LES FLEURS TOMBENT
Accompagné d’une photographie de Bruno Roche en exergue
« Le chemin vers le haut et le bas est un et le même. »
Kostas Axelos
« Tout ce que je porte attaché en moi, se trouve libre quelque part. »
Antonio Porchia
« Même si nous le déplorons, les fleurs tombent et les mauvaises herbes poussent. »
Dôgen Zenji
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LIVRE 3 —
CITÉ HUMAINE…
48 poèmes
« Je n’ai pas tort d’habiter le fracas ; c’est dans son sein que le vrai sens figure. »
Jiao Ran
☐
1. DEN HELDER (A 25)
Mer du nord
Tombée du jour, humidité lourde
brume et froid
encore 700 kilomètres à parcourir
L’espace soudain clair de l’atmosphère
J’épluche une mandarine
vivacité du goût
combinaison unique de sensations
ouverture de l’instant
Je suis au monde.
2. CONTRADICTION
Rotterdam — Sint-Mariastraat
Pleine rue
cité marchande grouillante et noire
La fille arrive là-dedans
jambes immenses, démarche haute
puis soudain disparaît pour renaître en esprit
Elle dit :
J’advins ce que j’étais, je suis ce que je fus et le serai sans fin, quand âme et corps refleuriront
Le corps
puissance rassemblée
D’ici, s’échapper devient possible
(si tu décides)
Ceci est simple — cela est vrai
3. UNE VILLE, UN SECRET
La ruelle monte vers le cimetière
juste au-dessus de l’immensité bleue
Des tombes, par centaines, couvertes de ronces et de fleurs
retrouvent la poussière et la terre
Plus bas, l’océan absorbe un monde intact
unique, entier
minéral
Je m’enfonce là-dedans, lentement
heureux de partager avec toi cette vision.
4. CORPS DES VOSGES
Parking — Hôtel Sewen
Neige
pins ciselés de cristal
sommets anciens, perdus dans la noirceur
Nuit étoilée
Route sinueuse, charnelle
Hohneck, 1361m
Grand Ballon, 1424m
Hohwald, 1100m
Fécondation sauvage au dessus de la plaine du Rhin
(fécondation sauvage)
Chair de la terre
seins
ouverture
Le contrefort bleuté des lèvres
L’incisif.
5. JURA
Et voici les forêts laiteuses du Jura
givre, vent, froid
Pontarlier, Malbuisson, Jougne, Vallorbe
Frontière
dialogues imbéciles :
— Vous avez de l’herbe ?
— Non.
— Allez ! Vous nous montrez ce que vous avez, on jette ça dans les poubelles
et ça reste entre nous.
— Puisqu’on vous dit qu’on a rien.
— Ok ! Descendez de voiture...
Autoroute de l’est
soleil acier
le lac bordé d’or, les montagnes.
6. SUITE MUSICALE (1)
1.
Ondes sur Radiola — concert Chez Lulu (Liège)
Vieux radio transistor
cuir d’écaille rouge cerclé d’étincelles
court-jus, oxydes
câble de cuivre
antenne d’argent
Neige auditive
Avalanche minuscule.
&
2.
Un peu de neige salie
Pour Bernhard Günter
Effort simple
Condensation
Intensité silencieuse.
7.COMPOSITION
1+1 = 3
8. L’HIVER
Paris 19ème
Silence matinal rue Saint-Anselme
levé la nuit, encore personne
seul ce diésel Renault, ouvert
où négligemment pendouillent des carnes.
9. REMEMORATIO (LÀ OÙ JE SUIS NÉ)
Marseille, années soixante, quartier Mazargues
mon père, plutôt baraque
se fait brancher par une bande de cinq ou six
— Un à un je vous prends, c’est quand vous voulez.
