Proclamé chef-d’œuvre fondateur du genre fantastique par la doxa du vingtième siècle, le roman encyclopédique, labyrinthe de narrations aux tonalités multiples que composa, en français, le comte polonais Jean Potocki entre 1794 et 1815, s’ouvre dès ses premières lignes sur l’évocation de « lueurs trompeuses », de « mains invisibles », de « revenants plus diables que les cabaretiers » et venant avec malignité se substituer à eux. Si, dans le récit, des fantômes peuvent parfois occuper la place des vivants, il pourrait en aller de même pour l’édition d’une oeuvre en quelque sorte contaminée par une destinée étrange et tragique : raconter l’histoire et les différents avatars de la publication du Manuscrit trouvé à Saragosse serait alors s’engager dans un dédale composant le supplément d’une géométrie romanesque déjà fort complexe. Plus modestement, on peut prendre le risque d’évoquer au moins deux ou trois fantômes textuels qui jalonnent le parcours, et cela sans forcément croire en leur existence.
Lorsque l’auteur, au début de l’année 1805 à Saint-Pétersbourg, fait imprimer en cent épreuves le début de ses « journées espagnoles », qui forment le début d’un roman mystérieux , il paraît avoir décidé que cette Histoire du jeune capitaine Alphonse van Worden (premier protagoniste du texte) sera tirée d’un manuscrit trouvé à Saragosse ; puis il rature pour ne conserver que le Manuscrit trouvé à Saragosse. Proposant une fiction comme la transcription d’un manuscrit inconnu qu’il s’agit de livrer au public, il s’inscrit dans une tradition littéraire bien établie ; et le titre qui s’impose manifeste comme fondamentale cette « essence » manuscrite de l’œuvre, se présentant sous l’espèce d’un texte perpétuellement à trouver — ce qui pourrait signifier aussi perpétuellement à éditer.
Dix ans plus tard, malade et reclus dans son domaine en Ukraine, le comte Jean Potocki met tragiquement fin à ses jours, dans des circonstances entourées de légendes ; selon certains témoignages, les difficultés rencontrées dans la publication de ses textes auraient pu contribuer à la neurasthénie fatale. De fait, aucun Manuscrit trouvé à Saragosse sous une forme complète et achevée n’est paru en librairie ; cependant, outre les épreuves de 1805, des extraits manuscrits du texte ont circulé, et à Paris, malgré les guerres napoléoniennes qui divisent le continent européen, deux publications imprimées, renfermant chacune une version très partielle de l’oeuvre, ont vu le jour chez l’éditeur Gide et Fils, en 1813 et 1814.
Une quinzaine d’années plus tard, en 1829, Julius von Klaproth, qui avait été le secrétaire de Jean Potocki et l’avait accompagné jusqu’aux frontières de la Chine lors d’une mission diplomatique et scientifique, publie à Paris le Voyage dans les steps d’Astrakhan et du Caucase, Paris, Merlin, 2 volume in-8°, accompagné d’une bibliographie des travaux savants du comte ; à cet inventaire érudit il ajoute la mention du roman, selon les termes suivants : « […] le comte Jean Potocki a aussi écrit un roman très intéressant, dont seulement des parties ont été publiées ; il a pour sujet les aventures d’un gentilhomme espagnol descendant de la maison des Gomelez, et par conséquent d’extraction maure. […] C’est un des livres les plus attrayants qu’on ait jamais écrits. Malheureusement, il n’en existe que quelques copies manuscrites. Celle qui fut envoyée à Paris pour y être publiée est restée entre les mains de la personne chargée de la revoir avant l’impression. Il faut espérer qu’une des cinq, que je connais en Russie et en Pologne, verra tôt ou tard le jour, car c’est un livre qui, de même que Don Quixote et Gil Blas, ne vieillira jamais. »
Les espoirs de Julius Klaproth ne furent pas, en définitive, déçus : dans sa langue originale, le français, une édition présumée complète du roman a été proposée par les éditions José Corti — en 1989. Cette publication a été accueillie avec réserves et critiques par les spécialistes universitaires, qui, rassemblant et articulant le puzzle des vingt-deux manuscrits de l’œuvre (tous partiels) actuellement conservés et dispersés dans différentes archives, ont finalement établi et publié deux versions distinctes de l’œuvre, le Manuscrit de 1804 et le Manuscrit de 1810 — en 2006.
Au cours du long intervalle de temps qui s’est écoulé depuis la mort de l’auteur, le manuscrit qu’évoquait Julius Klaproth, resté entre les mains (invisibles) de la personne chargé de le revoir avant impression, a tissé sa propre histoire fantomatique. Il est permis de supposer que cette copie servit de base aux éditions partielles de l’œuvre publiées à Paris en 1813 et 1814. La première de ces éditions, intitulée Avadoro, histoire espagnole, par M. L. C. J. P., 4 volumes in-12 chez Gide fils, constitue une recomposition du texte autour d’un personnage particulièrement important, le « chef bohémien » Avadoro, ses récits étant extraits de la structure générale du roman et regroupés. L’année suivante, paraît, sous le titre Dix Journées de la vie d’Alphonse van Worden, 3 volumes in-12 sans aucun nom d’auteur, le récit des premières « journées espagnoles » où le chef bohémien n’apparait pas encore, et qui correspond au début du récit que fixaient déjà les épreuves de 1805.
A la fin d’Avadoro, histoire espagnole, une main discrète a inscrit : « malgré toutes les recherches qu’on a faites, on n’a pu trouver la suite des manuscrits ; on fera de nouvelle tentatives si le public accueille cette première partie avec indulgence » ; la mention indique, de manière fictive ou réelle, le caractère incomplet de la version manuscrite sur laquelle se basent les éditions parisiennes, et dont la réalisation est sans doute à mettre au crédit du mystérieux correcteur mentionné par Klaproth.
Il est à noter que l’édition imprimée des Dix Journées offre un paradoxe textuel significatif : elle s’ouvre par un « Avertissement » qui ne se trouve dans aucune autre source actuellement connue de l’œuvre, et où le texte romanesque est présenté comme un manuscrit espagnol trouvé par un officier français lors de la prise et du pillage de Saragosse en 1809 (« persuadé que ce livre ne reviendrait plus à son légitime propriétaire, je n’hésitai point à m’en emparer »), pour être finalement transcrit en français par ce même officier fait prisonnier. Si ce préambule illustre le véritable titre du roman fixé par l’auteur dès 1805, il introduit en même temps la thématique du manuscrit subtilisé par un heureux « inventeur », qui s’en approprie la substance ; il serait alors tentant, à propos d’une édition qui fut réalisée probablement sans l’aveu de Potocki, de soupçonner ici la main invisible du correcteur, inscrivant ironiquement sa propre appropriation du texte, tout en insérant, d’un point de vue plus prosaïque ou opportuniste, le rappel d’une victoire napoléonienne, bien utile dans la France de 1814.
En vérité, il est plus vraisemblable de supposer une singulière prémonition textomancienne formulée par le comte Jean Potocki lui-même : construisant son œuvre sous la forme d’une somme imbriquée d’histoires et de récits puisés à de nombreuses sources, il pouvait aisément l’imaginer à son tour reprise, réécrite et redécouverte sous différents avatars.
Les deux éditions partielles, publiées à Paris à une époque de bouleversement politique, connurent une diffusion restreinte. Elles n’en attirèrent pas moins l’attention d’amateurs avertis. Mais le Manuscrit, en raison des circonstances de la mort de l’auteur et des dernières années de son existence, en raison aussi de la complexité atypique d’un texte difficile à reconstituer, était menacé de sombrer dans l’oubli ; la note de Klaproth, ou les efforts de Pouchkine (qui avait lu et apprécié les éditions parisiennes) pour faire retrouver une version complète demeurant sans suite, la publication intégrale de l’œuvre parut passablement compromise. Pourtant, près d’un quart de siècle après la mort de Jean Potocki, le Manuscrit connaissait une soudaine notoriété, étant « redécouvert », non sans paradoxes, à la faveur d’un retentissant procès pour plagiat.
En effet, le 11 d’octobre 1841, La Presse, le prestigieux journal d’Emile de Girardin, entreprenait la publication d’un feuilleton littéraire, prétendument traduit de manuscrits inédits de Giuseppe Balsamo, comte de Cagliostro, l’aventurier et occultiste italien de la fin du XVIIIe siècle. En réalité, c’est Maurice Cousen, alias comte de Courchamps, équivoque auteur-éditeur des Souvenirs de la Marquise de Créquy, qui remettait au journal, sous le titre Le Val Funeste, une copie assez fidèle du début des Dix Journées. Dès le 13 octobre, Le National, rival politique de La Presse, dénonçait le plagiat. Le 15, il le prouvait, en proposant un extrait de la suite du feuilleton, à partir de l’édition imprimée de 1814, en même temps que La Presse le donnait à partir du manuscrit fourni par Cousen de Courchamps — ce dédoublement textuel constituant, ainsi que l’écrivit le journaliste Charles Romey, un « incident comique qui égaya tout Paris ». Le procès et la condamnation qui s’en suivirent firent « sombrer dans l’oubli le talent littéraire certain dont [Courchamps avait] fait preuve au cours de sa carrière d’anthologiste sans scrupules », comme le note mélancoliquement Will L. McLendon, auteur en 1980 d’une biographie du plagiaire. Ce dernier avait déjà inséré dans ses Souvenirs (tout à fait apocryphes) de la Marquise de Créquy, publiés en 1834-1835 et promis à un large succès de librairie, des épisodes « empruntés » à Potocki et encore présentés comme des extraits traduits de mémoires inédits de Cagliostro.
Les preuves n’étaient que trop nombreuses pour accabler l’arriviste des lettres, par ailleurs réputé pour son goût du travestissement. Le 7 novembre 1841, l’historien et patriote polonais Joachim Lelewel, qui avait bien connu Jean Potocki, adressait au National une lettre depuis son exil bruxellois, où il évoquait assez précisément les écrits du comte, et à propos du roman indiquait que « l’ouvrage entier […] existe en manuscrit ; il est composé de quatre volumes, aussi à peine un cinquième en a été publié. La copie entière se trouve chez Madame Raczynska, veuve de Jean Potocki. » Au cours du procès fut présenté un exemplaire des épreuves publiées à Saint-Pétersbourg en 1805, comportant le nom de Jean Potocki ainsi qu’un dessin et une dédicace manuscrite de ce dernier à son ami le général Etienne de Sénovert. Les tentatives de Berryer, l’avocat de Courchamps, pour plaider une sorte de « plagiat par anticipation » effectué aux dépens de son client par un magnat polonais, ne pouvaient susciter qu’ironie et sarcasmes.
Le procès conduisit également à évoquer le sort du manuscrit fantôme : dans son compte-rendu daté du 4 février 1842, le dénonciateur (demeuré anonyme) du National semblait envisager, en des termes il est vrai ironiques et passablement ambiguës, un rôle pour le plagiaire démasqué :
« Mais, qui est cette personne que Potocki avait chargée de revoir son ouvrage avant impression, et entre les mains que laquelle le manuscrit est demeuré ? Klaproth, par égards pour elle, ne la nomme pas : c’est dommage ! Mais M. de Courchamps, qui, nous le savons, a beaucoup connu Klaproth, pourrait peut-être suppléer au silence de l’orientaliste défunt ? Cependant nous ne voulons pas trop insister sur ce point, et nous imiterons la discrétion de Klaproth […]. »
Curieusement, dans ce même article, le journaliste se moque surtout du « carré de papier raturé, sale et tâché d’huile, sur lequel il y avait une phrase griffonnée en italien », médiocre pièce fabriquée par Courchamps et présentée au procès pour démontrer l’existence des mémoires originaux de Cagliostro ; alors qu’il ne s’attarde pas sur les pages de la copie qui avait servi à l’impression du feuilleton, un manuscrit en français d’une « ancienne écriture » (d’après l’avocat de Courchamps), orné des corrections ou ratures du plagiaire. Par la suite, les rares historiens et critiques amenés à évoquer cette ténébreuse affaire n’ont guère prêté d’attention à cet élément, supposant que l’anthologiste sans scrupules avait découvert dans une bibliothèque, ou sur les quais, les éditions parisiennes de 1813 et 1814, et compris le parti qu’il pouvait tirer de textes oubliés.
