Il est intéressant, dans la perspective d’un questionnement de la problématique entre Orient et Asie, de savoir ce que l’on en pense dans l’Occident non européen. Par exemple depuis le Québec. Ce court volume de sept articles en cent cinquante pages en est l’occasion. Quoique inégales dans leur contribution à l’étude des rapports avec l’Asie, ces études se lisent toutes avec intérêt.
Comme il se doit, la référence majeure des contributeurs en ce domaine reste Edward Said, ce qui n’est pas sans poser des problèmes majeurs dès le début. Ainsi que nous l’avons montré dans notre « Hommage critique à Edward Said », le fondateur des études postcoloniales n’a jamais clairement distingué Orient et Asie. Depuis la perspective essentiellement européenne de son étude, cet inconvénient demeurait discret mais gênant. Lorsqu’on étudie le rapport à l’Orient et/ou à l’Asie depuis le Québec, il devient évident que les deux ne coïncident plus.
Si bien que la première contribution liminaire – lancée par l’affirmation erronée que le personnage venu d’Orient incarne « l’autre absolu » [1] — avant que Simon Harel n’avance des idées fort intéressantes, n’échappe pas à ce reproche. Ainsi l’Orient n’est-il pas « la faille intime d’un eurocentrisme que nous [Québécois] portons avec difficulté » [2] mais l’héritage eurocentré d’une perception métaphysique de l’Asie qui prit pour nom Orient [3]. Aussi faudrait-il questionner l’Orient non pas sous la guise de l’altérité absolue (Alius dans la terminologie de l’imagologie) mais de l’altérité relative (alter) ; aussi faudrait-il éviter de prendre l’ombre pour la proie et affirmer que « l’Orient nous regarde […] l’Orient, c’est aujourd’hui l’Asie » [4], solution confuse et aussi vraie que « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ».
La partie la plus stimulante de l’article de Simon Harel tire justement profit de la situation géographique du Québec pour avancer l’idée que le passage du Nord-Ouest permettrait à la culture québécoise de ne plus faire le détour par l’Europe mais considère : « L’Orient est devant nous. Sous sa forme concrète, il est un archipel que le passage du Nord-Ouest représente. » [5] C’en serait alors fini d’un orientalisme de seconde main, s’ouvrirait potentiellement un rapport à l’Asie par-delà les « déserts herbeux [de la toundra] qui conduisent, au-delà du monde glaciaire de l’Arctique, vers l’ancienne Chine. » [6]
Parti des préjugés hérités de l’orientalisme européen, cette contribution liminaire fait brèche jusqu’à l’intuition de la différence entre Orient et Asie.
Dans sa présentation de l’ensemble des contributions, l’éditeur scientifique du volume, Janusz Przychodzen, choisit l’angle de l’identité en s’appuyant sur Paul Ricœur. Ce dernier propose en effet une nouvelle façon de concevoir l’identité et la personne. Si bien que « les contributions à ce collectif démontrent, écrit J. Przychodzen, par leur exploration de l’idem et de l’ipse que même si l’Asie, en tant que figure symbolique de l’Autre, demeure une figure centrale de la question de l’identité, elle n’est pas pour autant synonyme de l’altérité », mais l’aspect migrant de la littérature québécoise fait une large place à l’Asie comme « élément d’identification fondamental » [7].
Dès la contribution suivante « Le plurilinguisme chez Yolande Villemaire : entre La Vie en prose et Le Dieu dansant », la spécificité de l’écrivain québécois est abordée par Danielle Constantin. L’auteur qu’elle a choisi d’étudier est exemplaire de la surconscience linguistique de ces écrivains condamnés par leur situation à penser la langue et, en l’occurrence, à (re)conquérir la langue française. Usant du sens bakhtinien de ‘plurilinguisme’ pour étudier la multiplicité des voix, des langues et des niveaux de langues dans deux romans de Yolande Villemaire, D. Constantin nous montre comment l’auteure a inscrit dans son œuvre sa rencontre avec l’Inde où elle vécut seize mois dans un ashram. Cela passe, ici comme ailleurs, par une série d’emprunts lexicaux d’origine sanskrite [8], mais aussi et surtout par l’onomastique – reine de l’hybridation dans le cas de Villemaire – qu’un travail anagrammatique (inspiré de Kristeva et Baudrillard) présente comme volonté de réaliser « un fantasme d’autoengendrement linguistique » [9]. Travail subtil (par nécessité car) sur un corpus peu évident.