10. AUTOBIOGRAPHIE 21
111, rue Béchevelin — Lyon
Dans la mansarde aux six années
tout en haut d’un escalier de bois sale, cassé, grinçant
s’amoncelaient dessins, poussière, K7, notes éparses
Moins deux degrés ce matin-là
enfoui sous un duvet à même le sol
La canicule en été (chasse aux moustiques gros comme des mouches)
les livres qui s’accumulaient, s’accumulaient
et, dans mes mains, la musique du monde.
11. COMMENCEMENTS (CARNET 19)
Écrire des lignes
tendre une verticale
quelques-uns trouveront cela inutile
mais c’est qu’ils n’ont jamais vécu
et ne vivront peut-être jamais
ce qui se dégage d’une relation
lorsque le monde
là
dehors
directement s’active au cerveau
parcours les muscles du corps
offre puissance et jouissance
nous emmène dans sa danse.
12. SUITE MUSICALE (2)
1.
Trois chambres d’inquiétude
Pour Michèle Bokanowski
Dans la patience d’une forme contemplée
au-delà de l’attente
Seul l’impact seul
Enfin, vous êtes concentré !
Attention partout lovée
disponible
offerte
Éclat dans l’éclat.
2.
Jetsun Mila
Pour Éliane Radigue
Argent déposé sur toutes feuilles
ascension lente
mouvements
musicalité
Flux et reflux des particules
Sensation métallique — or froid.
13. ANÉMIC CINÉMA
Pour Emanuel Holterbäch et Étienne Caire
Fribourg
Sur cette neige chimique
l’ombre du corps est un corps double
Chaque trace s’enfonce ou recule
Horizon blanc
respiration
art de l’image
Vie veinée de l’écran
granules, cristaux, tresse de lumière
Souffle sombre, temps tremblé
Flou
Ombrages et diaphanéitées métalliques
Œil
air solaire
branchie végétale — magie
Oblique beauté.
14. VISAGE
Pour David Moccelin et Jean-Christophe Vermot-Gauchy
Théâtre (notes de travail)
Sur la tombe, des poussières
fleurs, herbes séchées
se pencher
Odeur, couleurs
persistance du sol
le compost
Il dit :
— Ce vent qui dénude les os de leur chair...
Plus haut :
Le visage n’est pas l’unique accès
partout des portes (les ouvrir, les fermer, puis s’en aller)
Une aile d’oiseau noirâtre
une écharpe
un pied
quelques objets
Il dit :
— Tout est si difficile, tout est si inutile...
Plus bas :
Il pense à un accord avec le monde
cela existe, il l’a vu et il le sait
Je le dirai.
15. CINÉMA NOVA (BRUXELLES)
Fritz Lang, House by The river (1950)
Le cadavre hante la rivière et les estuaires
Masse d’eau noirâtre, épaisse, longue comme des cheveux d’algues
Flux et reflux de la marée
qui dessine, à son allure, en profondeur (ici la lumière ne pénètre pas)
le destin des hommes et des femmes pris au piège d’un monde faux, piteux, mal fait
Avec toute l’ambiguïté de sa beauté
Pourriture souriante face à celui qui cherche, en vain
à remuer les algues, la lie, la vase de son esprit torve
Et il chercher à posséder, envenimé par un infect désir
et il peine, de plus en plus
assailli par les restes de son obscène nourriture
Dehors, le monde va et vient
suivant le flux
le reflux
Avec en lui, enchâssées
quelques parcelles de vérité.
16. AUTOROUTE 58 - ROOSENDAAL
Manitou
Job Done
Ramos
Transwest Land
Haro Cargo (Besica)
Papa Ali
Triton
Bûchaca
Deroo Machines Demby Demby
Samat
Mega Liner
Sappi
Ronsard Midi-Paris-Nord
&
Michel & Isabelle.
17. VENT MÉTALLIQUE
En suivant Blaise Cendras
À errer dans les gares (Saint-Lazare, Asnière, Levallois)
je croise des lumières
Des pans de couleurs, apportés par les trains, tout à coup s’additionnent
Intrus de feuilles d’or — wagons, machines, folies
...je suis en route
j’ai toujours été en route...
