1. La femme « debout »
Les relations entre hommes et femmes que Calixthe Beyala nous donne à voir s’inscrivent dans un contexte de vassalité souvent défavorable aux dernières. En effet, les premiers dictent souvent l’étiquette à laquelle doivent se plier les secondes. L’ensemble de l’œuvre fait un large écho à cette hiérarchisation. C’est ce cadre qui circonscrit les rôles féminins. Parmi ces derniers figurent les enfants que les femmes doivent donner à leurs maris. Dans les différents récits, la respectabilité des femmes semble étroitement liée à leur capacité à intégrer un foyer et à y faire des enfants. A la lecture des textes de Mme Beyala, nous comprenons qu’il est proprement inconcevable, pour une femme, de mener une vie indépendante loin des attributions prévues pour elle. C’est, semble-t-il, la situation dans laquelle se trouve Mme Garemba dans Les Honneurs Perdus (HP) [1]. Selon le portrait qui nous est proposé, Mme Garemba est un écrivain public plébiscité par la communauté africaine de Belleville. Elle nourrit de grandes ambitions pour elle-même et pour le continent africain. C’est dans ce sens qu’elle organise de grandes réunions d’intellectuels dans son appartement parisien. « La Garemba que j’allais découvrir jouait à la princesse, bien sûr. Mais plus tard, je m’aperçus qu’elle croyait tenir sa vie solidement calée sous sa langue, et même le destin de l’Afrique et de ses hommes tout entier ! (HP 202). Mme Garemba a tout de la femme intellectuelle engagée et qui est de toutes les batailles. Mais voilà, elle rappelle Wilson Iyari, le héros principal de Cyprian Ekwensi dans Beautiful Feathers [2] . Iyari fait de l’unité africaine son cheval de bataille alors que l’unité de sa propre famille va à vau-l’eau. Mme Garemba éprouve cependant quelques difficultés à gérer sa vie entre son amant et sa fille Loulouze qu’elle doit élever toute seule.
Tout au long du récit, Garemba revendique haut et fort son statut de femme insoumise. Le portrait qui en est fait est celui d’une maman seule dont l’émancipation se fait aussi au prix d’une maternité sacrifiée. Mme Garemba est heureuse ni en amour, ni en famille. La proposition de mariage qu’elle attend de Frédéric Feuchoux, son amant, tarde à venir. Saida, la femme de ménage la met en garde contre cet « amour physique et sans issue » comme dirait Mr. Serge Gainsbourg mais rien n’y fait. Elle refuse de regarder la difficulté de cet amour-impasse. C’est exactement ce que laisse entrevoir le dialogue-monologue que Garemba entame avec Frédéric son amant.
— Ça va mon bébé ? demanda Frédéric.
— Tu m’aimes ?
— Oui je t’aime.
[…]
— Tu m’aimeras toujours.
Frédéric bailla et rota à loisir : toujours, toujours, toujours. (HP 195)
Dans ce même appartement du 20ème arrondissement de Paris, se croisent, à travers Mme Garemba et Saida la femme de ménage, deux âmes seules en quête d’un bonheur inscrit aux abonnés absents. L’une voit dans l’autre le reflet de son proche échec. La détresse, la joie ou la colère qui s’expriment dans la voix de Garemba sont aussi celles de son employée. Dans ce sens, Saida est un miroir, au vu de leur souffrance commune. La femme de maison est en réalité le pendant de la maîtresse de maison. Quand celle-ci déclare, en parlant de Saida : « La pauvre ! Tu te rends compte qu’à son âge, elle n’a pas de maison, pas d’enfants, même pas quelqu’un à qui penser. » (196), le lecteur comprend qu’il s’agit de l’hôpital qui se moque de la charité. La femme de ménage se mettra en quatre pour aider sa patronne mais ses efforts ne suffisent pas. Mme Garemba, vieillissante et à bout de souffle se donne la mort. Cette tragédie peut donc, d’une certaine façon, être lue comme le prix de la liberté.
La liberté est aussi ce à quoi aspire M’ammaryam dans le roman Maman a un Amant (M [3]Beyala, Calixthe, Maman a un Amant. Paris : Albin Michel, coll. J’ai Lu, 1993.. Mariée à M. Abou Traoré, elle va tenter, malgré les quolibets, de tenir tête aux hommes de la communauté africaine de Belleville. Le scandale commence quand l’épouse modèle décide de filer le parfait amour avec Mr. Tichit un homme rencontré pendant les vacances familiales en Lozère (France). L’affaire fait l’effet d’un coup de tonnerre parce que M’ammaryam nous est présentée, en amont, comme une bonne épouse dans la plus pure tradition musulmane.
