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Pleine lune 

jeudi 15 février 2018, par Jack London

trad. Louis Positif

Pleine-Lune (Moon-Face & Others Stories) est un recueil de nouvelles de Jack London paru en 1906.

John Claverhouse répondait à ce surnom. Vous savez ce qu’il évoque : des pommettes largement écartées, le front et le menton se fondant dans les joues pour parfaire un rond et le nez, aplati et mou, planté à égale distance de tous les points de cette circonférence, étalé au centre même du visage comme une boulette de pâte sur un plafond.

Peut-être convient-il de chercher là le mobile de ma haine pour John Claverhouse, car son physique offusquait ma vue et je considérais sa présence comme de trop sur terre. Il se peut aussi que sa mère, probablement superstitieuse, ait regardé la lune du mauvais côté à un moment inopportun. Qui sait ?

Quoi qu’il en soit, j’exécrais John Claverhouse. Non que je puisse lui reprocher de m’avoir causé un tort quelconque ou joué un sale tour, loin de là. Le mal s’avérait plus grave et plus subtil, d’une essence insidieuse défiant toute analyse et toute définition.

Nous avons tous plus ou moins éprouvé pareils sentiments. Qui de nous, en présence de tel individu dont, une minute plus tôt, nous ne soupçonnions même pas l’existence, ne s’est dit dès l’abord : « Ce type-là ne me revient pas. » Et pour quel motif ? Impossible de répondre : nous savions seulement que sa tête nous déplaisait. Une antipathie s’éveillait chez nous. C’est tout. Tel était mon cas envers John Claverhouse.

Quel droit un quidam de cette sorte avait-il au bonheur ? Cependant, optimiste invétéré, il débordait de gaieté et riait sans cesse. Le monde entier semblait toujours parfait aux yeux de ce fichu imbécile. Ah ! comme mon âme s’ulcérait de le voir aussi radieux ! Jadis, je supportais la joie bruyante d’autrui et il m’arrivait même parfois de la partager, jusqu’au jour maudit où je rencontrai John Claverhouse.

Son rire m’irritait jusqu’à l’obsession, me hantait, m’obsédait, ne voulait plus me lâcher. C’était un rire énorme, un rire de Gargantua. Il me poursuivait, vibrant et sonore, et me produisait l’effet d’une râpe sur les fibres de mon cœur.

Au petit jour, il arrivait à travers champs troubler de ses saccades mes doux songes. Sous la splendeur redoutable de midi, à l’heure où les plantes se penchent sur leurs tiges, où les oiseaux se réfugient au plus profond des bois, où toute la nature s’assoupit, ses retentissants « Ha ! ha ! » et « Ho ! ho ! » s’élevaient vers les cieux et insultaient à l’astre du jour. Et à minuit, dans les sentiers noirs et solitaires qui le ramenaient de la ville, son rire satanique sévissait encore pour m’arracher au repos : je n’avais d’autre ressource que de me tordre de rage sur ma couche et de m’enfoncer les ongles dans les paumes.

Une nuit, j’allai clandestinement lâcher ses vaches et ses veaux dans ses récoltes ; mais le matin je l’entendis rire aux éclats tandis qu’il rentrait son bétail.

— Ce n’est rien, dit-il. Pourquoi reprocher à ces pauvres bêtes d’avoir cherché provende plus grasse ?

Il possédait un chien qu’il appelait Mars, grand et superbe animal, moitié chien courant et moitié limier, avec les qualités des deux races.

John affectionnait particulièrement Mars, qui ne le quittait jamais. Mais je sus prendre patience et quand l’occasion se présenta, j’attirai la bête à l’écart et lui servis un appétissant bifteck assaisonné de mort-aux-rats.

Eh bien, croyez-moi si vous voulez, John Claverhouse ne parut pas s’en affecter le moins du monde. Ses rires n’en furent ni moins bruyants ni plus rares et sa figure ressembla plus que jamais à une pleine lune.

Je mis le feu à son hangar à foin et à sa grange. Le lendemain, un dimanche, je vis mon bonhomme déambuler plein de joie et d’entrain par les sentiers fleuris.

— Où allez-vous donc ? lui criai-je.

— À la pêche, me répondit-il, sa face resplendissant comme la lune à son plein. J’aime tant les truites !

Fut-il jamais homme aussi grotesque ! Toute sa récolte venait d’être brûlée et il n’était pas assuré, je le savais. Et malgré la perspective de la misère et d’un hiver rigoureux, l’imbécile s’en allait pêcher la truite, comme cela, par plaisir !

Si son sourcil s’était un tant soit peu froncé de tristesse, ou si sa figure bovine s’était allongée et rembrunie, cessant de ressembler à la lune, si une seule fois ce sourire l’avait abandonné, je lui aurais peut-être pardonné de vivre.

