LELIVREDESFALAISES
Postface de Bruno Roche
Éditions papier Les presses du réel — Automne 2022.
☆
Cinquième cahier — Démons & contradictions
19 poèmes
&
Sixième cahier — Les eaux tumultueuses
16 poèmes
☆
Le livre des falaises
Photographie en frontispice de
Adèle Marchetti
Cinquième cahier
DÉMONS & CONTRADICTIONS
.
.
« S’il se crée une différence de la grosseur d’un atome
aussitôt une distance infinie sépare le ciel et la terre. »
Shin Jin Mei
Démons & contradictions
Le livre des falaises (cinquième cahier)
1.
LES DÉMONS
1989
Piqué, cette nuit, jusqu’au sang
Contorsions et convulsions suivent
Elles réveillent un astre noir
Écrire beaucoup, laisser filer l’inefficace
Une existence lente
graduelle
et
circulaire
De temps à autre une phosphorescence
La vigilance, la confiance, la discipline
Affublé d’yeux qui voient
chaque objet, chaque instant augmente depuis lui-même
Et le monde s’ouvre
Et le monde respire.
2.
FESTIN
Série Sengaï - 9
Violence sourde
(le petit théâtre rôde)
Tactique intuitive pour éviter l’inutile ou premiers pas sur la voie ?
Observation et lecture de Sengaï :
Aussi somptueux soit-il, aucun festin ne tentera celui
dont l’estomac est déjà plein. [1]
3.
5x2 MINUTES
La signification perdue de chants anciens fait le bonheur du musicien
La signification perdue
vivace par son absence de sens
Un objet singulier
Surtout, ne pas le nommer. [2]
4.
SCULPTURE SONORE
2007
J’ai longuement dessiné sur le sol, avec de la terre et un peu de sable volcanique
J’ai inscrit, de la façon la plus chaotique qui soit, un parcours de forces mêlées
eau, huiles, graines, terre et verre
jouissant de cette multiplicité grandissante et de vibrations souterraines
J’ai volontairement piqué, sans l’abîmer, m’aidant pour cela d’un minuscule fil électrique
une fleur blanche — jusque dans sa chair
J’ai attendu
Et laissé grandir quantité de plantes à floraison
Violette ligneuse Viola arborescent, Viola biflora (pensée à deux fleurs) ou encore ce grand parterre de Viola cornuta, bientôt déployé en rhizomes
Le jaune, immobile
Le violet, comme du feu
Le mauve
odorant et incroyablement sonore
Un cactus Opuntia humifusa a été installé dans la zone la plus sèche
— le désert minuscule —
accompagné d’un Cephalocerus magnifiquement barbu, d’une boule d’or, de quelques épiphytes suspendues
et surtout de ce petit Echinopsis oxygona, extravagant
à l’allure monstrueuse
Ici et là, particules de fer, câblage, aimantation, galets, granit
quelques pierres brûlées, quelques pierres d’ardoises
et jusqu’à huit haut-parleurs enfouis dans la matière même de ce jardin de lave
Pour une longue composition de voix et de réalités électroniques disséminées
Présences humaine, vibrations diaphanes, personnalités sonores fantasques et rares
J’ai alors observé, sans surprise, cet être d’ombre qui courrait sur le sol
Il m’a soufflé à l’oreille : à chercher la vérité, tu quittes la voie [3]
À ma plus grande des surprises, je me suis enfin entendu dire :
Dans ce piège posé par qui, je l’ignore,
je viens de m’empêtrer encore et encore
De mon propre chef
J’ai beau savoir que c’est une illusion,
moi, je ne peux pas m’échapper
d’un piège aussi délicieux [4]
J’ai longuement dessiné sur le sol, encore et encore, avec de la terre et un peu de sable volcanique
L’électricité
son-vitesse-lumière
dès lors considérée comme mon alliée
a fait le reste. [5]
5.
CONTRADICTIONS
D’une ligne s’enfuient d’autres lignes
Sans histoire à raconter une histoire se raconte
Étrangeté issue des mots eux-mêmes
ou bizarrerie, face à la page vierge, pour celle ou celui à qui l’inspiration manque ?
