Table
À l’ombre des majorités
silencieuses... 9L’abîme du sens — Grandeur et décadence du politique — La majorité silencieuse — Ni sujet ni objet — De la résistance à l’hyperconformisme — Masse et terrorisme — Systèmes implosifs et systèmes explosifs.
... Ou la fin du social.93
À l’ombre des majorités
silencieuses...
[ L’auteur commence par une introduction enchaînée, sans changement de page, à la première subdivision : L’abîme du sens. ]
L’abîme du sens
Ainsi de l’information.
Quel que soit son contenu, politique, pédagogique, culturel, le dessein est toujours de faire passer du sens, de maintenir les masses sous le sens. Impératif de production de sens qui se traduit par l’impératif sans cesse renouvelé de moralisation de l’information : mieux informer, mieux socialiser, élever le niveau culturel des masses, etc. Foutaises : les masses résistent scandaleusement à cet impératif de la communication rationnelle. On leur donne du sens, elles veulent du spectacle. Aucun effort n’a pu les convertir au sérieux des contenus, ni même au sérieux du code. On leur donne des messages, elles ne veulent que du signe, elles idolâtrent le jeu des signes et des stéréotypes, elles idolâtrent tous les contenus pourvu qu’ils se résolvent en une séquence spectaculaire. Ce qu’elles rejettent, c’est la « dialectique » du sens. Et rien ne sert d’alléguer qu’elles sont mystifiées. Hypothèse toujours hypocrite qui permet de sauvegarder le confort intellectuel des producteurs de sens : les masses aspireraient spontanément aux lumières naturelles de la raison. Ceci pour conjurer l’inverse, à savoir que c’est en pleine « liberté » que les masses opposent leur refus du sens et leur volonté de spectacle à l’ultimatum du sens. Elles se méfient comme de la mort de cette transparence et de cette volonté politique. Elles flairent la terreur simplificatrice qui est derrière l’hégémonie idéale du sens, et elles réagissent à leur façon, en rabattant tous les discours articulés vers une seule dimension irrationnelle et sans fondement, là où les signes perdent leur sens et s’épuisent dans la fascination : le spectaculaire.
Encore une fois il ne s’agit pas de mystification : il s’agit de leur exigence propre, d’une contre-stratégie expresse et positive — travail d’absorption et d’anéantissement de la culture, du savoir, du pouvoir, du social. Travail immémorial mais qui prend aujourd’hui toute son envergure. Antagonisme en profondeur qui force à inverser tous les scénarios reçus : ce n’est plus le sens qui serait la ligne de force idéale de nos sociétés, ce qui lui échappe n’étant qu’un déchet destiné à être résorbé un jour ou l’autre — c’est au contraire le sens qui n’est qu’un accident ambigu et sans prolongement, un effet dû à la convergence idéale d’un espace perspectif à un moment donné (l’histoire, le Pouvoir, etc.), mais qui n’a au fond jamais concerné qu’une fraction minime et une pellicule superficielle de nos « sociétés ». Et ceci est vrai des individus aussi : nous ne sommes qu’épisodiquement conducteurs de sens, pour l’essentiel nous faisons masse en profondeur, vivant la plupart du temps sur un mode panique ou aléatoire, en deçà ou au-delà du sens.
Or tout change avec cette hypothèse inverse.
Soit un exemple entre mille de ce mépris du sens, folklore des passivités silencieuses.