La musicalité du rail
cette promesse de voyages
vers on ne sait où
vers où je ne sais rien.
18. ITALIE — A 13
Traversée des climats
sel, boue, pluie
neige et eau sur l’asphalte
La Ford GTX file à grande allure
vitesse, puissance, mécanique parfaite
De la nuit à la nuit
Angle, horizon, ravins — contradiction
Confiance, patience, dénuement — régularité de l’attention
Discipline, étude, dérive
Cosa mentale
La réalité est étalée sous nos yeux, il n’y a rien à expliquer
Fatigué, je coupe le moteur et m’endors
je ne fais que changer de rêve
Maintenant, même à l’heure de ma mort, dit-il, je n’aurai pas de regrets.
19. TOURNÉE (TRIO)
Pour Mathieu Werschowski
Karlsruhe — vers le nord
Nous traversons d’immenses rideaux de pluie
choc, rebonds, efforts absorbés
Se contenter d’une description
une simple description peut être suffisante
Soleil mauve, conduite machinale, kilomètres d’asphalte brillant
Écoute : Scelsi, Captain Beefheart, Chion, Yoshihide...
(ronronnement fauve de la Ford)
Lecture : Cendrars, Yeats, Ikkyû, Snyder, Roûmi...
(ronronnement fauve de la Ford)
Je regarde
Trois corbeaux sur leur piquet
S’envole...
S’échappe...
S’arrache...
Présage sauvage
Passation
Force.
20. NEPTUNSHAVEN, 7h30
Café noir et cigarettes
chez Anne on Kees cafe’t hantje
docks Noord 1 — Oude petroleum
Amsterdam
Anna, cinquante ans
œil délavé, cuir contre peau
chantonne un tube sous ses enceintes karaoké
— Where da you com from ? Where da you com from ?
Dehors, dans la grisaille, trois cargos stationnent
Moondancer (135 000 t.)
Kisses
Petrus Malaashracht
Et c’est ici que je m’aventure.
21. KATOWICE
Pologne — 1998
Levé 6h, matinée nue et givre encore
blancheur glaciale
J’ouvre la fenêtre de cet hôtel minable
cinq étages, seulement
au-dessus de la folie des hommes
En bas, les journaux dégueulent
tâches, gras, protections usagées
quelques bouteilles, ici et là, déclinent l’histoire suante d’hier
Un samedi soir comme les autres
Alors même que dans la nuit
avec Olivier
nous échangions ces vers de Dante...
Je vois bien que jamais notre intellect
ne s’assouvit, si ne l’éclaire le vrai
en dehors duquel aucun vrai n’a lieu
... je repense à cette fille, vulgaire, prostituée
con offert dans l’escalier de l’Ultravox Costa Rica
et je m’interroge.
22. XXX
Pour Jérôme Nœtinger
Rotterdam
Au Rose Land
dance pub du Cap Horn Noord des docks
Claudia, moulée jeans brut
se joue des hanches avec en prime
inscrit fluo sur tee-shirt mauve : Twenty four per hours
— My idea of the North ! dit-elle
Vague froide
peau blanche
œil fixe, ravageur
Vodka sur Vodka
Une décision à prendre
(une décision à prendre).
23. PORT D’EAUX MORTES
Amsterdam, zone rouge, quartier des putes
celle-ci, peaufinée mode Mexique
roule ses cuisses au rythme Samba
celle-là, gamine
déjà rognée à l’œil d’un éclat piercing
semble appeler à l’aide
Misère, misère
misère et contradiction
— Deutsh ? Anglich ? Italie ?
— Non. Français.
— J’te suçe ?
Plus tard
on entre au Chinese Eethuis-Wing Kee
menu Seasonal greens whith mixed meet & intestins
bol de riz, baguettes
sauce Soja sous néons verts
(ok, c’est ce qu’il me fallait)
Dehors l’eau sombre
Futur labyrinthique
jouissance métallique
Ironie ?
J’ouvre Dôgen Zenji, moine errant lui aussi
autre époque, autre façon
Insensés !
Ce lieu où notre esprit
s’est exilé
on l’appelle les six mondes
où ne nous sommes nous pas aventurés ?
24. VAN WALSUM HOTEL
Dans un rêve — 4h30
Parcours parsemé d’embûches, de pièges
d’épines
quelques gouttes de sang
Puis tout s’évapore
Du sol sec, chaud, fendu
remontent des vapeurs, un goût de sel, quelques débris
et ces atroces entités effilées qui, me dit-on, auraient toujours été là
En attente
Est-ce cela la beauté inverse des choses ?
25. POÈME SEC
Ni blanc ni noir, disent-ils
(je n’en suis pas encore là)
Poème sec —
Supprime le terrain
et tu verras ce qui te lie, follement
Tâche difficile
Posture intransigeante
Effort sans trêve.
26. AU BLUE MOON
Wuppertal
Ça parle trop vite, ça parle trop vite
ça ne parle pas
Pensée binaire, absence de toute ouverture
de la saveur ? Aucune…
intrigues habituelles, routine et complaisance
Je vais chier
puis quitte très très vite cet endroit
nauséabond
— Il te faut percer, pas moyen de se faufiler
Dehors :
L’esprit, emporté en rafales
gît, demi-conscient
dans l’eau du caniveau.
27. ABSTRACTION, OBSERVATION
Van Stolk park — 7h30
À l’aplomb des mots
de ces quelques agencements lents
bientôt vivaces
à leur allure
La lumiere matinale, descendue jusqu’ici
dessine, par terre, une forme mouvante
exacte
Chaque instant s’ouvre à la couleur
Beauté blanche, beauté du feu, bleue, verte
et qui déjà s’échappe
Éclat, éclatements
Œil entrevu — les futaies : complexité végétale, essences rares, fleurs
Étamines, pistils, graines, millier de tiges ployées
d’où le pollen virevolte
espérant féconder on ne sait quels autres jardins.
28. YING & YANG (VAN BLEISWIJKSTRAAT)
Ko Un a dit :
S’il y a des héros
il y a aussi pas mal
de minables
qui peut bien être
celui qui n’a pas un
cœur ordinaire [1] ?
Dans la rue, deux chiens
petit blanc sur gros noir
Et vas-y que j’te frotte ma queue dans les poils
puis que je lèche le membre dur
maculé de splendeur
Pas du tout ridicule !
Pas du tout ridicule !
29. TRAIN BB - SÉRIE 3000
Ligne Ostende / Bruxelles
Éric, 53 ans, Légion étrangère — 2ème REP
La bascule, brutale, depuis son regard sordide
brûlé pour une simple parole
À cet instant précis
le jus que soudain tu secrètes et dont tu te délectes
Ton personnage endosse une allure que tu ne reconnais pas
Est-ce le Mal ?
Est-ce le dard, infect
à l’origine du maintient de tout être en alerte ?
30. AU CRÉPUSCULE DES FORMES
Plan d’eau de Brœkhoven — Noordeljik Eiland
Buvette La Mamma
automne plein vent, nuages nacrés
des bâches plastiques se tordent et crient sur une architecture aluminium
L’eau grise du lac vomit ses embruns
Un homme se lève, ricane violemment
— Salope ! Je vais lui tordre le cou !
(profond accent du midi)
Elle file
abandonne ses bières
deux trois chaises tombent
odeur salace à la suite
mieux vaut s’tirer d’ici
Comment crois-tu échapper au monde ?
31. PAPA ALI & Co.
L’ivrogne
— Suis vide pauv’gars suis vide !