Plus convaincant est l’article sur cet auteur canadien né au Japon de parents coréens et qui écrit en français : « Ecriture butô et altérité : Kimchi d’Ook Chung » [10] de Ching Selao. Il s’appuie sur cette pratique artistique inventée au Japon en 1959 et qui consiste à ‘tutoyer l’abîme’ grâce à une « danse de l’obscurité » [11]. Comparant Ook Chung à Linda Lê et rapprochant l’auteur de Mishima par son goût d’explorer la marge (nommée ‘vice’ sur le terrain moral), C. Selao montre les vertus et dangers de l’exploration de soi à travers l’autre. Il ressort de « cette esthétique de la perte et des restes, à laquelle appartient l’écriture de Chung, [qui] peut d’abord sembler pessimiste, voire morbide, […] une tentative de mettre autrement en scène l’altérité et de sortir de ses représentations figées et stéréotypées » [12]. Le personnage du roman, sorte d’alter ego de l’auteur, peut ainsi faire ce constat nietzschéen : « Dès que je croyais avoir trouvé le mot de l’énigme, le visage de mon destin, une nouvelle pierre venait menacer l’édifice de mon identité […]. Il n’y avait pas de fin à cette identité, ou alors celle-ci était à trouver dans le chaos et son propre inachèvement. » [13]
Tout aussi passionnante est l’étude de Michel Peterson : « Le mythe de Kâli et la jouissance féminine chez François Peraldi » [14]. Depuis les « Têtes interverties » de Thomas Mann et « Kâli décapitée » de Marguerite Yourcenar, je ne pensais pas qu’il y eût beaucoup de matière sur ce mythe. Je suis heureux de m’être trompé. Partant de Bataille, dont l’écrivain et psychanalyste François Peraldi fut ‘un lecteur attentif’, M. Peterson prend la remise en question du logocentrisme comme angle d’approche : « sa théorisation de l’Autre et de certains problèmes cruciaux de la psychanalyse s’appuie sur la figure de Kâli et sur une représentation parfois hallucinatoire de l’Asie » ; « d’autre part, on pourrait avancer l’hypothèse selon laquelle le mythe de Kâli s’est subrepticement inscrit chez les héritiers de ce psychanalyste comme l’un des signifiants primordiaux et refoulés de l’Autre » [15]. Passant par des références à Julius Evola, Alain Daniélou ou Jung, Peraldi s’efforce avec bonheur de dépasser par son recours à l’Inde les limitations grecques de la pensée heideggerienne et – surtout – lacanienne. Atteignant assez vite la question de la non-dualité (advaita) des choses, Peraldi expliqué par Peterson s’attarde sur l’étonnant roman de François Landry Le Nombril des aveugles et propose une approche tout à fait pertinente des personnages de Marguerite Duras que sont Lol V. Stein et surtout Anne-Marie Stretter – ce qui permet, soit dit en passant, de passer aux oubliettes les analyses de Lacan sur celle-là. De ce moment fort de Asie du soi, Asie de l’autre, retenons avec M. Peterson que, pour Peraldi, « Anne-Marie Stretter, c’est l’avatar de la déesse, un nom qui ne nomme pas, une figure véritablement sacrée qui marque le gouffre du Réel, la genèse et le génotexte de l’œuvre tout entière. » [16] C’est un bonheur de voir combien l’Inde, intelligemment abordée dans son contexte et dans un but précis, peut permettre à un champ disciplinaire de trouver un renouvellement de ses paradigmes.
Après un tel article, il faut toute la sagacité de Janusz Przychodzen pour faire sortir de la banale propagande orchestrée par les romans d’espionnage de Pierre Saurel un propos intéressant. La stéréotypie outrancière de l’imagerie populaire du Jaune, laquelle ne se préoccupe que de la situation du Québec lui-même, montre combien l’idéologie reste prégnante dans la littérature lorsqu’elle ne se sent pas obligée d’avoir une parole vraie.
Le volume s’achève sur une analyse de l’ « Asie dans les récits des voyageurs québécois de la seconde moitié du XXe siècle : un miroir contre-ethnocentrique » [17]. D’abord connotés négativement dans les récits tardifs (jusqu’aux années 60), les Asiatiques, de Péril jaune en chair à deux missels, sont présentés sous une menace occidentale susceptible d’altérer leur pureté native et fantasmée. Plus récemment cependant, émerge une pratique plus ouverte du voyage où le voyageur cherche à ne pas abuser l’autre, à ne pas s’abuser sur l’autre ni sur lui-même et ses motifs d’aller à la rencontre d’un Soi qui ne se laisse pas recouvrir par le Même.