le rivage, quand les vagues se retirent un instant [16]
Kenneth White —
Dans les montagnes
sur le bord d’un torrent
buvant du saké froid [17]
&
Patanjali —
Quand on est établi dans un état de vérité, l’action porte des fruits appropriés [18]
Surface d’eau bleue
calme, sombre et sans secret
La respiration est là — profonde, régulière, essentielle.
…/…
Lionel Marchetti — Le livre des falaises
(2001/2017)
Fin de 2/4…
(vers 1/4 ; vers 3/4 ; vers 4/4)
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Postface de Bruno Roche
« Comment se cacher de ce qui doit s’unir à vous ? »
René Char, Feuillets d’Hypnos
LE LIVRE DES FALAISES
Depuis plus de trente ans, Lionel et moi partageons ces heures où les mondes s’ouvrent, se mélangent, et nous changent à jamais.
Son œuvre trace dans le ciel une constellation dont je me sers souvent pour décider ma route, et retrouver ce Nord qui est aussi, j’en suis certain, celui de beaucoup d’entre nous.
Dès le premier poème, Orientation, me voici sur la glace fragile avec lui.
Poème après poème, cette alliance me dure, me tient, m’engage. Ce n’est donc pas seulement cette première image, pourtant puissante et symbolique qui me connecte à son œuvre.
Ici, la main du vent qui se pose sur mon visage, c’est sa sincérité.
Cap initial de son œuvre, clef de voûte de chaque poème, elle est son guide, et à travers son œuvre, le nôtre.
Dans Le Jour, il précise :
« Être entier
à l’instant de la parole »
Ne sommes-nous pas comme lui assoiffés de réconcilier l’expérience et l’âme ?
Cet impossible projet d’être entier le met en demeure d’être lui, au-delà de ce qu’il sait, dans l’humilité du monde, à chaque réveil.
Cette sincérité mène l’exigence et la discipline de son travail.
Il compose ses poèmes dans un monde sillonné de dissonances, dont l’harmonie révélée tient à l’honnêteté de celui qui l’assemble. Dans son creuset de fulgurances et d’écriture, il identifie, reconnaît, épuise et finalement rejette ce qui « ne marche pas ». Écume de la lutte, haleine de vérité sans pitié. Embrasser cette lame, c’est connaître l’amertume de la coupe, mais aussi la joie de la simplicité révélée.
Il se risque dans une vertigineuse sincérité, avec le courage de renoncer à tout ce qui n’en est pas, et nous invite, sans effet, sans promesse, à vivre éveillé, face au silence que dessine le macareux ou le fou.
Je l’ai vu regarder avec des yeux comme des oreilles. Je l’ai vu enfouir la parole impossible des choses si loin en lui. Je l’ai vu s’en remettre au vide, s’élever au-dessus des cascades, porté par le vacarme des cataractes.
Oui, parfois, j’étais là au moment de la rencontre.
Ce qu’il a cueilli devant moi, puis épanoui dans la forge de ses carnets, qu’il ouvre et ferme comme des tambours, je le retrouve dans son poème ! Cet alcool des abysses maintenant si léger, s’élève le long de l’à-pic où je me tiens, remplit mes poumons, et me connecte tout entier dans une respiration.
Je bois l’eau du verre qu’il me tend, et qui me rappelle d’être là. Source jamais tarie où je plonge ma gourde, chaque fois que je prépare mon sac.
Le kairos de Lionel, dans l’authenticité qu’il nous offre, ouvre le monde et crée la profondeur de l’instant. Il en saisit l’inflexion, la présence de ses moments de connexion, et nous les donne dans un chant sobre en sept mouvements. Les deux premiers nous invitent à l’expérience de l’instant, les deux suivants nous proposent le risque de l’éveil, les cinquième et sixième nous mènent à la rencontre de l’indicible, jusqu’à UUne phrase, une seule. Désormais blanc sillage à la surface de mon âme.
La sincérité du « Livre des Falaises » me rappelle à la vie.
Je l’emporte avec moi jusqu’aux lueurs qui précèdent mon sommeil.
Parfois, sur les chemins du retour, j’allonge le pas, et voilà que j’entre dans sa peau, que son corps me couvre d’un manteau familier, que son cœur au rythme du mien m’encourage à frôler, d’un peu plus près le bord des falaises de ce monde qui est aussi le nôtre.
Sa sincérité éveille la mienne, et réchauffe ma main.
Je ne marche plus seul vers ce point hors de vue, pourtant déjà sur la carte, et qui nous réunira tous.
Bruno Roche