Pourtant j’pense qu’à faire des images
c’est l’moment, tout s’effondre
la glace apparaît mais ce ne sont que congères polystyrène
du toc, de la merde
à la moindre étincelle, pétrole brut sur les doigts
brûlures à vie...
...j’ai cru tenir la rambarde
mais comme à chaque fois, seul
à l’aplomb
un paquet de graines virevolte et lance des pépites d’yeux...
...suis vide, pauv’gars, suis vide.
32. UN PAS DE PLUS
J’allume une cigarette
feu dans la bouche — suicidé ?
— Allez, nom de Dieu, un pas de plus !
33. DÉRIVES...
Bifurcation nouvelle
étrange équation ; inventions
J’ose, j’écoute, je regarde
Usure du temps
cailloux dans la chaussure
Une phrase, minuscule
accompagnée d’un personnage énigmatique à l’allure effilée
presque transparent
tout à coup est là et me regarde
Respiration, nourriture, respiration
Puis il disparaît soudainement
sans que je m’en rende compte.
34. ISOLA EXPRESS
N° 13020246831 IE
Le moteur s’emballe, les vagues
noires, brisées jusque dans leur cœur par une lourde coque de métal
se défendent, combattent et ripostent en criant
Elles délivrent alors une épaisse matière blanche
qui bientôt se referme sur elle-même et retourne au noir des profondeurs.
35. SUITE MÉCANIQUE
1.
Rade de L’Estaque — Marseille
Regina Messina lentement pivote
300 000 tonnes d’acier rouge
sous la falaise de craie.
2.
Avec aisance — Amsterdam, Mercurius Haven
Eurotaf 806-802
précisément désigné sous P-O-162 39 F
soit 3 x 800 tonnes de sables et marnes
poussé par Guêpe 90
tranche le fleuve
en silence.
3.
Karlsruhe HBF
CNL
Vos Logistic TTF 106
STAT
Trois trains ferraille
Tueurs lourds de la nuit.
36. NOORD FIVE ATLANTICA
Plate-forme Mittleplate
minéraliers, pétroliers, containers
NW Jonkers, NW Ridders
Recht Boomsloot et Krom Boomsloot
Ouvre la carte, vérifie l’orientation
Noordzee Kanaal, Ok
Petroleum Haven, Ok
Oude Houthaven, Ok
Mercurius Haven, Ok
Minerva Kanaal, Ok
Traverse la situation, sans te soucier
ensuite, lent retour vers l’hiver
premières fleurs mortes
dans le dos le soleil
à la fin
plus rien.
37. NOORDZEE
Anvers, docks d’Antwerpen
pénétration de la côte sombre
la voiture glisse
ferraille, carcasses, machines enfouies
tapis mécanique gagné par la rouille
champs noirs et montagne de charbon
lie sanguine
industrie
puanteur froide des huiles
Huit super-tankers autour de la centrale nucléaire
Tano Maru Panama
Vannuden RoRo (Russia)
Trans Ocean
Cosco Hanjin Choyang
Atlas Power Screen
Bremer Forest
Deneb Costa Rica
&
Oudena arde M477.
38. CARGO
Bientôt à quai
Le Light of India s’engouffre dans les docks
rempli à ras bord, avachi, débordant de marchandises
Odeur rance, mélange de sel, de graisses, d’essence
Une lumière scintille péniblement sous l’épaisseur crasse des hublots
Buée, poids, force sourde des machines
Des hommes suent pour le déchargement.
39. N 101 - MER DU NORD
Haven van Antwerpen
Kanaaldok B2
Delwaidedok
Zandvliet
Berendrechtsluis
Schelde — Rijnkanaal
&
Tanker MSC Béatrice
China shipping line
Cont. ship AURORA
Euronav Tankers
Pontus Tankers SPRL
Ruflex BUBA DEURNE
&
Colombus.