Le piège
Une ligne distille d’autres lignes
faim, folie, crimes
à notre porte hurlent les démons
(ce qu’il est nécessaire de regarder, sans détour, afin de voir)
Le fouet cingle
Vivacité d’un poème exact
Joie la plus haute.
6.
NON SAVOIR
Série Sengaï - 10
Les mots vivent
Ils sont une pluie
Nord
Sud
Est
&
Ouest
Soudain, ils s’évaporent — chaleur étouffante de l’été
Observation et lecture de Sengaï
La belle-de-jour
Le jour se lève puis se couche
dans le même non savoir
que la goutte de rosée.
Est-ce à la vie que s’ouvre
la belle-de-jour ? [6].
7.
FRÈRE DE SANG
Évidence d’un rythme (est-ce un piège ?)
comme s’il s’agissait de laisser filtrer encore plus que de la justesse
La pratique exige cela
Ce qui fait le sel de l’existence
Le hasard
attrapé au bon moment
et considéré comme frère de sang
Une poétique
vivante, foisonnante, chaotique
ferme et précise
Concentrée en un point lumineux.
8.
BIUTIFUL
Pour Alejandro Gonzālez Iñāritu
L’homme, son être essentiel, n’est qu’un seul point.
C’est ce point que la mort avale.
Henri Michaux
Je tourne la tête à gauche
voici l’est
incandescent, d’où germe
comme en une forge
la boule embrasée et démente
Soleil énorme, sans cesse changeant
infesté de son cortège d’interminables langues de feu
L’ouest, à l’inverse
est pris dans les nuages à l’aplomb d’une implacable solitude noire
J’ai traversé, toute une nuit, la cité métallique et lourde
J’ai observé ces usines infectes, géantes, bien trop nombreuses, accompagnées, comme toujours, d’une multitude de trafics, de combines et autres manigances
J’ai vu des hommes et des femmes se mélanger comme des bêtes
espérant, avec ça, changer le cours du jeu du monde
Le règne de la quantité —
Fragiles familles, race d’oubliés
au sein de l’Histoire et du Temps qui dévorent
Ces hommes, ces femmes, ces enfants
osant tout
chacun à leur manière
usant
sans le savoir
des artifices tatoués de leur culture asphyxiée
Et ne cherchant plus, finalement, à s’en sortir
La lucidité existe-t-elle ?
Un espace autre est-il possible ?
Les ornières d’un système immonde : à notre mesure il rend sa lie et nous recouvre
Serait-ce une loi naturelle ?
La violence
Sur ma couche
les insectes sont innombrables
je les écrase au réveil
Chambre humide, insalubre
Au plafond, la peinture entamée est déjà un cancer
Je tourne la tête à gauche
je tourne la tête à droite
À ma droite, il y a un petit trou noir qui m’aspire
et fait succion.
9.
MIROIR LUCIDE
S’ajuster, à l’instant
avec en présence, à l’arrière de soi
à peine reflété cependant
ce que certains nomment l’espace fondamental
Mais quelle est cette force inverse qui prend le dessus
irise l’air, le défait
lorsque par surprise les sons, les images
forgés de toute pièce
deviennent foncièrement inutiles ?
Quand il n’y a rien, il n’y a rien
Poussière, lumière et poussières — absence de tout jeu
Disparition de l’authenticité trop rapidement nommée.
10.
SCULPTURE
Au cœur du silence
un objet à une autre objet se relie
comme par enchantement
Ils enfantent une luminosité nouvelle.
11.
LE VENT, LE TEMPS, LES SIFFLEMENTS
Les anciens imaginaient une barque voguant lentement à la surface du monde — cheminement perpétuel du soleil sur le grand fleuve lacté
avec, tout autour, un abîme de matière noire
L’infini, qu’il soit au plus proche
ou qu’il se déploie sans cesse jusqu’à l’infini, voire encore plus loin
restera toujours hors de portée
Le zéro, pourtant, est dans notre paume
L’infini, logé dans les sillons innombrables de chaque main
Le temps, quant à lui — est-ce le vent ? — siffle.
12.
JANVIER
Les herbes dansent
La vitesse s’accroît
Les couleurs changent
Le ciel rejoint la Terre
Hautes collines de buis où chantent quelques rares insectes
Le ciel prend feu
bien qu’il fasse de plus en plus froid
Herbes sèchesGramineae, nourriture essentielle
quelques coquelicots recroquevillés, quelques chardons secs
L’étendue s’inscrit dans mon œil
Je me déplace
La montagne s’écoule.
13.
UNE FORME, UNE PHRASE
1.
Quelqu’un (deux femmes, deux oiseaux noirs)
Quelqu’un ? Une forme, étrangement divisée
Une forme qui sait.
&
2.
Quelque chose, dès lors, se dépose à mes pieds et flambe en silence
Une phrase à peine prononcée
Lourde comme une pierre.
14.
LA NUIT S’OFFRE À LA NUIT
Qui l’aurait présumé ? L’obscurité génère la lumière,
la mort la vie, le non-être l’être.
Angelus Silesius
Certains vont jusqu’à se sacrifier (prières répétées, bras en croix, génuflexions)
D’autres tirent la langue aux démons
engagent le combat
Finalement, épuisés, mystifiés, ils leurs tendent les mains
Ceux-ci, plus à l’aise, voyagent au gré des courants
La nuit s’offre à la nuit
Et toi, d’où es-tu ?
15.
LES OS DANSENT
Varsovie, Pologne, Basilica Minor
Espace votif
sous le portrait d’une magnifique vierge noire
Des os, des dizaines d’os, bagués
avec sur chaque anneau d’or le nom gravé du Saint ou de la Sainte
des os
des bouts de corps qui façonnent, sous verre, un être nouveau
emboîté en une constellation capricieuse
Et ces os dansent — une saccade d’éclats lumineux
Des os, des dizaines d’os, des centaines d’os, des milliers d’os jaunâtres
affublés de bijoux, comme des merveilles
Bouts d’hommes morts, bouts de femmes mortes
Saint Romain
Saint Feliciani
Saint Pauli
Sainte Blandinae
Saint Auri
&
Saint Reparati.
16.
BASILICA MINOR (VARSOVIE)
L’énigme à découvert
désigne avec patience
le silence de la clarté.
Jean Mambrino
Saint-Georges, lentement, rejoint la poussière
retenu par l’or lourd de son bouclier et de son épée
À ses pieds, un dragon ailé, gigantesque, lèche les bordures du grand cadre baroque
sa chair tuméfiée se boursoufle dans la toile qui part en loques
Murs de faux marbre peint, icônes nombreuses, objets votifs par dizaines, de toutes époques, entassés, accrochés, suspendus
et cette magnifique Vierge noire semblant léviter — dans ses bras l’enfant pleure
Grand bouquet de Lys blancs, odorants, déployant une présence intense, lumineuse
La couleur de l’entre deux mondes
Ici, tout un peuple âgé prie en silence
debout, assis
certains sont à genoux
le regard figé vers cette unique direction
Le cœur de l’édifice
Une béance
plus vive que le soleil
Une ouverture.
17.
DU DEHORS
Szczecin, Pologne
Des médailles, par centaines
Or, argent, rubis, vertes et rouges
Des médailles ruisselant sous les bras du Christ
au-dessus d’un immense parterre de fleurs odorantes
Lys rose et Lys blanc étrangement mêlés
Christ, ton visage fatigué, déçu
pour qui se signe-t-il ?
Pourquoi penche-t-il vers le sol ?
Tes bras, écartelés à tous les horizons, n’ont-t-ils pas suffit à te délivrer de la question qui te ronge ?
J’aime ta gravité, le théâtre où savamment l’on t’installe
et surtout, cette présence diaphane qui t’entoure
Tous nous sommes mortels
Mais je déteste cette grille métallique qui te sépare de moi
Voile irréel, forcé, infâme
Entre le réel, toi et moi — et je sors
Tout est là dehors. [7]
18.
IL NEIGE
Hôtel Emonec, Ljubljana, Slovénie
6h30
Soleil matinal et glacial
Une volée de cloches
depuis les hautes tours
s’harmonise avec l’envol d’une dizaine de corneilles bavardes
Lumière violette, rapide, astucieuse, griffant les murs de la chapelle délabrée
Plus bas, sous les assises de la ville
j’observe un grand Saule qui lentement danse
au dessus de cette rivière silencieuse aux abords laissés sauvages
À l’est, ce sont d’immenses montagnes enneigées où s’engouffrent les nuages
Quelques flocons
épars
virvoltent jusqu’ici
Rue Wolfova ulica
rue Cankarjero nabrezje
rue Adamič lundrovo nabrezje
rue Dolničarjeva ulica
rue Poljanski nasilla
&
rue Ob Ljubljanici
Je me remémore ici un pacte
Marcher
toujours marcher
avec en poche quelques livres essentiels et de quoi écrire
En direction des contrées les plus éloignées.
&
19.
DÉCEMBRE
Il neige
J’observe le cycle des saisons
Je reste immobile
Je suis une pierre.
.
..
...☆
Le livre des falaises
Sixième cahier
☆...
..
.
LES EAUX TUMULTUEUSES
« L’harmonie non apparente
est plus forte que l’harmonie apparente. »
Héraclite
1.
JOURNAL D’ATHÈNES
Brumes longues, grisaille et nuages accrochés sur le massif du Bugey
la lumière de l’aube, graisseuse
peine à émerger
le train fend silencieusement les plaines de l’Ain
prochain arrêt : Ambérieux, 5h34
café, tartine, beurre et eau glaciale à même le robinet
l’eau pure, transparente, lorsqu’elle descend dans la gorge
me transporte sous le feu blanc des cascades
Genève, Airbus A320 Nikos Kazantzaki
lecture, debout
attente
les sonorités se mélangent
langages, appels divers et machines bruyantes
le tout m’ouvre l’esprit pour quelques combinaisons nouvelles
puisque du monde, où que l’on soit
l’écriture naît
Une vie entière suffira-t-elle pour dire deux à trois choses essentielles ?
S’il existe une énigme
ou plutôt une question laissée sans réponse
— un filet de questions —
ce sera donc celle de la matière vive
ici-même
associée au torrent immobile
des idées
Nikos Kazantzaki :
Je me réjouis de sentir, entre mes deux tempes, juste le temps d’un clin d’œil,
le commencement et la fin du monde [8]
Et aussi :
Nous voguons sur une mer en tempête, illuminée par de violents éclairs [9]
Le cycle de l’eau
Marcher, méditer, respirer
considérer ce qui est comme cela est
L’élégance est un fruit naturel
Pluie sur les hauteurs
l’avion bascule
vent par rafales
vitesse, vitesses extrêmes
Deux heures plus tard à peine, les îles grecques flottent
en dessous — l’abîme des mythologies
Une falaise gigantesque
Ici, la Terre plonge
coupée nettement par l’eau sombre et agitée
— force noire, minérale, insistante —
puis elle s’effondre sous des humeurs épaisses et violentes
Je regarde, j’observe
je devine
Des profondeurs je retire quelques créatures
Pieuvre géante Octopodidae bec acide gros œil
— une force noire dans un corps blanc, disait Ovide —
huit bras rosâtres qui patiemment enlacent leurs proies et les attire vers l’obscur
Grand poisson personnage solitaire
Dentex dentex (sparidae)
animal silencieux
peau marbrée piquetée ici et là
écailles jaunâtres
faciès presque de pierre, front droit
mâchoire puissante et crochue
Peu de mouvements, tenue impeccable
Soudain, il n’est plus là
Longue et lente méduse filandreuse, bleutée
Aurelia aurita
toute d’eau électrique
qui nous rappelle que la lumière
née d’on ne sait quelles combinaisons originelles
est aussi constitutive du vivant
Banc d’Ichtys minuscules auréolés et vivaces ; ils dansent, par milliers, ils dansent
en suivant les courants
lançant, par bouffées synchronisées, un unique message éblouissant
Et surtout ce magnifique spécimen quasi métallique
genre sabre d’arme argenté
Trichiurus lepturus
forme parfaite
poisson guerrier immobile venu des grands fonds pour se nourrir
guidé par l’improbable verticale de ces mêmes falaises qui plongent, c’est certain, infiniment
jusqu’en son unique territoire ; à l’affût, depuis l’ombre, de ce qui pourrait recharger le pouvoir de ses yeux
avant de rejoindre
d’un trait
lui seul en est capable
l’immensité
Là où la vie, sans lumière, est tout autre.