Le personnage de Cousen de Courchamps ne semble sans doute pas assez consistant, d’un point de vue littéraire et historique, pour résoudre de manière satisfaisante le mystère du manuscrit disparu. Dès l’époque du procès des rumeurs s’orientent vers un écrivain d’une autre stature — en l’occurrence l’homme de l’Arsenal, Charles Nodier, dont la personnalité et les écrits ont fait l’objet de mises en cause. Dans un exemplaire des épreuves publiées à Saint-Pétersbourg en 1805, déposé à la Bibliothèque nationale de France, une note manuscrite inscrite sur le feuillet de garde formule ainsi la malédiction :
« Ne peut-on supposer que c’est Nodier que Klaproth a voulu désigner, en 1829, comme la personne chargée de revoir avant l’impression le Manuscrit trouvé à Saragosse et entre les mains de qui la copie manuscrite est restée. Et n’est-il pas probable qu’ayant entre les mains le travail du comte Jean Potocki, il ait songé à en tirer le meilleur parti possible littérairement et financièrement parlant. Mais il n’en est pas moins fort étonnant qu’il ait cru devoir garder le silence lors du scandaleux procès fait au comte de Courchamps qui avait cru pouvoir publier dans le journal La Presse […] de prétendus extraits des Mémoires inédits de Cagliostro qui n’étaient que la reproduction d’Avadoro et des Journées de la Vie d’Alphonse van Worden. Ce Val funeste était un vol manifeste. Nodier, qui n’est mort qu’en 1844, aurait pu éclairer la justice à ce sujet et n’a pas soufflé mot. »
On a pu reprocher à l’auteur des Questions de littérature légale (où il est question de plagiat) un certain goût de la mystification, et un sens de l’emprunt plus ou moins avoué, qu’il partageait du reste avec de nombreux écrivains de son époque, comme Mérimée, Pétrus Borel ou, à l’étranger, Washington Irving (1). On a accusé Nodier d’être un menteur ; il savait mettre à profit sa vaste érudition pour façonner des leurres bibliographiques, et l’on sait qu’il souffrait d’une forme d’instabilité, de neurasthénie, soignée ou aggravée par une forme spécifique de bibliomanie.
Par une curieuse ironie bibliophilique, l’un des admirateurs de l’écrivain, Paul Lacroix, alias « le Bibliophile Jacob », qui fut également bibliothécaire à l’Arsenal, contribua tout particulièrement à « l’inculpation » en affirmant, bien que le procès eût clairement manifesté la paternité littéraire de Potocki, que Courchamps avait en réalité plagié le grand Nodier, et en s’évertuant à annexer à l’œuvre de ce dernier les éditions parues à Paris en 1813 et 1814. Au point qu’en 1857, emporté par sa conviction enthousiaste, il relatait dans une Lettre à Monsieur Techener (publiée dans le Bulletin du Bibliophile, co-fondée par Nodier en 1834) ce qu’il faut bien appeler une apparition : « Eh bien ! J’avais deviné juste, il y a seize ans. Charles Nodier est réellement le seul auteur d’Avadoro et des Dix Journées de la vie d’Alphonse van Worden : le manuscrit autographe existe ; il est là sous mes yeux… Avis à l’éditeur futur des œuvres complètes de notre ami Charles Nodier. »
Ce manuscrit autographe, qu’aucun éditeur de Nodier (ou de Potocki) n’a jamais retrouvé, se révèle plus fantomatique encore que celui évoqué par Julius von Klaproth en 1829. Mais il est vrai que la critique moderne a, depuis longtemps, fait justice des nombreuses affirmations hasardeuses avancées par le Bibliophile Jacob. Les différentes hypothèses proposées pour expliquer l’erreur (ou la vision) de ce dernier ne convainquent guère ; en revanche, on peut comprendre que se produise un rapprochement ou une confusion entre deux « fantômes » — terme qui convient bien ici, puisqu’il désigne dans les bibliothèques la mention, sur une fiche, d’un volume malheureusement absent des rayonnages. Le manuscrit autographe miraculeusement découvert par Lacroix, aurait-il à voir avec celui mentionné par Klaproth ? Rien ne permet de l’affirmer ; et Paul Lacroix ne nous précise pas non plus s’il comportait les ratures maladroites d’un plagiaire… La critique génétique et textuelle, menant à l’établissement provisoirement définitif des textes littéraires, peut se révéler un exercice d’une extrême complexité, comme le savent tout particulièrement les éditeurs contemporains du Manuscrit trouvé à Saragosse ; dans le cas de manuscrits disparus ou dont l’existence n’est pas avérée, seule la fiction pourrait prendre le relais de la critique impossible.