40. HOMME DE MER
Chanson
J’ai passé du temps sur les côtes à ramasser des algues, des coquillages
et ces pierres invraisemblables rognées par le sel
L’apocalypse des eaux, lors d’une tempête
me renversa cruellement
(j’ai croupi presque trois jours dans une mare infecte, profonde, noire et saumâtre
me demandant si la vie n’avait pas choisit de m’abandonner là
tourné, retourné sous les vagues et l’odeur insoutenable du Varech)
Et me voici, aujourd’hui, quelques années plus tard, jambes brisées
à observer ce jeune pêcheur, campé ferme, plein océan
la face souriante et ruisselante d’écume
lançant son leurre dans les courants
Il sort de là un poisson fauve
gorgé, vivace
nageoires fluorescentes — un animal ailé
Salut à toi, homme de mer, homme du vent et des lames !
Profite de ta force, pleinement
et jamais n’écoute celle ou celui qui prétend qu’il est l’heure de t’en retourner
L’instant s’abreuve de l’instant
non du médiocre souhait.
41. HAAFEN KANAL
Une péniche
peau noirâtre
étrangement silencieuse
Sur son flanc gris pétrole
on peut lire China Shipping Triton (c’est son nom)
et cette inscription : 23 0934 — ZEBRA 7
Je fais signe au conducteur
le conducteur me fait signe
Dans un instant
remue-ménage sur les berges.
42. ZEBRA 7 — DOCK 13
Identité saumâtre sur les berges de Spie Fundations
quai immense, tout en pointillé
béton et briques
sept mille arbres débités
Longer la rade, observer l’eau profonde
vaste espace maigre faune
graviers gris-roux, détritus, capsules, canettes
Dépôts, entrepôt, magasins
hangars, silos
Jonathan P150-61F, échoué
Long. — 79,00m Tonnage — 2613 T
Larg. — 9,60m
Et aussi, plus loin, à quai :
Edel Turquoise
Fusco CP7 IRB
Alaska P16
Pluie fine, air aiguisé
De nouveau lucide
Et concentré.
43. SILENCE INTÉRIEUR
Dans un rêve
Une nuit, sans yeux
une nuit face à ce miroir brûlé
Soudain, il se transforme en une accumulation de pierres lumineuses
Le son de l’eau
Le son de la transparence.
44. RESCAPÉ
Des modèles ? — Aussi vite abandonnés
Laisser-aller, abandon, luxure
corps à corps insensé
ou encore cette ascèse soi-disant particulière
Ensuite, fuir
en un éclair
Pourquoi se retourner ?
Non — plutôt de l’espace, du commencement
de l’enthousiasme
Là où je voudrais me situer
Eh bien ! Comment est-ce ?
45. ABSTRACTION
Seules ces ombres, qui empêchent
m’accompagnent au seuil d’un langage simple
Je me risque au-delà
La perte
ce n’est qu’une idée
elle-même déjà dépassée
J’accumule et m’allège
jouissant et dansant, à ma manière
au sein des contradictions
L’élan s’accélère
Moi
sans moi.
46. ÉCLIPSE
Plusieurs jours sans écrire
Vie effondrée
Mais je mesure aussi là ma nécessité
Je pourrais en mourir
— la vraie vie.
47. SCHÛLTE HÔTEL
Chambre 21
Ma propre résolution
Entouré de moustiques
passage à l’acte (aucun détail n’est insignifiant)
Il pleut
Comprendre — ne pas comprendre
Maître Dôgen :
Où loges-tu le discernement ?
&
48. MANIFESTE
Essayer de saisir ce lieu
un espace
où chocs et relations s’attisent
dans leur simplicité
parfois deux, trois mots suffisent
et redonner ainsi
œuvrer
sur la page blanche
jusqu’à ce moment d’une respiration
Celui-là même vécu dehors.
— — —
(Les fleurs tombent - FIN - Livre 3/3 - Cité humaine… / 1999)