2.
VIGILANCE
Le verbe être se froisse de lui-même
Comme si, par surprise, tel un refus soudain, il disait : à chaque instant l’air circule
et ce qui est fluide se doit de rester fluide.
3.
EAU ET POUSSIÈRES
1.
Espace sauvage — en découle une pensée forte
La respiration
Le feu
Terre, roche, arbres et proliférations végétales.
2.
Matinée haute
Brusque changement des températures
L’odeur du monde
depuis cette poussière mélangée à l’eau glaciale venue du ciel
Lecture de ce qui est là
Expérience propre à chacun.
&
3.
Les mots sont-ils nécessaires ou suffit-il d’ouvrir les yeux
d’écouter et de respirer ?
Ne pas mentir à soi-même
La compagnie de quelques phrase essentielles
L’esprit lucide à son gîte en lui-même. [10]
4.
SOUS LES FALAISES
Marseille, quartier Pointe rouge
minuscule crique de la Madrague de Montredon jonchée d’énormes galets tout en couleurs
Blanc, cuivre, rose
pétrole
or et ardoise
Quelques détritus industriels impeccablement lavés (plastiques, cordes, filets, bois rognés et conserves métalliques)
surnagent, ici et là
L’eau bleue, à l’à-pic
à chaque flux et reflux découvre un sable limpide, cristallin, très sonore
qui danse ici, certainement, depuis des millénaires.
5.
LE CERCLE
Corse, vallée de l’Asco
Voici la plus grande des montagnes
Ici, les hauteurs dessinent une ligne pure
accidentée, mais pure
Soudain le temps change
Quelques nuages s’amoncellent
L’humide est là
Ce qui semblait tout à l’heure unifié se découpe
puis se déchire en autant d’à-pics et de perspectives
Singularité d’un point de vue
Semblant d’harmonie.
6.
LE CYCLE DE L’EAU
Perdue dans les massifs depuis quelques millions d’années
collectée par on ne sait quelles forces
l’eau jaillit des montagnes les plus hautes
Saveur et clarté d’une source
Substance nécessaire
Un son — une vision.
7.
LE PUITS
1.
Une pensée n’est pas une pensée — elle dessine, certes, un espace complexe
s’accorde, évolue, s’échappe
attise quelques expériences anciennes pour bientôt revenir
La pensée est-elle une substance ?
Une pensée — ne rien attendre.
&
2.
À la verticale du puits, cette lumière, toujours
Une clarté
Au contact de l’océan du monde.
8.
ALTITUDE
Lyon — Montréal
En suivant, depuis quelques heures, les courbes de la Terre
Carlingue flambant neuve
Boeing 737-800 vol AF 340
900 km/h
température extérieure : -37°C
altitude : 11000 mètres
Rivières bleutées emmêlées jusqu’à l’infini
qui creusent, finement, en autant de méandres
une épaisse peau verdâtre où s’épanouissent plusieurs milliers de conifères acides
Rivière Arctic Red
rivière des Français
rivière Red deer
rivière Bonnet Plume
rivière Haute-Rishgouche
rivière Missinaibi
rivière Nahanni Sud
rivière Tatshenshini
route frontalière des voyageurs
&
La Grande Rivière
Yeux d’eau, ici et là, incroyablement brillants
Lac Mosquito
lac Grand
lac Melville
lac Cree
lac Spirit
lac des Loups marins
lac Long
lac du Cerf
lac à l’eau claire
lac Désert
lac La Seul
lac des bois
lac Aberdeen
lac dark
lac bras d’Or
Grand Lac
lac Moraine
&
lac brûlé
À l’horizon
ces fantastiques nuages de type Cumulus se déploient en autant d’architectures naturelles
Lentement, ils muent
espérant rejoindre l’enveloppe effilée des Cirrus, leurs congénères de haute altitude
pour finalement être absorbés
— comment, c’est un mystère —
par un soleil glacial, blanc et inhumain.
