LES FLEURS TOMBENT
Accompagné d’une photographie de Bruno Roche en exergue
« Le chemin vers le haut et le bas est un et le même. »
Kostas Axelos
« Tout ce que je porte attaché en moi, se trouve libre quelque part. »
Antonio Porchia
« Même si nous le déplorons, les fleurs tombent et les mauvaises herbes poussent. »
Dôgen Zenji
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LIVRE 1 —
DANS LA MONTAGNE...
28 poèmes
« En montagne, dans la nuit profonde, je suis face à une lampe minuscule. »
Ikkyû
☐
1. CLOCHARD
Brumes longues, nocturne infini, avancée tâtonnante
J’accorde toute mon attention à l’étude
il ne s’agit pas d’obsession
seulement cette nécessité vive d’accéder à une forme simple, pure et sans mystère
Logique dénuée de signes
Racines aux prises avec le vide
Ce lieu où —
2. VIGILANCE
Soleil émerge des Alpes
vent matinal de l’esprit
incandescence unique
déjà disparue, déjà jaunie
Au sol, une ligne de pierres
Sur le mur un énorme lézard
Plus haut : l’envol d’un couple de canards sauvages
Profiter de l’instant à l’instant
Chaque instant — totalité
Seul avec moi-même
un certain moi-même dégagé de moi-même
je me faufile entre les herbes
Paysage, panorama, orientation
Apprendre le moi c’est oublier le moi [1]
Tout un chapelet de pensées s’effondre.
3. DÉPART
Nous partons ce soir pour les montagnes
malgré la fatigue et le froid
S’élever avec son corps
dépasser crêtes et nuages
trouver l’horizon blanc
Peut-être un choc
Au refuge :
masses noires s’accumulent
roche, neige et gel
L’esprit — claire lumière
Évite de t’arrêter à mi-chemin.
4. SUR LE VENTOUX
Je repense à Pétrarque
son ascension
Ce que je fuis surtout, c’est moi-même
c’est ma pensée qui parfois m’entraîne
et me fait tournoyer à sa suite [2]
Dans un rapport franc avec la montagne
Nature, air
espace
Torrents de lumière
Rencontre décisive
Conversion.
5. COL DES LACS NOIRS (2223m)
Long sentier sur les crêtes
imposante montagne noire, à l’est
S’écoulent trois glaciers d’argent
Je regarde
Masse froide, acide, piquante
enfoncée jusque dans la chair de mes joues
Une force, depuis les lointains, reluit
de cette lèvre quelque chose apparaît
un voile gras se détache
Un pan entier —
Dans la peur du chaos qui se joue devant mes yeux
Mon crâne roule
en un choc
Une pierre
Du givre
Seul.
6. GLACIER DE TRÉ-LA-TÊTE (2364m)
Ce matin, réveillé vers cinq heures
Couleurs métalliques et vertes
lumière, force
tournoiement de l’esprit projeté
psychisme, sécrétion
lente humeur animale
Soudain sonore
Aurore en montagne
Intelligence.
7. POÉSIE NÉGATIVE
« Quand tu es dans la merde, fais-toi du thé. »
Kenneth White
Je regarde l’ouest
Horizon sauvage
bleu noir
ciel sans nuages
Une planète jaunâtre scintille
dernière énergie reflétée
suis dans la merde
n’ai pas de thé
Je voudrais marcher sur un sol hivernal
sentir mon poids appuyer la surface
laisser fuir ce corps dans les éclats de glace
Et me retrouver
Comme dans la montagne
sur un sentier
qui aboutît soudain à un abîme
Alors, enfin, respirer.
8. LES SOURCES
J’aimerais vivre en aurore
marcher des heures entières
lentement — à l’affût —
et mes pensées, nourries d’eau, de lumière et de feu
seraient folles de cette densité silencieuse.
9. REFUGE DE L’AIGLE (3450m)
À-pics gigantesques où plongent de longues parois lisses et verticales
Chaos, enchevêtrements, pierriers
dévorant, par en dessous, ce terrible massif d’aiguilles acérées qui toutes, perforent le ciel
minutieusement
Haute altitude, air sec, limpide
…névé du glacier du Bec, arête rocheuse du Pic de l’Homme, glacier du Tabuchet…
L’horizon — un voile qui lentement se soulève
bientôt devenu or, jaune-orangé
Et tout à coup, rouge-sang.
10. SUR LES HAUTEURS
Cascade de la Balme
Neige brutale
espace définitivement recouvert
gel et cisailles
réseaux
Ici et là quelques flocons s’agglomèrent
s’étoilent
me guident sur les hauteurs
Je respire l’air des lointains
me demandant pourquoi, encore et toujours
le noir massacre agit-il au fond de moi.
11. MASSIF DES DENTS BLANCHES
Ici
en montagne
la lumière attaque les roches
— lame d’eau vive.
12. AU REFUGE, PENSANT À IKKYÛ
Minuit, dehors
Il commence à neiger
Tonnerre
éclairs bleutés
Je lève les yeux
Millier, millions de particules cristallines
Je suis seul
libre
avec le froid
Le désert.
13. POSTURE EN MONTAGNE
L’esprit déposé dans la main gauche
il n’y a plus d’esprit
Corps frais
État normal
Vie de tous les jours
Connais-tu vraiment cela ?
14. LECTURE DE SHITAO
« Il faut, dans une âpreté fruste, rechercher une image fragmentaire ;
mais ceci ne peut s’exprimer avec des mots. »
Shitao
Deux amis sous la Lune
Longue marche parmi les brumes
gouttes de rosée à chaque branche
perdus au centre du tableau comme en une fournaise
Or, air
espace
joie tempétueuse
panique
Tourbillon d’éléments
Lecture
Sens.