La nuit de l’extradition de Klaus Croissant, la télé retransmet un match de football où la France joue sa qualification pour la coupe du monde. Quelques centaines de personnes manifestent devant la Santé, quelques avocats courent dans la nuit, vingt millions de personnes passent leur soirée devant l’écran. Explosion de joie populaire quand la France a gagné. Atterrement et indignation des esprits éclairés devant cette scandaleuse indifférence. Le Monde : « 21 heures. À cette heure l’avocat allemand a déjà été extrait de la prison de la Santé. Dans quelques minutes, Rocheteau va marquer le premier but. » Mélodrame de l’indignation 1 [5]. Pas une seule interrogation sur le mystère de cette indifférence. Une seule raison toujours invoquée : la manipulation des masses par le pouvoir, leur mystification par le football. De toute façon, cette indifférence ne devrait pas être, elle n’a donc rien à nous dire. En d’autres termes, la « majorité silencieuse » est dépossédée même de son indifférence, elle n’a même pas droit qu’elle lui soit reconnue et imputée, il faut encore que cette apathie lui ait été soufflée par le pouvoir.
Quel mépris derrière cette interprétation ! Mystifiées, les masses ne sauraient avoir de comportement propre. On leur concède, de temps en temps, une spontanéité révolutionnaire par où elles entrevoient la « rationalité de leur propre désir », ça oui, mais Dieu nous protège de leur silence et de leur inertie. Or, c’est justement cette indifférence qui exigerait d’être analysée dans sa brutalité positive, au lieu d’être renvoyée à une magie blanche, à une aliénation magique qui toujours détournerait les multitudes de leur vocation révolutionnaire.
Mais d’ailleurs, comment se fait-il qu’elle réussisse à les détourner ? Peut-on s’interroger sur ce fait étrange qu’après plusieurs révolutions et un siècle ou deux d’apprentissage politique, en dépit des journaux, des syndicats, des partis, des intellectuels et de toutes les énergies mises à éduquer et à mobiliser le peuple, il se trouve encore (et il se trouvera exactement de même dans dix ou dans vingt ans) mille personnes pour se dresser et vingt millions pour rester « passives » — et non seulement passives, mais pour préférer franchement, en toute bonne foi et dans la joie et sans même se demander pourquoi, un match de football à un drame humain et politique ? Il est curieux que ce constat n’ait jamais fait bouger l’analyse, la renforçant au contraire dans sa vision d’un pouvoir tout-puissant dans la manipulation, et d’une masse prostrée dans un coma inintelligible. Or rien de tout cela n’est vrai, et les deux sont un leurre : le pouvoir ne manipule rien, les masses ne sont ni égarées ni mystifiées. Le pouvoir est bien trop content de faire peser sur le football une responsabilité facile, voire de prendre sur lui la responsabilité diabolique d’abrutissement des masses. Cela le conforte dans son illusion d’être le pouvoir, et détourne du fait bien plus dangereux que cette indifférence des masses est leur vraie, leur seule pratique, qu’il n’y en a pas d’autre idéale à imaginer, qu’il n’y a rien à déplorer, mais tout à analyser là-dedans comme fait brut de rétorsion collective et de refus de participer aux idéaux pourtant lumineux qu’on leur propose.
L’enjeu des masses n’est pas là. Autant en prendre acte, et reconnaître que tout espoir de révolution, toute l’espérance du social et du changement social n’a pu fonctionner jusqu’ici que grâce à cet escamotage, à cette dénégation fantastique. Autant repartir, comme Freud l’a fait dans l’ordre psychique 2 [6], de ce reste, de ce sédiment aveugle, de ce déchet de sens, de cet inanalysé et peut-être inanalysable (il y a une bonne raison à ce que ce renversement copernicien n’ait jamais été entrepris dans l’univers politique, c’est que c’est tout l’ordre politique qui risque d’en faire les frais).
Grandeur et décadence du politique
Le politique et le social nous semblent inséparables, constellations jumelles, depuis la Révolution française du moins, sous le signe (déterminant ou non) de l’économique. Mais ceci n’est sans doute vrai que de leur déclin simultané, pour nous aujourd’hui.
Lorsque le politique surgit vers la Renaissance de la sphère religieuse et ecclésiale, pour s’illustrer dans Machiavel, il n’est d’abord qu’un pur jeu de signes, une pure stratégie qui ne s’embarrasse d’aucune « vérité » sociale ou historique, mais joue au contraire sur l’absence de vérité (ainsi plus tard la stratégie mondaine des Jésuites sur l’absence de Dieu). L’espace politique est d’abord du même ordre que celui du théâtre machinique de la Renaissance, ou de l’espace perspectif de la peinture, qui s’invente au même moment. La forme est celle d’un jeu, non d’un système de représentation — sémiurgie et stratégie, non idéologie — l’usage en est de virtuosité, non de vérité (ainsi le jeu, subtil et corollaire de celui-ci, de Balthazar Gracian dans L’Homme de cour). Le cynisme et l’immoralité de la politique machiavélienne est là : non dans l’usage sans scrupule des moyens avec quoi on l’a confondue dans l’acception vulgaire, mais dans la désinvolture vis-à-vis des fins. Or c’est là, Nietzsche l’avait bien vu, dans ce dédain d’une vérité sociale, psychologique, historique, dans cet exercice des simulacres en tant que tels, que se repère le maximum d’énergie politique, là où le politique est un jeu et ne s’est pas encore donné une raison.
C’est depuis le XVIIe siècle, et singulièrement depuis la Révolution, que le politique s’infléchit d’une façon décisive. Il se charge d’une référence sociale, le social l’investit. Du même coup, il entre en représentation, son jeu est dominé par les mécanismes représentatifs (le théâtre suit un destin parallèle : il devient un théâtre représentatif — de même pour l’espace perspectif : de machinerie qu’il était au départ, il devient le lieu d’inscription d’une vérité de l’espace et de la représentation). La scène politique devient celle de l’évocation d’un signifié fondamental : le peuple, la volonté du peuple, etc. Elle ne travaille plus sur de seuls signes, mais sur du sens, du coup la voilà sommée de signifier au mieux ce réel qu’elle exprime, sommée de devenir transparente, de se moraliser et de répondre à l’idéal social d’une bonne représentation. Pourtant une balance va jouer longtemps encore entre la sphère propre du politique et les forces qui s’y réfléchissent : le social, l’historique, l’économique. Cette balance correspond sans doute à l’âge d’or des systèmes représentatifs bourgeois (la constitutionnalité : Angleterre du XVIIIe, États-Unis d’Amérique, la France des révolutions bourgeoises, l’Europe de 1848).
C’est avec la pensée marxiste dans ses développements successifs que s’inaugure la fin du politique et de son énergie propre. Là commence l’hégémonie définitive du social et de l’économique, et la contrainte, pour le politique, d’être le miroir, législatif, institutionnel, exécutif, du social. L’autonomie du politique est inversement proportionnelle à l’hégémonie grandissante du social.
La pensée libérale vit toujours d’une sorte de dialectique nostalgique entre les deux, mais la pensée socialiste, elle, la pensée révolutionnaire postule franchement une dissolution du politique au terme de l’histoire, dans la transparence définitive du social.
Le social l’a emporté. Mais à ce point de généralisation, de saturation, où il n’est plus que le degré zéro du politique, à ce point de référence absolue, d’omniprésence et de diffraction dans tous les interstices de l’espace physique et mental, que devient le social lui-même ? C’est le signe de sa fin : l’énergie du social s’inverse, sa spécificité se perd, sa qualité historique et son idéalité s’évanouissent au profit d’une configuration où non seulement le politique s’est volatilisé, mais où le social lui-même n’a plus de nom. Anonyme. LA MASSE. LES MASSES.
La majorité silencieuse
[ ... ]
Fontenay-sous-bois, © éd. Utopie, coll. Cahier d’Utopie (no 4), 1978. Extrait, pp. 19-32.
Remerciements : Hubert Tonka, Isabelle Auricoste, Sens & Tonka
— et pour la communication de la version word des bonnes feuilles.
N. B. Sur Klaus Croissant et son contexte voir la note [7]