9.
UNE COURSE EN FORÊT
Face à moi, arrêté, la pureté du masque animal
instantanément pris à la toile du monde
Se faire invisible afin d’éviter, semble-t-il, la mort
Cet infect devenir gibier — immobilité pour la vie, disparition à nos propres sens, coïncidence exacte au sein du grand tout
Pour finalement s’enfuir, d’un bond, sous le labyrinthe des futaies.
10.
ACCUMULATION DE FAITS BRISÉS
Trois tournages sonores
1. Avec Seijiro Murayama
Falaise, éboulements, râles (nous pénétrons là-dedans
comme par effraction)
Accumulation de faits brisés depuis les profondeurs
Percussions, voix, cris
Souffle glacial de la Terre.
2. Avec Emmanuel Holterbach
Le torrent, en dessous
immensément sonore
nous offre en retour sa fraîcheur et sa vigueur.
3. Avec Yôko Higashi
La déchirure — un son un seul
L’animal se poste et hume ; oui, c’est ce que nous cherchons.
11.
LA SAVEUR, L’ÉPINE
1.
J’aime le vent
J’aime la lumière
J’ai vu la Lune pleine se prendre dans les nuages et disparaître
pour apparaître plus belle encore
Au plus proche, l’espace des lointains
sans cesse, se ravive
L’ordinaire est unique.
&
2.
Pour Emmanuel Petit
Retour en ville
Hier, à l’entrée du Dojo, mal accueilli ; demi-tour…
Rester assis face à un mur
quand bien même l’espace de la pensée soit grand ouvert, pour quoi faire ?
Pour rien !
Savoir, ne pas savoir ; dehors ou dedans
assis, en marche, en écoutant, en écrivant — prétendument hors de toutes formes
Mais qu’en sera-t-il, véritablement, à l’heure de la mort ?
Une saveur ou une épine acérée ?
12.
LAC DE L’ÉTOILE (1823 m)
Une saison où nous vivons
Quelques fleurs, quelques pierres rares
Le vent
Bouffée d’herbes sèches
La course du soleil pour allié — notre substance nécessaire
Ici même, ce matin, au refuge
un peu plus tard, un peu plus loin
après la marche sur les bords du torrent
et jusqu’à ce lac
œil minuscule à l’orée des forêts.
13.
LE NOIR DES COLLINES
L’orage, plus rapide que notre marche
nous dépasse et disparaît
Le noir des collines
Nous cherchons un refuge, en vain
Le sol reste sec
Arrivés sur le grand plateau de Marignac
où nous pensons profiter de l’extravagance des éclairs
le ciel ne nous laisse, en écho
que ces ombres pâles au-delà des crêtes
Et ce long sifflement, acéré
Semblant s’échapper des roches les plus escarpées.
14.
1975
Cluny, bois de Boursier
Ces quelques arbres, plus haut que la forêt
déversent une poussière si fine que le soleil se voile
Ceux qui marchent, ceux qui vivent ici
Des êtres blancs
Silencieux.
15.
SOIR EN MONTAGNE
La nuit s’est arrêtée
La Lune, massive
repousse les nuages jusqu’à les rendre à leur absence élémentaire
Chargée d’une extraordinaire luminosité
la neige, de la vallée jusqu’aux sommets
soudain embrase tout.
&
16.
JUIN
Cavalcade sous les falaises
Ma tête est blanche, mes os sont blancs
Je finirai blanc —
Le poème
La multitude.
…/…
Lionel Marchetti — Le livre des falaises
(2001/2017)
Fin de 3/4…
.
