La Revue des Ressources

Avadoro 

Histoire espagnole, par M. L. C. J. P.

mercredi 13 mars 2013, par Jean Potocki (1761-1815)

Mon père s’appelait don Felipe d’Avadoro, et il passait pour l’homme le plus grave et le plus méthodique de son temps. Il l’était même si fort, que si je vous contais l’histoire de l’une de ses journées, vous sauriez aussitôt celle de sa vie entière, ou du moins de tout le temps qui s’est écoulé entre ses deux mariages. Le premier, à qui je dois le jour, et le second, qui causa sa mort, par l’irrégularité qu’il mit dans sa manière de vivre.
Mon père, étant encore dans la maison du sien, s’y prit d’une tendre habitude pour une parente éloignée, qu’il épousa aussitôt qu’il en fut le maître. Elle mourut en me mettant au monde, et mon père, inconsolable de sa perte, se renferma chez lui pendant plusieurs mois, sans vouloir recevoir même ses proches. Le temps, qui adoucit toutes les peines, calma aussi sa douleur, et enfin on le vit ouvrir la porte de son balcon, qui donnait sur la rue de Tolède. Il y respira l’air frais pendant un quart d’heure, et alla ouvrir ensuite une fenêtre qui donnait sur une rue de traverse. Il vit quelques personnes de sa connaissance dans la maison vis-à-vis, et les salua d’un air assez gai. On le vit faire les mêmes choses les jours suivants, et ce changement dans sa manière de vivre fut enfin connu de Fray Geronimo Santez, théatin et oncle maternel de ma mère.
Ce religieux se transporta chez mon père, lui fit compliment sur le retour de sa santé, lui parla peu des consolations que nous offre la religion, mais beaucoup du besoin qu’il avait de se distraire. Il poussa même l’indulgence jusqu’à lui conseiller d’aller à la comédie. Mon père, qui avait la plus grande confiance en Fray Geronimo, alla dès le soir même au théâtre de la Cruz. On y jouait une pièce nouvelle qui était soutenue par tout le parti des Pollacos, tandis que celui des Sorices cherchait à la faire tomber. Le jeu de ces deux factions intéressa si fort mon père, que depuis lors, il n’a jamais manqué volontairement un seul spectacle. Il s’attacha même particulièrement au parti des Pollacos, et n’allait au théâtre du Prince que lorsque celui de la Cruz était fermé.
Après le spectacle, il se plaçait au bout de la double haie que les hommes font pour forcer les femmes à défiler une à une, mais il ne le faisait pas comme les autres, pour les examiner plus à son aise, au contraire, il s’y intéressait peu, et dès que la dernière femme était passée, il prenait le chemin de la Croix de Malte, où il faisait un léger souper avant de rentrer chez lui.
Le matin, le premier soin de mon père était d’ouvrir le balcon qui donnait sur la rue de Tolède. Il y respirait l’air frais pendant un quart d’heure. Puis il allait ouvrir la fenêtre qui donnait dans la petite rue. S’il y avait quelqu’un à la fenêtre vis-à-vis, il le saluait d’un air gracieux, en lui disant "agour", et refermait ensuite la fenêtre. Ce mot agour était quelquefois le seul qu’il prononçât de toute la journée ; car bien qu’il s’intéressât vivement au succès de toutes les comédies que l’on jouait au théâtre de la Cruz, il ne témoignait cet intérêt qu’en battant des mains et jamais par des paroles. S’il n’y avait personne à la fenêtre vis-à-vis, il attendait patiemment que quelqu’un parût pour placer son salut gracieux.
Ensuite mon père allait à la messe aux théatins. A son retour, il trouvait la chambre faite par la servante de la maison, et prenait un soin particulier à remettre chaque meuble à la même place où il avait été la veille. Il y mettait une attention extraordinaire, et découvrait à l’instant le moindre brin de paille ou grain de poussière qui avait échappé au balai de la servante.
Lorsque mon père était satisfait de l’ordre de sa chambre, il prenait un compas et des ciseaux, et coupait vingt-quatre morceaux de papier, d’une grandeur égale, les remplissait d’une traînée de tabac de Brésil, et en faisait vingt-quatre cigares si bien pliés, si unis qu’on pouvait les regarder comme les plus parfaits cigares de toute l’Espagne. Il fumait six de ces chefs d’oeuvre en comptant les tuiles du palais d’Albe, et six en comptant les gens qui entraient par la porte de Tolède. Ensuite, il regardait du côté de la porte de sa chambre jusqu’à ce qu’il vît arriver son dîner.
Après le dîner, il fumait les douze autres cigares. Puis il fixait ses yeux sur la pendule jusqu’à ce qu’elle sonnât l’heure du spectacle, et s’il n’y en avait à aucun théâtre, il allait chez le libraire Moreno, où il écoutait parler quelques gens de lettres, qui avaient coutume de s’y rassembler ces jours-là, mais sans jamais se mêler à leurs entretiens. S’il était malade, il faisait chercher chez Moreno la pièce que l’on jouait au théâtre de la Cruz, et lorsque l’heure du spectacle était arrivée, il se mettait à lire la pièce, sans oublier d’applaudir tous les passages que la faction des Pollacos avait coutume de relever.
Cette vie était fort innocente. Cependant mon père, songeant à remplir les devoirs de sa religion, demanda un confesseur aux théatins. On lui amena mon grand-oncle Fray Geronimo Santez. qui prit cette occasion de lui rappeler que j’étais au monde, et dans la maison de Dona Felisa Dalanosa, soeur de ma défunte mère. Soit que mon père craignît que ma vue ne lui rappelât la personne chérie dont j’avais innocemment causé la mort, ou que peut-être il ne voulût pas que mes cris enfantins troublassent ses habitudes silencieuses, toujours est-il certain qu’il pria Fray Geronimo de ne jamais me rapprocher de lui, mais en même temps, il pourvut à mon entretien en m’assignant le revenu d’une quinta ou ferme qu’il avait dans les environs de Madrid, et il confia ma tutelle au procureur des théatins.
Hélas, il semble que mon père, en m’éloignant ainsi de lui, ait eu quelque pressentiment de la prodigieuse différence que la nature avait mise entre nos caractères. Car vous avez vu combien il était méthodique et uniforme dans sa manière de vivre, et j’ose vous assurer qu’il serait presque impossible de trouver un homme plus inconstant que je l’ai toujours été.
J’ai été inconstant jusque dans mon inconstance, car l’idée d’un bonheur tranquille et d’une vie retirée m’a toujours suivi dans mes courses vagabondes, et le goût du changement m’a toujours arraché à la retraite. Si bien que, me connaissant enfin moi-même, j’ai mis fin à ces inquiètes alternatives en me fixant dans cette horde de Bohémiens. C’est bien une espèce de retraite et de vie uniforme, mais au moins n’ai-je pas le malheur d’avoir toujours devant les yeux les mêmes arbres, les mêmes rochers, ou, ce qui me serait encore plus insupportable, les mêmes rues, les mêmes murs et les mêmes toits.

Je vous ai dit que ma tante Dalanosa m’avait retiré chez elle. Elle-même n’avait point d’enfants et semblait avoir réuni en ma faveur toute l’indulgence des tantes à toute celle des mères ; en un mot, je fus un enfant gâté. Je le fus même tous les jours davantage, car à mesure que je croissais en forces et en intelligence, j’étais aussi plus tenté d’abuser des bontés que l’on avait pour moi. D’un autre côté, n’éprouvant presque jamais d’opposition à mes volontés, j’opposais souvent peu de résistance à celle des autres, ce qui me donnait presque l’air de la docilité ; et ma tante avait aussi un certain sourire tendre et caressant dont elle accompagnait ses ordres, et alors je ne leur résistais jamais. Tel que j’étais enfin, la bonne Dalanosa se persuada que la nature, aidée de ses soins, avait produit en moi un véritable chef d’oeuvre. Mais un point essentiel manquait à son bonheur : c’était de ne pouvoir rendre mon père témoin de mes prétendus progrès et le convaincre de mes perfections, car il s’obstinait toujours à ne me point voir.
Mais quelle est l’obstination dont une femme ne vienne à bout ? Madame Dalanosa agit avec tant de suite et d’efficacité sur son oncle Geronimo que celui-ci se résolut enfin à profiter de la première confession de mon père pour lui faire un cas de conscience de la cruelle indifférence qu’il témoignait à un enfant qui ne pouvait avoir aucun tort avec lui.
Le Père Geronimo le fit comme il l’avait promis à ma tante. Mais mon père ne put, sans le plus grand effroi, songer à me recevoir dans l’intérieur de sa chambre. Le Père Geronimo proposa une entrevue au jardin du Buen Retiro ; mais cette promenade n’entrait point dans le plan méthodique et uniforme dont mon père ne s’écartait jamais. Plutôt que de s’en écarter, il consentit à me recevoir chez lui, et le Père Geronimo alla annoncer cette bonne nouvelle à ma tante, qui pensa en mourir de joie.
Je dois vous apprendre que dix années d’hypocondrie avaient fort ajouté aux singularités de la vie casanière de mon père. Entre autres manies, il avait pris celle de faire de l’encre, et voici comment ce goût lui était venu :
Un jour qu’il se trouvait chez le libraire Moreno avec plusieurs des plus beaux esprits de l’Espagne et quelques hommes de loi, la conversation tomba sur la difficulté qu’il y avait à trouver de la bonne encre. Chacun dit qu’il n’en avait point, ou qu’il avait vainement tenté d’en faire. Moreno dit qu’il avait dans son magasin un recueil de recettes où l’on trouverait sûrement de quoi s’instruire sur ce sujet. Il alla chercher ce volume qu’il ne trouva pas tout de suite, et lorsqu’il revint, la conversation avait changé d’objet ; on s’était animé sur le succès d’une pièce nouvelle, et personne ne voulut plus parler d’encre, ni écouter aucune lecture qui y eût trait. Il n’en fut pas de même de mon père. Il prit le livre, trouva tout de suite la composition de l’encre, et fût très surpris de comprendre si bien une chose que les plus beaux esprits de l’Espagne regardaient comme très difficile. En effet, il ne s’agissait que de mêler de la teinture de noix de galle avec de la solution de vitriol, et d’y ajouter de la gomme. L’auteur avertissait cependant que l’on n’aurait jamais de bonne encre, qu’autant que l’on en ferait une grande quantité à la fois, que l’on tiendrait le mélange chaud, et qu’on le remuerait souvent, parce que la gomme, n’ayant aucune affinité avec les substances métalliques, tendait toujours à s’en séparer ; que de plus, la gomme elle-même tendait à une dissolution putride qu’on ne pouvait prévenir qu’en y ajoutant une petite dose d’alcool.
Mon père acheta le livre, et se procura dès le lendemain les ingrédients nécessaires, une balance pour les doses, enfin le plus grand flacon qu’il pût trouver dans Madrid, parce que son auteur recommandait de faire l’encre en grande quantité à la fois. L’opération réussit parfaitement. Mon père porta une bouteille de son encre aux beaux esprits rassemblés chez Moreno, tous la trouvèrent admirable, tous en voulurent avoir.
Mon père, dans sa vie retirée et silencieuse, n’avait jamais eu l’occasion d’obliger qui que ce fût, et moins encore celle de recevoir des louanges. Il trouva qu’il était doux de pouvoir obliger, plus doux encore d’être loué, et s’attacha singulièrement à la composition qui lui procurait des jouissances aussi agréables. Voyant que les beaux esprits de Madrid avaient en moins de rien tari le plus grand flacon qu’il eût pu trouver dans toute la ville, mon père fit venir de Barcelone une dame-jeanne, de celles où les marins de la Méditerranée mettent leurs provisions de vin. Il put faire ainsi, tout à la fois, vingt bouteilles d’encre que les beaux esprits épuisèrent, comme ils avaient fait des autres, et toujours en comblant mon père de louanges et de remerciements.
Mais plus les flacons de verre étaient grands, plus ils avaient d’inconvénients. On ne pouvait y chauffer la composition, et moins encore la bien remuer, et surtout il était difficile de la transvaser. Mon père se décida donc à faire venir du Toboso une de ces grandes jarres de terre dont on se sert pour la fabrication du salpêtre. Lorsqu’elle fut arrivée, il la fit maçonner sur un petit fourneau dans lequel on entretenait constamment le feu de quelques braises. Un robinet adapté au bas de la jarre servait à en tirer le liquide, et en montant sur le fourneau, l’on pouvait assez commodément le remuer avec un pilon de bois. Ces jarres ont plus de la hauteur d’un homme, ainsi vous pouvez imaginer la quantité d’encre que mon père y fit à la fois ; et il avait soin même d’en ajouter autant qu’il en ôtait.
C’était une vraie jouissance pour lui de voir entrer la servante ou le domestique de quelque homme de lettres fameux pour lui demander de l’encre ; et lorsque cet homme publiait quelque ouvrage qui faisait du bruit dans la littérature, et que l’on en parlait chez Moreno, il souriait avec complaisance, et comme y ayant contribué en quelque chose. Enfin, pour vous tout dire, mon père ne fût plus connu dans la ville que sous le nom de don Felipe del Tintero Largo, ou don Philippe du grand encrier, et son nom d’Avadoro n’était connu que d’un petit nombre de personnes.
Je savais tout cela, j’avais entendu parler du caractère singulier de mon père, de l’ordre de sa chambre, de sa grande jarre d’encre, et je brûlais d’en juger par mes yeux. Pour ce qui est de ma tante, elle ne doutait pas que, dès que mon père aurait eu le bonheur de me voir, il ne manquerait pas de renoncer à toutes ses manies, pour ne plus s’occuper que du soin de m’admirer du matin jusqu’au soir. Enfin le jour de la présentation fut fixé. Mon père se confessait au Père Geronimo tous les derniers dimanches de chaque mois. Le Père devait encore le fortifier dans la résolution de me voir, enfin lui annoncer que je l’attendais chez lui, et raccompagner jusqu’à son logement. Le Père Geronimo, en nous faisant part de cet arrangement, me recommanda de ne toucher à rien dans la chambre de mon père. Je promis tout ce qu’on voulut, et ma tante promit de me garder à vue.
Enfin arriva le dimanche tant attendu. Ma tante me fit mettre un habit de majo couleur de rose, relevé de franges d’argent, avec des boutons en topaze du Brésil. Elle m’assura que j’avais l’air de l’amour lui-même, et que mon père ne manquerait pas de devenir fou de joie en me voyant. Pleins d’espérances et d’idées flatteuses, nous nous acheminâmes gaiement à travers la rue des Ursulines et nous gagnâmes le Prado, où plusieurs femmes s’arrêtèrent pour me caresser. Enfin nous arrivâmes dans la rue de Tolède, enfin dans la maison de mon père. On nous ouvrit sa chambre, et ma tante. qui redoutait ma vivacité, me plaça dans un fauteuil, s’assit vis-à-vis de moi, et se saisit des franges de mon écharpe pour m’empêcher de me lever et de toucher à quelque chose.
Je me dédommageai d’abord de cette contrainte en promenant mes regards dans tous les recoins de la chambre, dont j’admirai l’ordre et la propreté. Le coin destiné à la fabrication de l’encre était aussi propre et bien rangé que le reste, la grande jarre du Toboso en faisait comme un ornement, et tout à côté, il y avait une grande armoire vitrée où étaient rangés tous les ingrédients et les instruments nécessaires.
La vue de cette armoire haute et étroite, placée près du fourneau de la jarre, m’inspira un désir aussi soudain qu’irrésistible d’y monter, et il me parut que rien ne serait aussi agréable que de voir mon père me chercher en vain dans toute la chambre et m’apercevoir enfin, ainsi caché au-dessus de sa tête. Par un mouvement aussi prompt que la pensée, je me débarrassai de l’écharpe que tenait ma tante, je m’élançai sur le fourneau et de là sur l’armoire.
D’abord ma tante ne put s’empêcher d’applaudir à mon adresse. Puis elle me conjura de descendre.
Dans ce moment l’on nous annonça que mon père montait les escaliers. Ma tante se mit à genoux pour me prier de quitter mon poste. Je ne pus résister à ses touchantes supplications. Mais en voulant descendre sur le fourneau, je sentis que mon pied posait sur le bord de la jarre. Je voulus me retenir, je sentis que j’allais entraîner l’armoire. Je lâchai les mains et je tombai dans la jarre d’encre. Je m’y serais noyé, mais ma tante prit le pilon qui servait à remuer l’encre, en donna un grand coup sur la jarre et la brisa en mille pièces.
Mon père entra en ce moment, il vit un fleuve d’encre qui inondait sa chambre, et une figure noire qui la faisait retentir des plus affreux hurlements. Il se précipita dans l’escalier, se démit le pied et tomba évanoui.
Quant à moi, je ne hurlai pas longtemps ; l’encre que j’avais avalée me causa un malaise affreux. Je perdis connaissance, et je ne la recouvrai entièrement qu’après une longue maladie qui fut suivie d’une assez longue convalescence. Ce qui contribua le plus à ma guérison fût que ma tante m’annonça que nous allions quitter Madrid et nous établir à Burgos. L’idée d’un voyage me transporta au point que l’on craignit que je n’en perdisse la tête. L’extrême plaisir que j’en ressentais fut cependant troublé lorsque ma tante me demanda si je voulais aller dans sa chaise ou bien être porté dans une litière.
"Ni l’un ni l’autre assurément, lui répondis-je avec le plus extrême emportement, je ne suis pas une femme. Je ne veux voyager qu’à cheval, ou du moins sur une mule, avec un bon fusil de Ségovie accroché à ma selle, deux pistolets à ma ceinture et une épée de longueur ; je ne partirai qu’à condition que vous me donnerez toutes ces choses, et il est de votre intérêt de me les donner, puisque c’est à moi de vous défendre."
Je dis mille folies pareilles qui me paraissaient les choses les plus sensées, et qui véritablement étaient agréables dans la bouche d’un enfant de onze ans...

P.-S.

Ce texte est le début d’Avadoro, histoire espagnole, version partielle du Manuscrit trouvé à Saragosse publiée du vivant de Jean Potocki, à Paris chez Gide fils en 1813. Elle regroupe l’ensemble des récits concernant le personnage d’Avadoro/Pandesowna, chef des Bohémiens. Un an plus tard paraissait chez Gide fils Dix Journées de la Vie d’Alphonse van Worden, autre version partielle proposant cette fois les premiers épisodes du roman, autour de la figure du jeune Alphonse van Worden.

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