Mais non ! le malheur ne faisait qu’augmenter son allégresse. Je l’abreuvai d’injures. Il se borna à me considérer avec un étonnement béat.

— Moi, vous frapper ? Et pourquoi donc ? me demanda-t-il, tranquillement, et il s’esclaffa. Ce que vous pouvez être drôle ! Ho ! ho ! Vous me ferez mourir de rire, ma parole ! Hi ! hi ! hi ! Ooh ! ho ! ho ! ho !

Vraiment, cela passait les bornes. Par le sang de Judas, comme je le haïssais ! Et puis ce nom… Claverhouse ! Quel nom absurde ! Oyez plutôt ! Claverhou ! Miséricorde divine ! Pourquoi Claverhouse ? Je ne cessais de ressasser cette question. Smith, ou Brown, ou Jones, passe encore ! mais Claverhouse ! Je vous en fais juge. Répétez mentalement ce mot ! Claverhouse ; écoutez-en la résonance ridicule : Claverhouse !

Un homme affublé d’un patronyme pareil mérite-t-il de vivre ? Répondez-moi franchement. Non, n’est-ce pas ? C’est aussi mon opinion.

Mais je pensai à ses échéances. La destruction de sa grange et de ses récoltes ne lui permettrait pas d’y faire face. Je persuadai un usurier, aux lèvres cousues et aux poings serrés, de se faire transférer les billets.

Et, sans paraître en nom, par l’intermédiaire de ce grippe-sou, je provoquai les protêts : quelques jours de grâce seulement, pas plus que la loi n’en prévoyait, croyez-m’en, furent accordés à John Claverhouse pour vider les lieux.

Alors, en flâneur, je descendis voir comment il supportait le choc, car depuis plus de vingt ans il habitait cette maison. Quand il m’aperçut., ses yeux en boules de loto se mirent à clignoter, la joie se répandit sur son visage, qui s’épanouit une fois de plus comme la pleine lune.

— Ah ! ah ! ah ! éclata-t-il. Non ! ce qu’il peut être drôle, ce gamin ! Figurez-vous qu’il était en train de jouer là-bas sur le bord de la rivière quand un morceau de la berge s’effondre et l’éclabousse. – Oh ! papa ! me crie-t-il, une grande flaque d’eau qui a sauté sur moi !

Il s’interrompit attendant que je me joigne à son infernale hilarité.

— Je ne vois là absolument rien de risible, répondis-je sèchement, et je sentis mes traits se contracter.

Puis reparut devant mes yeux cette odieuse expression de joie, s’accentuant et s’étendant, comme je l’ai déjà dit ; son visage s’illumina telle une lune d’été, et :

— Ah ! ah ! C’est cocasse ! Alors, vous ne voyez pas ? Hi ! hi ! Ho ! ho ! Il ne saisit pas ! Eh bien, écoutez-moi.

Tournant les talons, je m’enfuis. Je me sentais à bout d’endurance.

Il faut en finir, me dis-je, de ce sacré raseur ! La terre doit en être purgée.

En remontant la colline, j’entendais encore les échos de son horrible rire.

Or, je me flatte de ne jamais accomplir une besogne à moitié. Quand je pris la résolution de tuer John Claverhouse, ce fut avec l’idée fixe d’agir de façon à m’éviter tout regret ultérieur. Je hais le bousillage et déteste la brutalité. Le fait de frapper quelqu’un bêtement, avec le poing nu, me répugne, m’écœure. Pouah !

Tirer sur John Claverhouse – oh ! ce nom ! – le poignarder ou l’assommer, ne me disait rien. Je me sentais enclin non seulement à l’exécuter artistement, mais encore de manière que le plus mince soupçon ne pût m’effleurer.

Je tendis vers ce but tous les ressorts de mon ingéniosité. Après huit jours d’incubation, mon plan était éclos et je me mettais à l’œuvre.

J’achetai une jeune épagneule de cinq mois et m’appliquai à la dresser. Le moindre curieux eût remarqué que ce dressage portait sur un point unique : la faire rapporter.

J’enseignai à la chienne, que j’appelais Bellone, de rapporter des bâtons que je jetais à l’eau : elle devait s’exécuter aussitôt, sans les mordiller ou folâtrer avec. J’exigeais qu’elle ne flânât en route sous aucun prétexte et me ramenât immédiatement le projectile. Je m’enfuyais et habituais Bellone à me poursuivre, le bâton entre les dents, jusqu’à ce qu’elle m’eût rejoint.

L’intelligente bête se prit au jeu avec un tel entrain que je me déclarai bientôt satisfait.

Dès que l’occasion se présenta, j’offris Bellone en cadeau à John Claverhouse. Je savais ce que je faisais, car je lui connaissais une petite faiblesse : depuis longtemps il se rendait régulièrement coupable d’un péché mignon et discret.

