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Adresse inconnue 

Sur la poésie de Kenneth Koch

jeudi 24 avril 2008, par Laurent Margantin

On lit et relit Kenneth Koch. Question de contenu mais surtout de rythme, on ne peut que relire, un poème après l’autre, ou alors au hasard des pages, combinant, mêlant comme lui les points de vue sur une vie. Kenneth Koch : né en 1925 à Cincinatti, mort le 5 juillet 2002. On le « range » dans l’Ecole dite de New-York, groupe de poètes apparu dans les années 50. Ce qui les réunit ? Une certaine liberté de ton, de vie surtout, qui n’est pas sans lien avec le surréalisme, une certaine façon directe de s’adresser au lecteur et avant tout à soi-même, dans l’étonnement et l’ironie.

Une vie est déclinée comme une série apparemment linéaire : de la naissance à la mort (un certain ordre superficiel est respecté : poème des vingt ans au début à celui de la vieillesse vers la fin), mais d’autres séries entrent en jeu, comme dans une polyphonie, bouleversant l’ordre chronologique. L’adresse - le « À » par lequel l’auteur s’adresse à ses destinataires - maintient la cohérence et l’unité, et elle repose toujours sur la question qui devrait précéder toute écriture, mais qui souvent demeure non formulée : à qui écrit-on, ou plutôt, pour reprendre la parole de Koch au bond : à qui j’écris lorsque je débute le poème ? Au père, à la mère, à l’humanité, au Ciel ? Michel Deguy introduit ainsi Changements d’adresses : « La destinée s’esquisse par exhaustion des destinataires. Le destinataire, c’est une chose. Qu’est-ce qu’une chose, demandait le philosophe. Le poème répond, indirectement toujours : pour ce qui est de lui, une chose est une chose de choses, une « grande chose » ». Les mots qui, selon nous, importent ici, contradictoires et pour cela générateurs d’une tension : esquisse et exhaustion. C’est par l’esquisse d’une adresse que le poème, après avoir débuté par la lettre A, continue et se déploie. Il se génère par multiplication des adresses, ne pouvant se fixer sur un destinataire, puisque les envois poétiques (aux dieux, à Dieu, à la patrie, aux hommes, aux autres) sont épuisés.

Il reste peut-être le « A moi-même », mais qui est-ce moi-même ? Celui de la psychanalyse, qui surgit à une page ? L’absence d’interlocuteurs définitifs caractérise peut-être l’Ecole new-yorkaise, qu’il s’agisse de Frank O’Hara ou de John Ashbery, mais aussi cette capacité à concevoir et déployer le poème comme un acte agissant sur la conscience de celui qui écrit et du lecteur. Proches de Jackson Pollock et de l’Action Painting, contemporains des beatniks à San Francisco et du Black Mountain Group dirigé par Charles Olson en Caroline du Nord, les animateurs de la revue Art News dont faisait partie Kenneth Koch développèrent ce que Serge Fauchereau, dans sa Lecture de la poésie américaine , appelle une « poésie en action », et qui consiste pour une bonne part à multiplier les chocs émotionnels et les états de conscience inédits. La parodie et la dérision sont des armes nécessaires, en ce qu’elles permettent de rompre avec un contexte clos : Koch est ainsi l’auteur de pièces de théâtre d’avant-garde extravagantes, et on retrouve cette veine dans Changements d’adresses lorsqu’un poème intitulé À la marijuana s’achève par ces deux vers : « En tout cas, merci, pour ce truc à jeter, / Coup d’aile d’aigle, loin de mon bec raisonnable ».

Peinture explosive, cette poésie qui s’adresse surtout au « soi-même », et semble parfois exprimer une pure intériorité (souvent épuisée et disloquée), s’achève dans l’inconnu de tout destinataire ; inconnu qui peut prendre la forme d’une multiplicité aberrante, comme dans le poème « A diverses personnes à qui l’on parle toutes à la fois », ou bien dans celui intitulé « À la marche à pied, la langue française, la testostérone, la politique, et la durée » où le tu est un objet variable et parfois non-identifiable à force de métamorphoses. Possible aussi que l’on parle à ses morts, à ses disparus, ou bien pire encore : à soi-même disparu ou en train de disparaître. Gaieté et liberté alors de cette écriture qui associe, dans un même mouvement ironique, les souvenirs amoureux aux béances de la guerre. Psychanalyse : « Tu m’avais donné un idéal / De conversation - dont j’étais le seul sujet / Mais incluant presque tout le reste du monde ». La parlotte, le bavardage de la conscience quotidienne ne sont jamais loin. On y échappe peut-être par un acte d’auto-réflexion qui éloigne le sujet de ce qu’il a vécu, et le sauve, libérant son souffle. Le sujet du poème est souvent la respiration, le cœur « qui a fait les quatre cent coups » (il semble que Koch ait honorablement vécu), le rythme de tout corps qui commande une vie (dans ses mouvements, ses élans et ses possibilités) et l’ordonne. Le sujet de l’adresse est toujours ce corps pour ce qu’il a voulu, découvert et étreint, lieux, êtres, pays, langues. L’ironie consiste à déplacer constamment l’objet de la parole vers ce qui bat et rythme, qu’il s’agisse du souffle, de la passion, de la politique, du piano, de l’âge. Plus l’écriture devient parole - oralité retrouvée pour en finir avec les grandes destinations poétiques (en fait toujours plus ou moins religieuses et/ou politiques) -, plus augmentent la fragilité en même temps - paradoxe - que la vigueur du poème. D’où le trouble ressenti à la lecture : comme si une telle parole, en se traçant dans la multiplicité des adresses qui est destinée, était elle aussi condamnée à s’épuiser. Ce dont elle est consciente, tâchant toutefois de toujours repousser la fin dans un grand éclat de rire.

P.-S.

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