15. MÉTÉO
Arrivée au ciel d’une improbable masse nuageuse
Brutalité verticale de l’atmosphère
Le regard s’élève
Multiplication des perspectives
Vue gigantesque
Ascension.
16. COL DE LA CROIX DU BONHOMME (2266m)
Aucune idée, aucune
ni quoi que ce soit à atteindre
À l’écoute de ce torrent, dans la vallée, qui rogne les pierres
Méticuleusement.
17. SUITE (1)
1.
Vercors
Chemin des falaises
Une araignée
couleurs stridentes
zébrée
bouffe dans sa toile une sauterelle rouge sang.
2.
Col des Saisies
Tout éclair
(est-ce l’immensité qui de la sorte s’affirme ?)
est un complexe de forces mêlées
émergeant
précisément et justement
depuis les lignes du monde.
3.
Marche d’hiver
Retour sous la neige
foudre bleutée
Ciel intact
La montagne flamboie.
18. CRÈTE DES GÎTTES
« Un moment d’absence — un homme mort. »
Yantou Quanhuo
À l’horizon — un glacier.
19. DANS LA MONTAGNE
Pour Adèle
Quelques gouttes de pluie sur les montagnes blanches
Le lac est bordé de falaises d’où s’écoulent d’innombrables sources
Avec ma fille, baignade dans l’eau laiteuse
nous ramassons des branches
Encore une fois je pense à Han Shan
De lui-même l’esprit
capte la lumière
Dans la saillie du silence
le savoir naît
Contemple le vide
il est plus tranquille encore
— un poème.
20. AXIOME
Un poème ne cache rien
descend du cœur vers le cœur
remonte à l’à-pic des falaises
rejoint le ciel
devient nuage
constellation
fraîcheur évidente.
21. CARNET 17
J’ai vu la façade des montagnes changer de couleur
Les distances abolies
La pointe du stylo est un signe incrusté sur la roche
Cycle infini
tempête de la phrase
idée du tout
ou du rien
Et me voici
jeune homme presque homme
harcelé de questions
… ?
… ?
… ?
Matsuo Bashô
Ce corps destiné
à tomber ainsi que fleurs.
22. L’HIVER
Cette année, le froid, une surprise
impossible de sortir ainsi
Cycle des saisons à même le corps
Encore et toujours ballotté par les phénomènes
Bientôt mes os seront blancs
Plus personne pour se faire comprendre
Ma vision :
Chute continuelle
espace en entier
sourire de la poussière.
23. VERSANT EST (AUTOBIOGRAPHIE)
Ce moment où les mots
enlisés dans la loi du perpétuel renaissant
ralentissent, s’agglutinent, se figent
puis, subitement
se retrouvent projetés au-delà du nécessaire
Disparue, dès lors, toute méfiance
affranchis les sauts du changement
L’espace maintenant que je foule se déplie
mes pas sont des yeux apposés sur la Terre
Corps tout entier en lecture
Contact essentiel
Ici, là, dehors
à l’approche de cette force froide
un oiseau noir fend l’espace.
24. IDÉE D’OUVRAGE
Rien ne s’ajoute
rien ne se soustrait ni ne se répète
Si tu es honnête
Maître Dôgen
Quand l’activité est vaste, le champ est vaste
Errance, montagne, campagnes et cités
Une faille rougeoie d’elle-même
Vas-y, passe !
25. L’ESPRIT DU SUD
« Ce par quoi tout ce monde est pénétré. »
Bhagavad-Gîtâ
Ravins poudrés
Or bleu
Intensité silencieuse.
26. PLUIE INTIME
Pluie intime
Les fleurs tombent
Le vent s’efface
Calme relatif
Finir ainsi
sans rien dire
Les heures les plus belles.
27. APRÈS LA MARCHE
Pour Bruno Roche
Chaleur, arbres sauvages
eaux foisonnantes
— le torrent
Découverte d’une pierre.
&
28. NUIT D’ÉTÉ
« Diverses sont les lignes de la vie comme sont les chemins,
les contours des montagnes. »
Friedrich Hölderlin
Nuit d’été sur les hauteurs
le ciel est couvert, le ciel est chargé
des fleurs aux larges pétales poussent en mon esprit
puis, tout à coup, celui-là même disparaît
Insectes, nuages
vent qui glisse sous les pins
l’ouest chargé de brumes
La Pointe Percée gicle dans la lumière
La montagne — une catastrophe
Un corbeau noir
très très noir
se déplace en silence
L’oiseau du nord
ma mythologie
Dans ce paysage je cherche ma nourriture
Les nuages les plus grands
Stratus et Cumulus
s’accrochent aux sommets puis se brisent
en de nombreux éclairs
Une forme bleue apparaît
Esprit pur, illimité
Au plus près de mon cœur
arbres drus gorgés de sève
Et cette longue phrase tournoyante
Une immense et profonde vallée
se sépare maintenant des à-pics
retirant au soleil des avalanches de clarté
Rien à dire devant tout ça
si ce n’est profondément respirer
l’esprit calme
l’esprit pacifié, libéré
Au loin, un nouvel orage se prépare
Ceci et cela auquel je ne crois plus
Austérité glacée
Une masse lourde s’élève puis à nouveau disparaît
Glacier de pierres noires
Odeur fauve de l’été enneigé.
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(Les fleurs tombent - Livre 1/3 - Dans la montagne… / 1999)