Il n’y avait pas l’ombre du doute. M’am a un amant ! Khaie ! Khaie ! Khaie ! Walaie ! Certains tapaient dans leurs mains. D’autres frappaient leurs cuisses et rigolaient […] c’est le genre de scoop à te faire courir dans le soleil sans savoir où se trouvent ta bouche et ton trou du cul. (MAA 6-7)
Fatiguée d’être délaissée par son mari, M’ammaryam décide de briser les entraves d’une tradition qui l’aliène. La transgression émeut profondément le microcosme africain de Belleville. Non seulement elle prend un amant mais clame haut et fort qu’elle veut suivre des cours d’alphabétisation. M’ammaryam, selon Calixte Beyala, se résout, après de longues années de soumission, à passer outre les règles de convenance conjugale. Elle essaie de recentrer sa vie sur ses propres désirs. Le dialogue qu’elle entame avec son mari souligne assez clairement la gravité du moment.
— Qu’est-ce que tu veux au juste ? Me tuer ? (M. Abdou Traoré)
— Je veux la justice, elle répond. (Ma’ Maryam)
— Ah bon ? demande papa […]
— Parfaitement. Je trouve qu’elle n’est pas bien appliquée […] Maintenant il est temps que je prenne du temps pour moi. J’veux apprendre à lire et à écrire. (MAA 145)
Loin de susciter les encouragements, M’ammaryam déclenche le sarcasme et l’ire de son mari. « Qu’est-ce que t’espères au fond ? Devenir une intellectuelle ? et pour quoi faire, hein ? Ya pas de boulot pour toi. Personne y peut t’embaucher. T’es noire, t’es vieille […] Personne y peut te prendre, même pas comme putain. »(sic) (MAA 145).
A court d’arguments, M. Abdou Traoré est réduit à porter des coups bas. Dans l’adjectif substantivé « intellectuelle » s’exprime tout l’impensé culturel concernant la place des femmes dans la société. Mme Traoré devient soudain un emblème, un étendard de la cause féminine et un désastre, aux yeux de son mari. Entre les deux époux, la messe semble dite. L’auteur profite du différend conjugal pour souligner à gros traits les conditions faites aux femmes dans la société traditionnelle camerounaise. Naturellement, la violence des mots que Beyala met dans la bouche de M’ammaryam paraît disproportionnée. Ils servent très vraisemblablement une cause esthétique. La brutalité de ce « boucle-la » (p. 145) que l’épouse adresse à son mari est fort excessive. On croise peu de femmes, dans la vie de tous les jours, qui dialoguent sur ce mode avec leurs conjoints. Cette exacerbation est voulue. Elle permet à l’auteure de mettre au pilori une société faite par les hommes, pour eux-mêmes. Mme Beyala, à cette occasion, tourne en dérision le raisonnement du mari. Le propos exagérément binaire (primaire ?) tenu par le mari place celui-ci sous une lumière très peu favorable. Pour le narrateur-auteur, M. Abdou Traoré atteint le zénith du ridicule quand il dit de sa propre épouse qu’elle est « femme et noire ». Tout ceci, dit sur le même ton, dans le même souffle, donne le sentiment que « femme » et « noire » constituent deux tares malignes. Dans ce tragique épisode, l’époux malmené et poussé dans les cordes devient le gardien patenté d’un ordre en grand péril. Dans ces conditions, tous les coups, aux yeux de Mr Abdou deviennent autorisés. Le discours du mari de M’ammaryam donne beaucoup à rire. Il donne aussi à pleurer car de son inconscient sort un propos « colonialiste » et « raciste » bien rôdé. M. Abdou cherche donc à blesser et humilier son épouse quand il lui rappelle qu’elle est « noire ». Quand l’époux noir insulte son épouse noire, Calixte Beyala nous invite à être les témoins d’une bizarrerie qui ne peut que déclencher le fou rire. M. Abdou ne prend même pas conscience qu’il est le « dindon de sa propre farce » ; et c’est assez délectable. L’autre facette du problème qui échappe totalement à M. Abdou Traoré est que dans la vraie vie, les choses ne sont jamais ni toutes blanches, ni toutes noires. Pour lui, il n’y a que deux catégories de femmes : celles qui obéissent à leur époux et celles qui vendent leurs charmes. Les unes comme les autres sont évidemment des femmes et elles doivent respect et obéissance aux hommes. Mais, au grand désespoir de ces derniers, et de M. Traoré, M’ammaryam n’a que faire de leurs états d’âme, ni des récriminations de la communauté africaine autour d’elle. Elle entend mener sa vie