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Au pays des ombres 

vendredi 23 janvier 2009, par Jean-Claude Jorgensen

Cyclones, volcanisme, vagues géantes, érosion phénoménale, sites grandioses, parfums violents, forêts de tamarins aux troncs tourmentés, ravines d’une profondeur vertigineuse, La Réunion est l’île intense, l’île de tous les excès. Le Piton de la fournaise est le volcan le plus actif du globe et depuis 1950, les éruptions sont de plus en plus fréquentes. Cette proximité des forces du cosmos et de la puissance tellurique est peut-être à mettre en rapport avec la multiplicité des rites et des croyances sur l’île.

Hier, j’ai marché longtemps seul dans des champs de canne, en plein soleil, dans d’interminables déclivités, car je voulais prendre en photo des paille-en-queue à Petite Ile, la seule île de la Réunion, inhabitée. Ils étaient insaisissables, dans cette île inaccessible où personne ne s’aventure jamais, et ma solitude s’est creusée.

Je suis retourné à Saint-Pierre et, passant devant le cimetière marin, j’ai rendu visite à Sitarane.

J’ai déjà parlé (« tisserin et friandises ») le 20 septembre des padels, ces offrandes malbares posées aux carrefours, à même la route. On y trouve tout ce que le défunt aimait : nourriture, rhum, cigarettes, poule noire décapitée, bougie allumée etc. Du riz, des fruits et des légumes si ce sont des dieux (Ganesh ou Kali) à qui on fait l’offrande. Saint-Expédit a été évoqué le 31 août. J’ai dit aussi à la Toussaint ma gêne de voir des journalistes terroriser et se moquer de ceux qui veulent se concilier les âmes errantes (esclaves morts sans sépulture, suicidés, accidentés etc). Mais le culte voué à Sitarane est si célèbre, si déroutant, qu’il faut bien que j’en dise aussi un mot. Pourquoi un cambrioleur devenu meurtrier est-il devenu un mythe au point que de nombreux livres lui soient consacrés et que le Routard Réunion s’étende sur lui pendant une demi-page ?

Le caillou rényoné est un terrain propice à l’existence des movézams (fantômes), des bébèts (monstres), des spectres se mouvant dans la brume laiteuse des forêts, des trésors maudits, des rites interdits.

De son vrai nom Simicoundza Simicourba, Sitarane était un engagé mozambicain de 40 ans, qui avait rompu son contrat pour devenir journalier et gardien de nuit au Tampon. Sur sa tombe, figurent les noms de ses complices : Fontaine et Saint-Ange.

On lit dans la version d’Henri Négrel présentée dans sa conférence à Sciences et Arts (1964) (La Réunion Catherine Lavaux Ed Cormorans 1998 page 131) : « Au début du siècle, en 1907, une série de vols est commise dans la région de Saint-Pierre et du Tampon. Les voleurs s’introduisent toujours de la même manière dans les cours. Toutes les maisons sont fermées par des portes de bois, bloquées à l’intérieur par une grande barre appelée bascule. A l’aide d’un vilbrequin et d’une mèche anglaise, les malfaiteurs percent dans les portes des trous très rapprochés au dessous de la barre pour pouvoir découper un carré, introduire le bras et la faire pivoter. Les vols, d’abord effectués dans les lieux retirés, dans les « godons » au fond des cours, se rapprochent des habitations et agglomérations. Curieusement, les gens, pourtant aux aguets, n’entendent rien et les chiens n’aboient jamais ». La superstition aidant, les bandits sont crédités de pouvoirs surnaturels : chacun s’inquiète, se sentant menacé. Les vols se succèdent et, un matin de janvier 1909, deux habitantes de la Plaine des Cafres sont cambriolées et brûlées vives. Le 20 mars, un jeune homme estimé est assassiné la veille de son mariage, sa maison est cambriolée. Toute le sud de l’île panique. On renforce portes et volets avec « des pointes à bardeaux » et des plaques de fer. On dort dans la même chambre, on fait le guet à tour de rôle. Le 11 août 1909, un instituteur et son épouse sont sauvagement assasinés. La police est renforcée et on est de plus en plus certain des pouvoirs surnaturels des bandits.

Dans la nuit du 30 septembre, ceux-ci s’attaquent au magasin à café de M. Roussel au Tampon. La porte résiste. Des coups de feu sont échangés avec le gardien de nuit. Les 2 bertelles, les 2 gonis, et le chapeau retrouvés sur place vont permettre de retrouver les coupables. Les bertelles contenaient 1 pistolet, 2 couteaux de boucher, une barre de fer, des plombs de chasse, du poison (datura). Onze personnes sont arrêtées : 8 hommes, 2 femmes, un marmail de 14 ans.

Saint-Ange Calendrin était sorcier. Il fabriquait une poudre hypnotique qui était insufflée par le trou des serrures. Les chiens étaient expédiés avec des boulettes qui ne contenaient pas que de la viande fraîche. Grâce à Saint-Ange, Sitarane se croyait immortel (il n’avait peut-être pas tort). Il fit preuve d’une assurance extraordinaire pendant son procès.

Pendant 8 jours, une foule importante assiste aux débats de la Cour d’Assises de Saint-Pierre. On apprend que les criminels avaient égorgé leurs victimes pour boire leur sang. C’est aux Asises de St-Denis que le verdict final est prononcé : Sitarane, Fontaine et St-Ange sont condamnés à mort, 5 complices écopent des travaux forcés à perpétuité, les 2 femmes et le marmail font seulement un an de prison. St-Ange Calendrin est finalement grâcié car n’ayant jamais tué. Juste avant son exécution, Sitarane demande à être baptisé. Devant la tombe est une grande croix noire sous laquelle sont les crânes des coupables.

J’ai pu constater que la tombe est très fleurie et ce ne sont pas des fleurs en plastique. Une bouteille de rhum à peine entamée, un paquet de gauloises ouvert et plein, des bougies, plusieurs bouquets de fleurs fraîchement coupées. Pour m’approcher de la tombe, j’ai attendu un peu pour être seul et au moment de partir, tout un groupe s’approchait : jour et nuit, c’est le défilé ! Plusieurs livres et revues expliquent qu’on y vient volontiers pour prélever de la terre afin de jeter un sort à un ennemi. La conversion ultime de Sitarane au catholicisme en fait une sorte de saint. Pour d’autres, il vaut mieux rechercher ses bonnes grâces car il est un intercesseur puissant auprès des forces du Mal.

Alors, j’ai repensé aux silhouettes inaccessibles, aux ombres d’oiseaux de Petite Ile, où personne ne s’aventure jamais.

P.-S.

Texte de Jean-Claude Jorgensen, professeur de lettres à l’île de la Réunion

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