Postface de Bruno Roche
« Comment se cacher de ce qui doit s’unir à vous ? »
René Char, Feuillets d’Hypnos
LE LIVRE DES FALAISES
Depuis plus de trente ans, Lionel et moi partageons ces heures où les mondes s’ouvrent, se mélangent, et nous changent à jamais.
Son œuvre trace dans le ciel une constellation dont je me sers souvent pour décider ma route, et retrouver ce Nord qui est aussi, j’en suis certain, celui de beaucoup d’entre nous.
Dès le premier poème, Orientation, me voici sur la glace fragile avec lui.
Poème après poème, cette alliance me dure, me tient, m’engage. Ce n’est donc pas seulement cette première image, pourtant puissante et symbolique qui me connecte à son œuvre.
Ici, la main du vent qui se pose sur mon visage, c’est sa sincérité.
Cap initial de son œuvre, clef de voûte de chaque poème, elle est son guide, et à travers son œuvre, le nôtre.
Dans Le Jour, il précise :
« Être entier
à l’instant de la parole »
Ne sommes-nous pas comme lui assoiffés de réconcilier l’expérience et l’âme ?
Cet impossible projet d’être entier le met en demeure d’être lui, au-delà de ce qu’il sait, dans l’humilité du monde, à chaque réveil.
Cette sincérité mène l’exigence et la discipline de son travail.
Il compose ses poèmes dans un monde sillonné de dissonances, dont l’harmonie révélée tient à l’honnêteté de celui qui l’assemble. Dans son creuset de fulgurances et d’écriture, il identifie, reconnaît, épuise et finalement rejette ce qui « ne marche pas ». Écume de la lutte, haleine de vérité sans pitié. Embrasser cette lame, c’est connaître l’amertume de la coupe, mais aussi la joie de la simplicité révélée.
Il se risque dans une vertigineuse sincérité, avec le courage de renoncer à tout ce qui n’en est pas, et nous invite, sans effet, sans promesse, à vivre éveillé, face au silence que dessine le macareux ou le fou.
Je l’ai vu regarder avec des yeux comme des oreilles. Je l’ai vu enfouir la parole impossible des choses si loin en lui. Je l’ai vu s’en remettre au vide, s’élever au-dessus des cascades, porté par le vacarme des cataractes.
Oui, parfois, j’étais là au moment de la rencontre.
Ce qu’il a cueilli devant moi, puis épanoui dans la forge de ses carnets, qu’il ouvre et ferme comme des tambours, je le retrouve dans son poème ! Cet alcool des abysses maintenant si léger, s’élève le long de l’à-pic où je me tiens, remplit mes poumons, et me connecte tout entier dans une respiration.
Je bois l’eau du verre qu’il me tend, et qui me rappelle d’être là. Source jamais tarie où je plonge ma gourde, chaque fois que je prépare mon sac.
Le kairos de Lionel, dans l’authenticité qu’il nous offre, ouvre le monde et crée la profondeur de l’instant. Il en saisit l’inflexion, la présence de ses moments de connexion, et nous les donne dans un chant sobre en sept mouvements. Les deux premiers nous invitent à l’expérience de l’instant, les deux suivants nous proposent le risque de l’éveil, les cinquième et sixième nous mènent à la rencontre de l’indicible, jusqu’à UUne phrase, une seule. Désormais blanc sillage à la surface de mon âme.
La sincérité du « Livre des Falaises » me rappelle à la vie.
Je l’emporte avec moi jusqu’aux lueurs qui précèdent mon sommeil.
Parfois, sur les chemins du retour, j’allonge le pas, et voilà que j’entre dans sa peau, que son corps me couvre d’un manteau familier, que son cœur au rythme du mien m’encourage à frôler, d’un peu plus près le bord des falaises de ce monde qui est aussi le nôtre.
Sa sincérité éveille la mienne, et réchauffe ma main.
Je ne marche plus seul vers ce point hors de vue, pourtant déjà sur la carte, et qui nous réunira tous.
Bruno Roche