comme elle entend et refuse le droit à qui que ce soit de lui dicter la conduite à tenir « Maintenant, j’ai pris ma décision, j’entre dans la création. Je vais profiter des belles choses comme des fleurs, des oiseaux, des arbres. Je vais apprendre à lire et à écrire. » (MA 149). M’ammaryam, on le voit, jette aux orties une vie réglée comme du papier à musique. Elle refuse la doxa de la communauté des hommes. C’est probablement dans ce contexte de grande subversion que s’inscrit sa décision de prendre un amant blanc (MAA 156). « Seigneur, nos femmes travaillent ! Elles nous larguent ! Elles vont apprendre à lire ! Elles laissent les mômes seules ! Elles se peignent le visage comme c’est pas permis (sic) ! Où va-t-on ? » (MAA 158). Ces mots d’indignation sont de M. Kaba. Ils n’expriment pas seulement la désolation des hommes, Ils disent aussi, entre les lignes, « les critères qui définissent une femme « respectable ». Dans la société peinte par Calixthe Beyala, l’école, l’alphabétisation, le travail, loin d’assurer la réussite féminine, constituent des outils de perdition. Seul le travail commis par les hommes est valorisant. Accepter de prendre un emploi, quand on est une mère de famille, équivaut à faire le lit de sa propre vénalité. Calixthe Beyala nous présente une société cloisonnée qui sépare l’espace des hommes et celui des femmes. S’il est permis aux hommes d’en franchir la cloison, il en va autrement pour les femmes. C’est donc à l’aune de ce cloisonnement que sont jugées les frasques féministes de M’ammaryam (MAA 184). Elle est une espèce de « mère courage » qui attaque frontalement l’autorité conjugale [4]
. Cette révolution brutale, qui se fait sur la négation des hommes, ne manque pas néanmoins d’interroger le lecteur (187-188). Du jour où son épouse décide de mener sa vie comme elle l’entend, M. Abdou Traoré subit à son tour, les humiliations qu’il a infligées à son épouse. Ce brusque retour de balancier crée parfois un léger sentiment de malaise chez le lecteur. Les choses doivent néanmoins être vues dans leur juste mesure. Le renversement de table qu’opère M’ammaryam est bien à la mesure du traitement dégradant subi par les femmes entre les mains de leurs partenaires du « sexe fort ». C’est ce que nous lisons dans ce monologue de l’héroïne de Maman à un Amant.
La femme est née à genoux aux pieds de l’homme. Ces mots, l’homme les dits et répétés, imam subtil, il m’a énuméré des principes exacts et raisonnables qui seraient conformes à sa liberté […] Là-bas dans mon pays, j’ai baissé les yeux devant mon père, comme ma mère avant moi, comme avant elle ma grand-mère. (MAA 37)
Dans Le Christ Selon l’Afrique (LCSA) [5], par exemple, Mam’Dorota, malgré sa fortune, n’est guère mieux traitée. Elle aussi est perçue comme une mauvaise épouse car elle n’a pas réussi à « donner un enfant » à M. Oukeng, son mari. Celui-ci n’est pas loin de penser qu’elle est un mauvais investissement. Comme M’ammaryam, elle non plus n’échappe pas aux mesquineries misogynes de l’entourage. Pour ne pas laisser périr son mariage, elle convainc financièrement sa propre nièce, Esseme Boréale, l’héroïne du roman, de devenir la mère porteuse de son enfant. Pour ce faire, la nièce doit accepter de partager sa couche avec M. Oukeng, son époux en manque d’enfant. Cette insupportable infertilité pousse Mme Oukeng à penser que la fin finit toujours par justifier les moyens. Peu lui chaut de savoir si cette décision est morale ou pas, acceptable ou pas.
Mon portable sonna (Esseme Boréale). A l’autre bout du fil, Mam Dorota prit des nouvelles de ma bonne santé. Elle me dit qu’il était crucial que j’aille me faire ré-inséminer autant de fois que nécessaire. Elle avait hâte de récolter le bonheur que promettent le Seigneur et l’avènement du Saint Esprit. » (LCSA ch. 8 29-30)
Cette importance excessive accordée à la maternité corrompt profondément les fondements moraux de cette société mise en scène par Calixte Beyala. Ce contrat sexuel négocié au prix fort, entre le couple Oukeng et Esseme Boréale, incommode légèrement. (LCSA ch.7 pp.13-14). On comprend donc qu’il n’y a point de salut pour les femmes sans enfant. Mam Dorota va donc peser de tout le poids de sa fortune pour éviter le déclassement lié à cette condition.
« Elle (Mam’Dorota) me tourna le dos. Ses perles cliquetèrent ; elle leva délicatement un pied après l’autre et se mit sur les pointes, telle une danseuse de ballet. Sans doute était-elle prise par le vertige de sa propre importance. » (LCSA,ch 7 17-18)
Cet épisode montre bien la vanité des richesses matérielles. Toute l’agitation, que montre Mam’Dorota, traduit bien sa détresse profonde. Au fond, tout cet étalage d’argent devient une sorte de fuite en avant car cette grossesse qui s’obstine à ne pas être au rendez-vous, ramène toujours notre personnage vers cette catégorie dans laquelle les hommes l’inscrivent ; celle des femmes « incapables » de procréer. Pourtant, jusqu’à la dernière minute, elle reste debout et combative.
Garder la tête haute, c’est aussi ce que décide de faire Esseme Boréale ; celle-là même qui est censée livrer aux commanditaires, l’enfant demandé. Le jour de l’accouchement, elle met au monde un enfant métis. Le coup de théâtre est une double ironie adressée à la bienséance usuelle. Non seulement l’héroïne accepte, dans un premier temps, d’assumer une gestation pour autrui dans un groupe social strict dans son orthodoxie mais elle « trompe » impunément M. Oukeng qui a longtemps cru être l’auteur de la grossesse portée par Boréale. Le père de Christ, le nouveau-né métis, est blanc et parfaitement inconnu. (LCSA Ch. 10, 35-36). La situation est amusante à plus d’un titre. Cette ironie protéiforme est voulue. L’auteure la met en place pour condamner le paternalisme inconséquent des hommes. Derrière cet imbroglio semble aussi se lire la volonté de l’auteure de casser les codes d’une structure sociale rigide et qui œuvre quotidiennement à la chosification des femmes. Esseme Boréale, va inconsciemment être l’outil dont se sert l’auteure pour dire ses quatre vérités.
Marie-Eve est un autre personnage iconoclaste que nous présente Calixthe Beyala dans le roman Amours Sauvages (AS) [6]. Marie Eve travaille comme prostituée aux « Belles Parisiennes », une maison close. Elle aspire néanmoins à fonder une famille (AS 15). Dans la société « sclérosée » qui sert de décor, il n’est de « normalité », pour les personnages féminins de Calixte Beyala, que celle du mariage et de la maternité. En acceptant la main de Pléthore, Marie-Eve arrive presque à ses fins ; presque car ses ami(es) de Belleville attendent un premier enfant qui refuse de venir. La suite du récit nous indique donc qu’un mariage sans enfant est aussi une mauvaise nouvelle. (AS 38). Dans la famille africaine peinte par l’auteur, l’enfant représente le salut pour la femme. Il porte, quand il est de sexe masculin, le sens mystique de l’Emmanuel biblique. Il est fragile certes mais porteur de grandes espérances. L’oxymore populaire « petit mais costaud » s’applique parfaitement à la tragédie comique que traverse Marie-Eve. En temps normal, il revient aux adultes de protéger et secourir les enfants. Dans ce texte de Mme Beyala c’est le contraire qui se passe. L’enfant de Marie-Eve est attendu comme le Messie qui sauverait l’ex-prostituée du persiflage bellevillois. Tout au long du récit Marie-Eve se bat pour avoir un enfant mais ce désir restera longtemps inassouvi, jusqu’à l’intervention mécanique de l’auteure elle-même. Dans un deus ex-machina habilement orchestré, Marie-Eve va hériter de l’enfant « adultérin » de sa voisine blanche Flora-Flore. Elle lui confie son enfant, quelque temps, avant de succomber sous les coups de son mari. Ce bébé ouvre les portes du paradis pour Marie-Eve qui décide de de l’adopter et l’élever pour le compte d’Océan, son père « accidentel ».
C’est donc bien un signe du destin même si celui-ci est forcé par l’auteur. Marie-Eve et son mari Pléthore deviennent des parents adoptifs voués au seul bonheur de cet enfant venu du ciel. « J’avais l’impression d’avoir reçu une bénédiction spéciale du Seigneur. Où que je sois, dans la cuisine ou au marché, avec mon Edgar sur mon dos fatigué, je chantais des feuilles, des arbres, des oiseaux du ciel… » (AS 152).
Le bonheur du couple, même s’il n’est pas célébré par la communauté de Belleville, reste entier. Pour une fois le lecteur sent l’atmosphère d’accomplissement collectif dans le foyer de Marie Eve. Il s’agit d’un bonheur simple qui ne s’embarrasse guère de fioritures inutiles. Pléthore, le passionné d’Arthur Rimbaud et Baudelaire et Marie-Eve qui rêvait de devenir écrivain, décide de se consacrer totalement à l’éducation de cet enfant Messie, de cet enfant libérateur.
La magie de la main auctoriale ne soigne guère les afflictions de tous les personnages. Encore nombreux sont ceux qui subissent, de la part des hommes, des traitements d’une grande cruauté.
2. La femme humiliée
L’histoire de Flora-Flore dans Amours Sauvages est une tragédie. Elle aime un homme très peu enclin à la réciprocité. Plus Jean Pierre-Pierre la brutalise, plus elle se sent attachée à lui. L’agacement de l’auteure elle-même, est presque à fleur de page, eu égard à la violence inouïe que déploie le personnage contre sa compagne.
L’indignation de l’auteure est à peine voilée. C’est en tout cas ce que nous percevons dans les propos de Marie-Eve qui reçoit Flora-Flore chez elle. « Malgré mes sentiments (pour Pléthore, le mari adultère de Marie-Eve) […] je me laisse pas marcher sur les pieds. Du tout, du tout ! » (AS 67). Elle lui dira plus tard : » T’agenouille jamais devant un homme, ma fille ! […] Sauf devant Dieu ! (129). Frustrée, et humiliée quotidiennement par son compagnon, Flora Flore finit par s’abandonner dans les bras d’Océan un jeune homosexuel africain hébergé par Marie-Eve. En guise de bras d’honneur extrême, Flora-Flore accouche d’un enfant métis qui horrifie et affole le mari violent. Jean Pierre-Pierre s’étouffe de colère à l’idée d’avoir été « cocufié » par sa femme, qui plus est avec un Africain (AS 149).
Dans cette situation, Calixte Beyala nous présente autour de cet enfant, une vision tout à fait contrastée de la maternité. Flora-Flore mourra des mains de son mari irascible et xénophobe. Mettre un enfant au monde n’aura pas sauvé Flora Flore. C’est là une ironie tragique que Mme Beyala partage avec nous. La maternité, semble indiquer l’auteur, ne garantit pas toujours la rédemption et la reconnaissance.
La maman de Saida Benarafa dans le roman Honneurs Perdus (HP) ne le sait que trop bien. A la naissance de Saida, quelques années auparavant, elle doit supporter les quolibets de New Bell (Douala) car le garçon dont elle devait accoucher « s’est transformé en fille » (HP 17). C’est une catastrophe pour elle, mais ‘surtout’ pour son mari. Dans la foule réunie autour de la maison et qui attend la nouvelle de l’accouchement, un homme essaie de consoler l’infortuné mari, mais sans succès.
— C’est pas si grave, dit-il. Une femme de plus dans une maison, c’est un complément de chaleur dans la vie […]
— Je ne veux pas de juiverie pareille chez moi ! cria papa. J’en veux pas (sic).
— Ouais, renchérirent mes compatriotes. On veut pas des juiveries pareilles (sic). La preuve : où ça a mené le monde ?
(HP 18-19 )
Mme Benarafa est d’autant plus désappointée que dans les mois qui précèdent l’accouchement, elle est considérée comme une sainte, un signe des dieux. Elle était censée laver l’humiliation de la famille en corrigeant « sa première erreur » que fut la mise au monde d’une première fille. Saida Benarafa est donc sa deuxième erreur ; et cette fois-ci aucune indulgence ne lui est accordée. « T’es heureuse, lui demanda papa ? Les deux mains sur les hanches, les jambes écartées. Pourquoi tu ne fais pas des fils ? » (HP 22). Le jugement, contre les femmes dans la société que décrit Calixthe Belaya, est définitif. Il est acquis, dans l’esprit de tous les hommes, que la responsabilité d’une femme, dans la détermination du sexe d’un enfant, est indiscutable. Les hommes en présence font peu de cas des données de l’obstétrique et de la science médicale. Que l’on parle du sexe des enfants à naître, de la fertilité ou de la stérilité des couples, la responsabilité est toujours et clairement féminine.
Dans ce contexte précis, l’auteur nous indique, qu’au fond, être mère n’est pas la condition sine qua non pour gagner le respect de la société. Il n’y a d’enfant qu’un enfant du sexe masculin, semblent dire les acteurs choisis par Beyala. L’extrême mépris dont on couvre Mme Benarafa, signale que la naissance d’une fille est une abomination pour la société des hommes et le propos ironique que Mme Beyala place dans la bouche de la narratrice ne laisse aucun doute à ce sujet.
