On a caricaturé à outrance le surréalisme (ne parlons pas de l’emploi complètement inepte du mot " surréaliste " dans les médias). On a ironisé sur le comportement "autocrate" de son inspirateur. Qui n’a entendu parler du "pape du surréalisme" ? Ce rebelle n’expulsait-il pas ses rebelles ? Précisons. Ceux que Breton expulsait du groupe surréaliste n’étaient pas des rebelles. C’était tout simplement des esprits prêts à s’enfermer dans des cadres plus rigides (tel Aragon) ou plus faciles (tel Dali) que le champ à la fois subversif, iconoclaste, explorateur et jouissif dans lequel il évoluait.
Pour faire avancer un mouvement radical de cet ordre, pour le maintenir en dehors des modes passagères, des grandes machines broyeuses et du cirque pseudo-culturel, il faut une certaine autorité, et même (c’est Artaud le "fou" qui le disait) de la discipline. C’est encore une des leçons qui restent à tirer du surréalisme. Et c’est encore une raison pour laquelle des esprits plus accommodants, plus enclins à se glisser dans des moules tout faits, ne seraient pas mécontents de voir le surréalisme non seulement marginalisé, écarté, mais encore dispersé, éparpillé, réduit à une série étiquetée d’objets curieux.
J’ai évoqué une conception exigeante de la culture. Celle qui a cours dans nos milieux socio-culturels aujourd’hui est purement objectiviste. C’est l’idée (le mot est évidemment trop beau) selon laquelle il suffit de multiplier les objets - films, livres, concerts, expositions - pour faire œuvre culturelle. À côté de cette conception objectiviste, on trouve une conception sociologique : on crée "la fête de la musique", "le mois du livre", "le printemps des poètes", que sais-je encore ? Tout cela est d’une ostentation dérisoire, d’une inanité criarde, et ne répond en rien à la question culturelle fondamentale. Il n’existe politiquement aucun projet culturel conséquent, cohérent, inspirant. Il y a production et prolifération, gestion sans vision, consommation et confusion.
Breton le savait, et le disait, d’une manière incisive et acerbe. C’était l’empêcheur de tourner en rond, et qui allait à contre-courant.
Bref, Breton ne nageait pas dans le bain tiède de l’autosatisfaction partagée et de la convivialité générale. Non seulement il se situait ailleurs, mais il proposait un programme radicalement différent, qui consistait à ouvrir un tout autre champ. Breton ne parlait pas, par exemple, de "littérature" ("déluge sans colombe", disait déjà Marcel Schwob), mais de champs magnétiques.
Au fil du temps, la vie de Breton (c’est le cas de beaucoup d’esprits de grande envergure) devint de plus en plus solitaire. À la fin, face à une marée montante de médiocrité bruyante et technicolore (il l’avait vue s’enfler aux États-Unis), il en appelait même à l’occultation nécessaire du surréalisme. Il y a, en effet, des moments de l’histoire où la seule attitude digne, et efficace à la longue, est la distance et le silence.
C’est cette distance et ce silence, et en même temps tout un "champ magnétique" qui est représenté par l’atelier de la rue Fontaine.
On peut dire bien sûr que l’essentiel du message de Breton est dans ses livres, que l’œuvre complète est en cours, et que le bradage tous azimuts du contenu de l’atelier n’a somme toute pas grande importance.
Mais l’atelier de travail de quelqu’un comme Breton est une œuvre en elle-même. Un tel atelier est l’extériorisation d’un cerveau. Si la plupart des "maisons d’écrivain" préservées par des fondations privées ou étatiques ont pour destin, sinon pour vocation, de n’être que des haltes dans un circuit touristique, certaines peuvent devenir des lieux symboliques de haute culture. Ce serait le cas de la maison d’André Breton. J’aime le mot de Julien Gracq à propos de l’atelier de Breton : "un refuge contre tout le machinal du monde". Mais, plus encore qu’un refuge, c’était un foyer d’énergie.
Comment donc préserver ce foyer ?
Je veux croire que les services habilités à juger de la question ont pris le temps nécessaire pour en arriver à la conclusion que la configuration actuelle de l’endroit rendrait l’ouverture au public pratiquement impossible. Mais a-t-on envisagé toutes les possibilités ? On a maintenu ailleurs, en tant que maison d’écrivain et lieu symbolique, des appartements plutôt exigus et difficiles d’accès : l’appartement d’August Strindberg à Stockholm, par exemple.
Si une préservation telle quelle in situ s’avère impossible, ne pourrait-on pas envisager une reconstitution dans un autre lieu ?
L’autre question pratique, est, bien sûr, financière.
Puisque André Breton a agi toute sa vie contre les États et les nations, pourquoi, diraient certains, attendre de l’État français une action quelconque en sa faveur ?
C’est que la république française, dans le meilleur de sa tradition, se veut une nation-idée. En tant que telle, elle se situe au-delà de tout nationalisme culturel étriqué. Et, jusqu’ici, malgré toutes les pressions, elle n’a pas accepté la notion que les seules valeurs valables soient celles cotées en Bourse. Elle se doit de ne pas laisser le contenu de la maison d’André Breton se faire exhiber sur le marché public comme la culotte de Marilyn Monroe ou la canne de Fred Astaire.
Il n’est pas, je l’espère, trop tard pour que cette énorme inconvenance culturelle soit évitée.
Sinon, l’image symbolique de la France, en Europe et dans le monde, serait sérieusement entamée. Il n’y aurait plus qu’à se résigner à voir des éléments de culture mondiale élaborés en France s’envoler en poussière et la terre de France se couvrir, insidieusement, de Disneylands en tous genres.