— Non ! s’excusa-t-il quand je glissai dans sa main l’extrémité de la laisse. Non ! ce n’est pas possible !

Sa bouche s’ouvrit comme un four et il sourit de toute sa détestable face de lune.

— Je…, je me figurais que vous ne m’aimiez pas. N’était-ce pas ridicule de se tromper de la sorte ?

Et à cette pensée il se tint les côtes.

— Comment l’appelez-vous ? parvint-il à me demander entre deux accès.

— Bellone.

— Bellone ! Hi ! hi ! Quel drôle de nom ! Je grinçai des dents ; sa joie me serrait les mâchoires et je lui lançai du bout des lèvres :

— C’était l’épouse de Mars, comme vous savez.

Alors la splendeur de la pleine lune envahit son visage et il éclata :

— Mars, c’est le nom de mon autre chien. Eh bien ! Bellone est veuve maintenant ! Ho ! ho ! ho ! Hi ! hi !

Je fis demi-tour et m’enfuis sur le coteau, poursuivi de ses exclamations.

La semaine s’écoula ; le samedi soir je lui demandai :

— N’est-ce pas lundi le jour de votre départ ? Il me fit un signe joyeux d’assentiment.

— Alors, finies les parties de pêche à la truite dont vous raffolez tant ?

Mon ton sarcastique lui échappa.

— Pas encore ! Demain, je vais m’efforcer d’en rapporter un plein panier.

Ma certitude doublement confirmée, je rentrai chez moi, plongé dans le ravissement.

Le lendemain de bonne heure, je le vis partir avec son épuisette et son sac de toile, Bellone trottinant sur ses talons. Sachant où il se dirigeait, je coupai par le pré de derrière la maison et, à travers la broussaille, je gagnai le sommet de la montagne. Soucieux de ne pas me montrer, je suivis la crête sur une distance d’environ trois kilomètres, jusqu’à un amphithéâtre naturel où un ruisseau jaillissant d’une gorge, s’étalait en un vaste étang tranquille, bordé de rochers.

C’était là !

Je m’assis sur le flanc de la montagne afin de ne rien perdre de ce qui se passerait, et j’allumai ma pipe.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées que j’aperçus John Claverhouse remontant le cours d’eau. Bellone gambadait à ses côtés et tous deux paraissaient animés des meilleures dispositions : les jappements brefs et saccadés de la chienne se mêlaient aux notes profondes de la basse de l’homme.

Arrivé à l’étang, il jeta à terre sac et filet et tira de sa poche un objet semblable à une grosse chandelle. Je n’ignorais pas ce qu’est un bâton de « Géant ». Car telle était sa méthode pour prendre les truites. Il les dynamitait. Il fixa le cordon en enroulant le « Géant » bien serré dans une bande de coton, l’alluma et lança l’explosif dans le ruisseau.

Rapide comme l’éclair, Bellone s’était élancée. J’aurais hurlé de joie ! Claverhouse la rappela, mais en vain. Il la bombarda de cailloux et de mottes de terre, mais, sans se hâter, elle atteignit le boudin de dynamite, le saisit dans sa gueule et, virant sur elle-même, regagna la rive.

Alors seulement il comprit le danger et s’enfuit. Ainsi que je l’avais combiné et prévu, elle escalada la berge et se mit à poursuivre son nouveau maître. Je vous l’affirme, ce fut superbe !

Ainsi que je vous l’ai dit, l’étang se trouvait au fond d’une sorte d’amphithéâtre. À cet endroit, de grosses pierres formaient un pont primitif. De-ci, de-là, à droite, à gauche, d’un caillou à l’autre, détalait Claverhouse suivi par Bellone. Je n’aurais jamais supposé qu’un balourd de sa trempe pût courir si vite. Bellone, à ses trousses, gagnait du terrain sur lui. Au moment où en plein élan elle le rejoignait, le nez à ses genoux, il se produisit une brève lueur, un flocon de fumée et une effroyable détonation.

À l’endroit où l’homme et le chien se démenaient la seconde auparavant, il ne restait qu’un énorme trou béant dans le sol.

« Mort par accident au cours d’une partie de pêche prohibée. »

Tel fut le verdict de l’enquête menée par le coroner.

Voilà pourquoi je m’enorgueillis de la manière propre et artistique dont je supprimai John Claverhouse. Pas de bousillage, pas de brutalité : rien de quoi rougir dans toute l’opération, ainsi que vous en conviendrez vous-même, j’en suis persuadé.

Son rire infernal a cessé d’éveiller les échos des collines et sa face de lune ne se montre plus pour nous narguer. Depuis lors, mes jours sont redevenus paisibles et mes nuits ineffables.

P.-S.

Paru dans Noir & Blanc, n° 7, 13 mai 1934

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