On raconta qu’en réalité j’étais de sexe masculin et que, par un processus de transmutation des cellules, effectué par les mains savantes de monsieur le pharmacien sur la personne de maman, par procédé de ponctions multiples sur les ovaires et de transplantation, on m’aurait ôté toutes mes forces mâles. (HP 21-22)
Mme Beyala montre une société africaine qui n’est pas à une contradiction près. Elle vante à l’envi un attachement exemplaire à la famille pour contrer l’argument des champions de la famille nucléaire mais, dans les faits, les choses sont autres. Les filles et les femmes continuent à être perçues, dans cette société, comme des citoyennes de deuxième rang. Cet amour-rejet, cet attrait-répulsion constituent une difficulté qui semble préoccuper l’auteure. Au fond, cette situation illustre bien la relation du maître à son esclave. Les hommes apparaissent comme le chichidodo-bird d’Ayi Kwei Armah dans The Beautyful Ones Are Not Yet Born [7]. L’étrange volatile se nourrit d’asticots mais ne supporte pas l’idée de se déplacer dans le vivier de matières fécales qui les nourrit. Les personnages masculins donnent l’impression qu’ils sont vraiment déboussolés et Mme Beyala ne les épargne guère.
Mme Benarafa est acclamée pendant tout le temps du travail jusqu’au moment de la parturition. Tout avait été fait et mis en œuvre pour que ce fût un garçon. Les traitements médicamenteux du pharmacien local, les prières et les incantations s’avérèrent vains (HP 18). Nous signalions tantôt l’ironie tragique des hommes pris dans leur amour ambigu des femmes, mais Mme Benarafa et toutes les femmes dont elle est la représentation n’y échappent pas non plus. Le terme anglais de « delivery » qui traduit l’accouchement est aussi censé traduire le sentiment de délivrance que sent une femme après les mois de gestation. Le premier cri de l’enfant est aussi celui de la libération de la mère des « contraintes » de la longue grossesse. Pour Mme Benarafa, la délivrance fait place aux tourments (HP 22-23). Elle est la risée de tout le quartier de Newbell.
Forts de cette expérience, nous comprenons que le statut lié à la maternité est une condition plus qu’aléatoire pour la mère. C’est une sorte de maternité-oxymore. Elle est bonheur et malheur à la fois. C’est ce que nous lisons dans l’extrait suivant donné en focalisation interne (HP 23-24). « On ne peut rien tirer de toi. » (23) lance méchamment M. Benarafa à son épouse le lendemain de l’accouchement. Dans ce propos à la fois laconique et sibyllin se lit toute la détresse que lui cause son épouse. Ce récit analeptique, pris en charge par Saida Benarafa, le narrateur interne, décrit bien le sentiment de désastre général dans la concession familiale. Le fauteuil cul-de jatte (HP 23) dans lequel prend place le mari « trahi » est cassé à l’image de son propre moral et de sa propre réputation. Les rats qui traversent la pièce sont aussi le symbole de la misère psychologique qui ronge le chef de famille. Mme Beyala utilise volontiers ce prolongement des êtres sur les choses et les animaux pour mieux transcrire l’importance étrange accordée à des situations qui donneraient plutôt à rire, en d’autres circonstances.
Dans le récit évoqué ici, rien ne prête à rire. La cérémonie de pleurs collectifs dans la maison signale un épisode cathartique destiné à purifier la famille de l’infamie causée par la naissance d’une fille en lieu et place du garçon attendu.
Il (M. Bénarafa) prononça quelques proverbes, leva une main et l’abaissa, et la maisonnée éclata en sanglots. Papa pleurait comme pleurent les hommes, avec modestie […] Maman déchirait ses vêtements et se recroquevillait pour mieux hurler. A la fin elle avait l’air d’une bateleuse de foire. (HP 23-24)
C’est aussi dans cette description hyperbolique de la cérémonie de purification que se lit l’ironie acerbe de l’auteur. Dans la mesure où il n’y a pas mort d’homme ou de femme, l’auteur doute un peu du sérieux et du sens des responsabilités des hommes qu’elle plante dans son propre décor. Le décalage béant entre l’événement –qui est finalement une bonne nouvelle- et la réunion familiale organisée par M. Benarafa est une tartufferie que dénonce silencieusement l’auteur par la voix de la narratrice. La cérémonie constitue une cabale machiste clairement dirigée contre Mme Benarafa, mais aussi contre la gente féminine.
3. La femme à « contretemps »
Dans l’œuvre de Calixthe Beyala, se vérifie aussi l’idée selon laquelle les femmes sont les premières ennemies de la cause féminine. Andela, l’un des personnages de Assèze l’Africaine(ASZ) [8], est une mère célibataire qui désespère sa maman et le village entier. Assèze, la narratrice nous indique que sa maman tombe inopportunément enceinte d’un amant de passage au moment où Pierre Awono, un haut fonctionnaire fortuné envisage de demander sa main (ASZ 16-17). De la lecture de Assèze l’Africaine ressort l’idée qu’être mère est certes une condition nécessaire mais guère insuffisante. La notion de maternité, que nous présente le récit, est fortement ambivalente. C’est une « addition » et une « soustraction » comme dirait M. Régis Debrayx. La maman d’Andela qui est aussi la maman de la narratrice reproche violemment à sa fille d’avoir ruiné tous ses projets : « Tu ne t’es pas trouvé un mari, avec tous les hommes qui trainaillent en ville ? … mais qu’est-ce que j’ai fait aux dieux pour mériter ça ! » (ASZ 18). La maternité décrite ici doit impérativement s’inscrire dans le cadre circonscrit par le groupe. Assèze est donc née sous le signe de l’extra conjugalité et est donc une épine dans le pied de la « bien-pensance ». Loin de faire l’épanouissement de sa maman, un tel enfant contribue à son bannissement. Les relations d’Andela et sa maman sont donc tendues. La maman de la narratrice ne s’arrête pourtant pas en si bon chemin. Andela fait commerce de son corps et suscite l’indignation de sa propre maman et de tout le quartier (ASZ 46). La condition de mère-célibataire décriée par la communauté apparaît comme un cercle vicieux bien difficile à briser. La maman d’Andela et donc la grand-mère d’Assèze, élève seule sa fille qui elle-même essaie – tant bien que mal - de faire grandir Assèze. C’est précisément dans ce contexte qu’Andela décide de confier sa fille, Assèze, à Pierre Awono, le même soupirant qu’elle a éconduit quelques temps auparavant (ASZ 38). Le lecteur est surpris par la rapidité de cette transaction. Il l’est d’autant plus que Pierre Awono apparaît comme un individu qu’Andela semble à peine connaître. Certes, celle-ci émet quelques réserves à l’idée d’envoyer sa fille dans la famille d’Awono, mais elles semblent assez fragiles (ASZ 49). Ce qui étonne au-delà de ce marché est la précarité sociale de ces mères seules dont Andela est le symbole. Le marchandage entre elle et Awono souligne bien la complexité des relations que les personnages féminins de Calixte Beyala entretiennent avec les hommes. Beaucoup parmi eux ont décidé, consciemment ou pas, et au prix de lourds sacrifices, d’en finir avec la condition de citoyennes de seconde zone. Il s’agit pour elles de s’émanciper de cet asservissement voulu par une société faite par les hommes et pour eux seuls. Mais voilà, cette émancipation a un coût et ce sont aussi les enfants qui le paient.
En effet, dans la maison de ses hôtes, Assèze est quotidiennement humiliée par Soraya, la fille de son bienfaiteur. C’est l’occasion ici pour Madame Beyala de souligner une ironie peu banale. En effet, plus que les hommes, ce sont les femmes elles-mêmes qui battent en brèche la condition féminine. Assèze reste, de la première à la dernière page du roman, le bouc émissaire de Soraya (ASZ 94, 137) qui nourrit une haine viscérale contre toutes les personnes qui côtoient son père. Elle est persuadée qu’elles sont toutes là pour dilapider l’héritage qui lui revient en tant que fille unique. A cet effet, quand la maman d’Assèze accouche d’un fils, Sorraya ne peut plus tenir sa langue.
— C’est un scandale que ta mère accouche à son âge et dans sa situation ! Elle n’est pas mariée
— Elle n’est pas si vieille, dis-je (Assèze). A peine trente-deux ans.
[…]
— Et qui va élever cet enfant ? Mon père peut-être ? Qu’elle ne compte pas sur papa. Un bâtard, c’est trop !
— Je n’ai jamais voulu venir, dis-je (Assèze). C’est ton père qui a insisté !
