La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > Asiatiques > Asies réelles > Le Japon ferme contre la Russie !

Le Japon ferme contre la Russie ! 

mercredi 9 mars 2022, par Christian Kessler

Le Japon ferme contre la Russie !

Face à l’invasion de l’Ukraine, Fumio Kishida, le premier ministre du Japon, montre une attitude beaucoup plus déterminée que celle à laquelle on pouvait s’attendre. Décidé à s’aligner sur l’Occident, il se dit prêt à exclure certaines banques russes du système Swift, ainsi qu’à bloquer les avoirs des principaux dirigeants du pays et à restreindre encore plus l’exportation de technologie de pointe. « Il est temps de prendre les décisions qui permettront la protection de l’ordre international. Le Japon montrera que ceux qui commettent de telles actes en paieront le prix » a-t-il notamment déclaré le 27 février lors de sa conférence de presse. Et d’ajouter : « nous ne pouvons plus garder les mêmes relations avec la Russie que précédemment ». Une attitude aussi ferme et claire n’est guère dans la tradition japonaise qui en matière de politique extérieure est d’une prudence extrême, cherchant toujours à éviter de prendre trop clairement position quand il ne s’agit pas de se intérêts directs. Ce qui était notamment le cas lors de l’annexion par la Russie de la Crimée en 2014 ainsi que lors de l’arraisonnement de trois navires ukrainiens par la Russie en 2018. Tout laissait à penser que tel serait encore le cas en ce qui concerne le conflit russo-ukrainien et ce pour deux raisons.
La première est la dépendance en énergie de l’archipel. L’arrêt de centrales nucléaires après la catastrophe de Fukushima en mars 2011 a obligé le gouvernement japonais à se tourner vers des sources d’approvisionnements extérieures et notamment vers la Russie qui compte pour 10% du gaz liquéfié importé. Des projets étaient en train de se mettre en place entre des sociétés russes et japonaises pour faciliter ces importations indispensables à l’archipel. Ils seront certainement impactés par la prise de position du gouvernement.
La deuxième raison est d’ordre géopolitique. A la fin de la deuxième guerre mondiale, Staline profitant de l’effondrement japonais face au rouleau compresseur américain et à l’emploi de la bombe atomique à Hiroshima, se décide à déclarer la guerre au Japon et se dépêche avant l’arrivée des Américains à lancer son armée à l’assaut du Japon afin de saisir un butin qu’il lorgnait depuis longtemps - à savoir quatre îles du Nord de l’archipel, (Etofuro, Shikotan, Habomai, Kunashiri). Ces quatre îles revendiquées depuis par Tokyo qui en fait un casus belli, empoisonnent les relations entre les deux pays qui n’ont pas signé la paix et restent donc théoriquement en guerre. Si l’union soviétique avait bien proposé à plusieurs reprises la restitution de deux des îles en échange d‘un apport financier japonais pour le développement de la Sibérie, Tokyo n’avait pas donné suite restant sur sa position inflexible de retour des quatre îles dans le giron national. A chaque visite de dirigeants russes au Japon, la presse s’enflame à l’idée de discussions portant sur ces quatre îles et de leur hypothétique retour, alors qu’au vrai le sujet n’est guère mis à l’ordre du jour tant il apparaît que la Russie de Poutine n’a aucune envie de les rétrocéder. De guerre lasse, le gouvernement japonais se décide aujourd’hui à rejoindre plus clairement l’attitude des Occidentaux face à l’invasion russe, et en quelque sorte placer ses revendications territoriales au second plan, pour l’instant du moins.

La réaction ferme du Japon s’explique évidemment aussi par l’attitude de la Chine qui met la pression sur Taïwan mais aussi et surtout sur les îles Senkaku que le Japon administre depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et qui sont revendiquées avec force par Pékin. Depuis le début du siècle, ces îlots à l’extrême pointe sud de l’arc des Rûkyû, constituent un abcès de fixation. Les frictions entre gardes- côtes japonais et bâtiments chinois de toute nature s’intensifient de même que les intrusions chinoises dans la zone d’identification aérienne de l’Archipel. Pour le Japon, la Chine constitue une menace économique, mais aussi militaire et stratégique, mettant en péril le rang que l’archipel occupe dans la hiérarchie mondiale. En s’opposant si clairement à l’invasion de l’Ukraine, le Japon entend s’ancrer toujours plus aux Etats-Unis et anticiper une aventure militaire chinoise. C’est aussi sans doute la raison pour laquelle Shinzô Abe - ancien premier ministre et toujours très influent dans le parti au pouvoir -, à la stupeur de la population, évoque la possibilité de stocker des armes nucléaires américaines sur son sol. Il contreviendrait ainsi aux trois principes de base énoncés en 1967 et considérés comme intangibles, à savoir ne pas fabriquer, ne pas posséder et ne pas stocker d’armes nucléaires même si de fait, de telles armes l’avaient été secrètement durant la guerre froide. Ce serait alors la fin du tabou nucléaire du Japon, inimaginable encore à ce stade.

Petit à petit, le Japon élargit donc ses horizons, semble vouloir prendre des décisions plus affirmées, participer davantage aux décisions internationales. Mais ne nous y trompons pas : il le fait, et le fera sans doute dans le futur proche, en fonction de ses seules préoccupations – menaces sur son territoire, son environnement proche, sa relation à la puissance dominante - au grand dam des tenants de l’école libérale des relations internationales qui voudraient tenir compte de considérations moins nationales. Cette diplomatie japonaise, d’un réalisme absolu, est telle que l’histoire brutale l’a forgée depuis moins de deux siècles qu’elle existe et qui ne l’a jamais poussée à se soucier de ce qui ne le touche pas directement.

P.-S.

Christian Kessler, historien, est professeur à L’Athénée Français et à l’université Musashi de Tokyo. Il a écrit de nombreux articles et livres sur le Japon dont il, est un spécialiste. Il vient d’assurer l’édition, les notes et la préface de « j’étais un kamikaze », de Ryuji Nagatsuka, Perrin, Tempus, 2021.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter