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A propos de Preç Zogaj 

suivi de quelques poèmes

dimanche 9 mars 2003, par La rédaction de La RdR

Preç Zogaj fait partie des poètes les plus créatifs de la littérature albanaise d’aujourd’hui. Il est né en 1958 à Lezha, ville la plus au nord du littoral d’Albanie. Il s’établit à Tirana dans les années 80 pour travailler comme journaliste. Il y vit encore aujourd’hui, partageant son temps entre littérature et politique.
Il a publié plusieurs recueils de nouvelles et deux romans. Cependant la poésie devance largement toute son œuvre littéraire. La rencontre de la montagne avec la mer a une influence sensible sur le climat singulier de sa poésie et son regard mobile de journaliste est un sens de plus pour sa perception de poète.

Les lecteurs de la revue des ressources ont ici l’occasion de découvrir un poète formé dans un contexte politique et culturel fermé. Ce fait est particulièrement important pour comprendre l’angoisse existentielle qu’accompagnent chaque fois ses métaphores brillantes. Grâce à la richesse de son imagination, il arrive à abattre les murs de l’isolement où le sort l’a enfermé avec son peuple. Il affirme que l’Albanie fait partie de la planète Terre. L’auteur a besoin de telles affirmations. Mais aussi tous ceux qui écoutent sa voix. Elles démystifient l’histoire faussée et aident ses contemporains à connaître leur identité.
Ainsi, Preç Zogaj appartient à cette espèce de poètes missionnaires qui ne peuvent tolérer pour eux-mêmes la commodité d’être enfermés dans une tour d’ivoire. Pour lui, le mot est le sacrifice sublime du poète et n’offre ni abus, ni aveuglement. Autrement, l’avenir qui devient un jour inévitablement passé tremblerait " comme une plaine minée " tel que le dit lui-même le poète de L’instant dangereux.

Besnik Mustafa

***

L’Albanie fait partie de la planète Terre

L’Albanie fait partie de la planète Terre

Surtout quand il pleut sur tous les continents

Les fleuves gonflent, l’horizon se ferme...

Surtout quand il neige

Sa blancheur cinglante nous aveugle.

***

Coup d’œil

Là-bas... Au pays triste où le soleil a sombré

Là-bas... On pleure, mais personne ne dit pourquoi.

Les larmes perlent sur les vitres des maisons.

Les larmes : symbole fragile de la fuite aveugle.

Là-bas, on pleure pourtant il n’y a pas de morts.

Des morts, il n’y en a pas, pourtant on porte le deuil.

Mais personne ne dit pourquoi !

Mais personne ne dit pourquoi !

Mais personne ne dit pourquoi !

Et moi, mes racines aux pieds

J’erre dans le vent

Aucune porte n’est à la mesure de leur dimension.

***

A Shëngjin

Moi, le vent, et la mer qui se déchaîne

Sur la peau fine du regret :
Te rappelles-tu ?

Te rappelles-tu ? Tu n’étais pas marié

Tu n’avais pas de projets

Tu n’étais pas encore né

Avant la guerre

Bien avant

Tu étais arbër, illyrien

Te rappelles-tu ?

Au Nymphée, tu étais allé en voilier,

Et là émerveillé par les sirènes couvertes d’embruns

Filles des mers et des côtes ensoleillées

Tu avais dit :

Oh, comme j’ai envie de pleurer !

Le temps a gardé en mémoire ton amour

Deux mille ans après !

Maintenant avec de veilles larmes

Tu pleures les hurlements jamais étouffés

Du vent et de la mer.

Te rappelles-tu la fin des tuniques blanches,

Du bonheur et de la paix ?

Te rappelles-tu la fin de la vie amicale ?

Il y a des choses que le temps avale

Et transforme en rêves.

En écrivant le passé, tu écris le rêve

Entre les rumeurs maritimes et le regret

Tout seul avec ta langue albanaise.

Maintenant avec de vieilles larmes

Tu pleures les hurlements jamais étouffés

Du vent et de la mer.

***

Elégie

Nous avons pêché, nous ne savions pas l’heure du réveil

En aucun cas nous n’aurions noté le jour qu’il était

Aujourd’hui, c’est un lundi ou peut-être un samedi.

Même le dimanche peut être une illusion.

Pourtant, je sais qu’elle est venue

Jeune fille, repartie insouciante

Dans les régions profondes de l’Allemagne

Tout notre amour, elle l’a emporté avec elle :

" Pour toi, il n’est rien " m’avait-elle dit.

Pourtant, je sais qu’elle est venue

En l’espace d’un instant, elle éclata comme une étoile

Dans tout mon corps et disparut.

Vingt-quatre heures après, je me frottais encore les yeux

Mais seul un rayon de lumière coulait sur mon visage.

Comme dans ma peau je l’avais enfermée.

***

Tandis que les jeunes filles vieillissent

Quand on perd son amour

Les jeunes filles vieillissent.

L’automne trouble le sommeil, on se réveille

Cinq à six fois chaque nuit.

Depuis des jours je soupirais

Pour dire un mot qui marquerait la mémoire

Entre temps elle m’avait dit : Ne me cherche plus.

Plein du regret de ne pas connaître le bonheur

Je me suis subitement souvenu d’un homme, ouvrier à Rubik

Mort électrocuté l’année d’avant.

On n’a pas cherché les causes de son décès. Crime ? Suicide ?

Quand on a fait son autopsie, son ventre était vide.

Une vendeuse a témoigné. Le matin, il n’avait pris qu’un croissant.

Il devait le payer le lendemain.

Je me suis aussi souvenu de Mark Nikgjoni

Un mendiant qui priait le souffle de la forêt

Des enfants le trouvèrent jadis étendu par terre

La veste roulée sous la tête

Les cheveux sans vie

Et les bras croisés sur la poitrine...

Toutes ces images se noient

Dans la profondeur de mes yeux vidés

Tandis que les jeunes filles vieillissent.

***

Anniversaire

Il y a, aujourd’hui, vingt ans que de la terre

est parti vers la lune Apollo 11

Ce jour-là, mon père avait acheté une casquette

Nous avions enterré un jeune soldat

(On l’avait transporté de la frontière au village dans un camion)

Je n’avais pas vu ses blessures, mais seulement ses médailles.

Ah, ce soir-là ! Nous étions allé dîner chez ma sœur

Dans un village des Mirdites, moi et mon père

On avait fêté la casquette

Et la nièce toute petite

Et les chevaliers de la lune

Et le vaisseau cosmique...

Mais moi, je pensais toujours au jeune soldat :

Mon Dieu, il est mort sans rien savoir.

Maintenant ma sœur est séparée de son premier mari

Mon père a finalement jeté sa vieille visière

De mois d’août en mois d’août, la mère pleure son fils au cimetière.

Et mon destin... En revanche mon destin...

En tête-à-tête avec la pleine lune

Participe aux anniversaires

Des événements du monde.

***

L’instant dangereux

L’instant dangereux

roule comme un ballon

sur les chemins du destin.

Gonflé de tempêtes

Jusqu’au seuil de l’explosion.

Les yeux aveuglés

Il nous prie de le prendre.

Nous le berçons

Nous le câlinons

Ah combien de mots tendres pour du pain sec !

Pour des mensonges pompeux, combien de silences !

Avec quelle attention nous marchons, et...

La machine nous épargne

Avec quelle force nous rions, enfants modèles pour vitrines

Non, non, je ne dirais pas

Pourquoi mes dents sont tombées

Pourquoi mes doigts sont décharnés

Et mes chevilles ont séché

Parce que je veux vivre aujourd’hui et demain

Et je vis sans culpabilité

Gonflé de tempêtes

Jusqu’au seuil de l’explosion

Le destin dangereux demeure derrière

Le passé tremble comme une plaine minée.

P.-S.

Preç Zogaj : Terre sans continent, Esprit des Péninsules, 1995 (traduit de l’albanais par Elisabeth Chabuel).

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