— Tu peux toujours repartir, dit Sorraya. Personne ne te retient ici ! (ASZ 137)
Sorraya ne contrôle guère les mots qui sortent de sa bouche. Elle est persuadée qu’ils sont siens, et c’est ici une ironie assez amusante. Elle, comme d’autres femmes dans les écrits de Beyala, mais aussi dans la vie des sociétés traditionnelles, elle utilise une langue exogène qui est, en fait, celle de la société dominante. Une langue de pouvoir, une langue de répression masculine dirigée contre les femmes.
Dans le roman Les Amours Sauvages, Marie Eve, une ancienne prostituée devenue l’épouse du poète perdu Pléthore, décide de le jeter dehors parce que celui-ci l’a trompée avec sa voisine de palier. Ce sont ses propres amies féminines qui l’enjoignent de ne pas commettre l’irréparable. De leur point de vue, seule une femme inconsciente quitte son mari parce que celui-ci est adultère. Une femme qui a le bonheur d’avoir un époux a autre chose à faire que s’appesantir sur une chose aussi bénigne qu’un adultère masculin.
En effet, à force d’être mis en coupes rangées par les hommes, les personnages féminins de Beyala semblent avoir intégré le schéma de pensée masculin. Ils semblent également avoir accepté l’idée qu’un enfant de sexe masculin vaut bien plus qu’un de sexe opposé. C’est en tout cas la lecture que fait Andela, la mère de l’héroïne, de la naissance tardive de son fils ; ce fils qui va compliquer un peu plus la relation mère-fille. Sorraya, qui est pourtant l’aînée de la famille, va se sentir complètement rejetée. Les nombreux efforts qu’elle fournit pour regagner l’affection de sa mère s’avèrent infructueux. Du jour de la naissance de son frère cadet, Assèze se trouve comme reléguée aux oubliettes. Ce frère-ennemi est le « garçon-roi » promis au statut « d’homme-roi ». Il est aussi le rappel douloureux du statut de la « femme sous-individu », selon les préceptes de la société traditionnelle que décrit Mme Beyala dans son œuvre.
*
Pour terminer, les femmes sont représentées en quelque sorte en demi-teinte. Elles sont parfois « hautes en couleurs » et parfois relativement ternes et « passe-muraille ». L’œuvre donne le sentiment par exemple que la maternité n’est jamais une affaire simple. La communauté africaine de Belleville, dans laquelle évoluent les personnages, montre une vision étroite de ce que doit être une bonne femme, une bonne épouse et une bonne mère. Tout indique que les femmes ne mettent jamais au monde l’enfant qu’il faut et certaines femmes semblent entériner cette vision des choses. Dans Les Honneurs Perdus comme nous l’avons signalé, M. Benarafa est au comble du dépit. Contrairement aux attentes, son ménage semble ne pas l’avoir épanoui. Dans le « Pourquoi tu ne fais pas de garçon ? » qu’il adresse à son épouse après la naissance de Saida Benarafa, se lit une infortune quasi incommensurable. A aucun moment, l’épouse incriminée ne contredit le mari accusateur.
Mme Beyala, pour des raisons qui lui sont propres fait aussi jouer aux femmes le rôle de Cassandre pour la communauté des hommes. Ces dernières n’annoncent rien qui vaille. Elles semblent toujours œuvrer à la perte de leurs partenaires masculins. Les hommes donnent en effet l’impression qu’ils sont tous pris en otage. Au fond, Mme Beyala profite des portraits qu’elle nous donne pour dire que les hommes sont parfois des tigres en papier et que la soi-disant domination masculine est un miroir aux alouettes. Jean Pierre-Pierre (Amours Sauvages) a beau brutaliser son épouse Flora-Flore, il ne peut ni l’empêcher d’aimer un autre homme, ni de le livrer à la police pour un crime commis dans leur immeuble. Les personnages féminins de Beyala ne sont pas toutes des nonnes pacifistes. Aux yeux de leurs compagnons et maris, elles représentent un danger véritable pour l’ordre masculin établi.
En prenant un amant blanc, M’ammaryam (Maman a un Amant) est consciente de la gravité de son acte mais elle accepte d’en assumer les conséquences. Elle, comme beaucoup d’autres, s’inscrit en faux contre un code conjugal qui entérine la soumission des femmes. Elle refuse de capituler et le fait savoir à qui veut entendre. Un peu peut-être à l’image de Mme Beyala elle-même à qui on reproche souvent ses prises de position tonitruantes. L’affirmation virulente de sa francité et de son africanité en incommodent plus d’un. Mais, qu’elle soit vocale ou pas, militante « illuminée » ou pas elle demeure l’une des grandes voix à venir de la littérature africaine et à ce titre elle contribue à faire entendre au-delà des frontières les joies et les malheurs de notre continent.