Il y a quelques années, j’ai commis un article qui comparait les modes narratifs de “La Tempête” de Giorgione et des “Correspondances” de Charles Baudelaire. J’y indiquais, entre autres, que ce qui les rapprochait dans l’expérience du spectateur et du lecteur était la fausse unité au centre des deux compositions : en effet, si, de loin, le tableau et le poème semblent afficher une cohérence visuelle ou stylistique, on s’aperçoit bien vite que le vrai centre, le “sens”, est ailleurs, voire, en ce qui concerne “La Tempête”, introuvable ou absent. En effet, si ces deux oeuvres peuvent être considérées sans hésitations comme des métaphores, celle de Baudelaire est la plus parlante : c’est une image de la poésie elle-même, comme pur “artifice”, une mise en abyme radicale de l’objet poétique en tant que tel, et je croyais qu’il en était de même pour Giorgione au vu des 57 interprétations différentes et divergentes recensées par Salvatore Settis dans son excellent livre L’invention d’un tableau.
Or, en 2016, participant à une conférence de l’A.C.L.A. (American Comparative Literature Association) qui se passait à Harvard, j’ai visité le très beau musée de l’université et je suis tombé sur le petit tableau attribué au Titien, intitulé “An idyll : a Mother and a Haleberdier in a Wooden Landscape.” (“Une Idylle : Une Mère et un Hallebardier dans un Paysage de Forêt”) Son lien direct avec “La Tempête” m’est immédiatement apparu, comme à beaucoup d’autres avant moi - la notice du musée en signale elle aussi la proximité, mais seulement comme faisant partie des sujets à la mode pendant la Renaissance à Venise, c’est à dire les “Bucoliques”.
“ The subject of printed, painted, and drawn images, landscapes of shaded groves, musicians, shepherds, and languid nymphs were a quintessentially Venetian genre in the early sixteenth century. The most celebrated, and perhaps most enigmatic, of these is Giorgione’s Tempest, which shows the same configuration of a seated woman and a standing figure found here.”
« Le sujet des images imprimées, peintes et dessinées, des paysages de bosquets ombragés, des musiciens, des bergers et des nymphes languissantes étaient un genre typiquement vénitien au début du XVIe siècle. Le plus célèbre, et peut-être le plus énigmatique, est La Tempête de Giorgione, qui montre la même configuration d’une femme assise et d’une figure debout que l’on trouve ici. (Ma traduction)’
Or cette similitude me semble pourtant beaucoup plus importante qu’il n’est suggéré. En effet, ce tableau, c’est littéralement le miroir inversé de “La Tempête”. Tous les éléments en effet s’y retrouvent : le soldat, la femme assise et son enfant, la nature, le ciel, etc, mais en opposition. Le soldat, armé chez Titien, est affaibli chez Giorgione, sans cuirasse et avec un simple bâton à la place de la hallebarde. La femme assise, nue et allaitante chez Giorgione, est habillée dans le tableau du Titien, et l’enfant ne tête pas. La nature est rieuse et le ciel bleu dans “L’Idylle”, sombre et menaçante dans “La Tempête”. De même, là où une rivière fait obstacle entre les personnages du premier plan et la ville chez Giorgione, elle a disparu dans le tableau du Titien, remplacée par un bourg accueillant qui se trouve à deux pas.
Nous savons que le Titien a été l’élève et le disciple de Giorgione, et les dates approximatives des deux tableaux correspondent à cette période : 1505-1508 pour “La Tempête”, 1505-1510 pour “Une Idylle”. Le lien entre les deux tableaux devient dès lors évident et s’établit au centre d’une double narration : une, imaginée par nous, de l’élève avec son maître, et l’autre, du sujet, du sens réel de la métaphore dédoublée. Titien explicite Giorgione, et replace “La Tempête” au coeur d’un dialogue, et non plus comme mystère isolé. Si nous comparons un à un les motifs des deux tableaux, tout s’éclaire - ou en partie du moins, car, pour être honnête, je ne suis absolument pas spécialiste de la Renaissance italienne, ni d’histoire de l’art en général.
Le soldat de l’Idylle pourrait représenter la Force, et son regard qui sort du tableau est celui du garde, qui observe et protège, alors que le soldat déchu de Giorgione incarnerait la Faiblesse et la Concupiscence - son bâton n’est pas une arme véritable et son regard est posé sur la femme nue, dont l’oblique est accentuée par le gonflement de son sexe.
La femme, dans le tableau du Titien pourrait être la Vertu, symbolisée par la simplicité de ses vêtements et son regard dirigé vers la Force, évitant de croiser celui du spectateur. Son enfant, symbole christique, est assis paisiblement sur ses genoux et se tient, lui, de face. Il ne tète pas, car il est divin. Chez Giorgione, la femme est nue, à peine recouverte d’une cape, et allaite son enfant. C’est l’Ève de la Chute, charnelle et mortelle, qui tourne le dos à la Cité, dont elle a peut-être été chassée. Elle a le regard tourné vers le spectateur, peut-être pour lui rappeler sa propre mortalité, et l’enfant qui a besoin de lait pour survivre pourrait ainsi symboliser la vulnérabilité humaine.
Quant à la nature dans la composition du Titien, elle est paisible et harmonieuse. Tous les éléments du décor sont reliés entre eux, et si la tour, symbole de puissance, domine le paysage au fond à gauche, le bourg et la ville situées en arrière-plan sont accessibles, car la paix règne. Dans La Tempête, au contraire, les éléments se déchaînent (l’éclair) ou sont menaçants (les nuages gris qui roulent dans le ciel), la ville est cachée derrière une muraille et est uniquement accessible par un pont fragile, et la nature est parsemée de ruines, dont une colonne brisée, qui symbolise selon toute probabilité la Mort.
Nous voyons donc bien que tous les éléments essentiels des deux oeuvres se répondent, et ne peuvent être comprises que les unes par rapport aux autres, et qu’il s’agit bien d’un dialogue, et non pas simplement d’une similitude ou d’une proximité thématique. Le sens, ou la clé, est le fruit de ce rapprochement - ou plutôt, le sens ne peut se faire qu’avec ce rapprochement. C’est une métaphore philosophique et spirituelle en miroir, mais physiquement séparée en deux oeuvres là où d’habitude elles sont réunies en une seule.
Si mon interprétation est limitée et certainement critiquable, voire risible pour des spécialistes, elle cherche simplement à montrer que l’identité imposée à “La Tempête” comme oeuvre “mystérieuse” car “
unique” n’est pas tout à fait exacte, car elle s’insère en fait dans un dialogue philosophique qui devait être au contraire parfaitement explicite pour les milieux intellectuels de l’époque. Pour être plus clair, “La Tempête” ne serait pas une oeuvre méditative individuelle dont le sens serait “caché” ou “perdu”, mais bien la “moitié” d’une métaphore philosophique et morale, tout à fait claire si on la contemple dans son ensemble.
S’il y a mystère, il est donc ailleurs : dans le choix particulier du commanditaire, qui semble avoir privilégié “l’avertissement” à “l’idéal”, et dans la genèse du tableau du Titien - exercice, commande, dialogue ? C’est peut-être d’ailleurs là le plus grand des mystères, qui ne résiderait plus dans la représentation, mais dans l’intention - cette énigme profondément et radicalement humaine.
Bibilographie sommaire :
Doubinsky, Sébastien, « Vanishing Point »- a contrastive study of Baudelaire’s « Correspondances » and Giorgione’s “La Tempesta”, Orbis Litterarum, volume 69, issue 6, December 2014 pp. 441-469.
Settis, Salvatore, L’invention d’un tableau, Paris, Éditions de Minuit, 1978.