Certains indices permettent de préciser la généalogie de l’accusation formulée contre Charles Nodier. Elle se présente d’abord comme une réponse à la campagne menée par Paul Lacroix, qui ne fut pas sans résultats, puisque l’attribution des Dix Journées et d’Avadoro à Nodier se retrouvera indiquée dans le catalogue général de la Bibliothèque nationale. En 1867, dans un article du Bibliophile Belge intitulé « Petite question de paternité littéraire », Auguste Ladrague, qui a pu consulter dans les collections du comte Alexis Ouvaroff l’un des rares exemplaires complets des épreuves publiées à Saint-Pétersbourg en 1805 et le comparer avec les éditions parisiennes, conclut de la proclamation étonnante de Lacroix que « Charles Nodier a été l’éditeur [c’est nous qui soulignons] d’Avadoro et des Dix journées d’Alphonse van Worden, [et que] lui seul était en état d’éclairer la justice lors du procès Courchamps ; pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Je n’ai pas à y répondre ».
La tonalité est proche de celle de la note anonyme insérée dans l’exemplaire des épreuves de Saint-Pétersbourg que conserve la Bibliothèque nationale. La provenance de l’exemplaire aide du reste à dissiper le relatif incognito de ces quelques lignes : le volume, entré à la Bibliothèque en 1889, est issu de la collection d’Antoine-Alexandre Barbier, auteur d’un célèbre Dictionnaire des ouvrages anonymes dont la première édition a paru entre 1806 et 1809. Or des sentiments hostiles, remontant à l’époque du Premier Empire, semblent avoir existé entre le lexicographe et Charles Nodier. Après la mort de Barbier en 1825, ses fils Louis-Nicolas et Olivier poursuivirent son œuvre, avec la deuxième (1822-1827) puis, un demi-siècle plus tard, la troisième édition (1872-1879) du Dictionnaire. A noter que cette troisième édition, revue et corrigée par Olivier Barbier, est parue conjointement à la deuxième édition des Supercheries littéraires dévoilées de Joseph-Marie Quérard, qui consacre, sous l’entrée « Cagliostro », un compte-rendu au scandale et au procès de Courchamps. On trouve dans les deux éditions du Dictionnaire une description d’un exemplaire des épreuves de 1805, d’abord très sommaire en 1827, puis devenant plus détaillée en 1875 et mentionnant la polémique entre Paul Lacroix et Auguste Ladrague ; il s’agit très certainement de l’exemplaire par la suite entré dans les collections de la Bibliothèque nationale. Aussi la note a été attribuée avec une grande probabilité à Olivier Barbier, mort en 1882 : ce dernier aurait choisi d’exprimer une mise en cause plus explicite de « l’infidèle littérateur » sous la forme manuscrite.
L’interrogation demeure concernant les sources exactes de cette accusation. On peut supposer que lexicographes ont contribué, au moins indirectement, au procès contre Courchamps : si le journaliste du National cite, mais de manière parfois inexacte, les travaux bibliographiques d’Antoine-Alexandre et Louis-Nicolas Barbier, on remarque aussi que ces derniers ont bénéficié, pour l’identification de Jean Potocki comme auteur d’Avadoro dès 1827 dans la deuxième édition du Dictionnaire des ouvrages anonymes, du concours du général Etienne de Sénovert ; et l’on a vu que la principale pièce à conviction produite au cours du procès provenait des collections de cet ami de Potocki. Il est donc difficile de savoir si la note manuscrite probablement rédigée par Olivier Barbier, par-delà l’animosité héritée de son père, puise à des informations ou rumeurs issues du procès contre le plagiaire, ou répète simplement, avec plus de malveillance, la « conclusion » publiée par Ladrague contre Lacroix dès 1867.
Le procès eut le mérite de remettre en lumière, au moins durant une brève période, le chef-d’œuvre romanesque qui restait largement inédit, et la présence de manuscrits dans la famille de Jean Potocki pouvait laisser espérer la parution d’une version complète du texte. Cependant, c’est une voie paradoxale et tortueuse qu’emprunta de nouveau l’édition du Manuscrit : quelques années après le scandale, l’émigré polonais Edmond Chojecki fit paraître à Leipzig en 1847 non pas le texte original, mais une traduction polonaise sous le titre Rekopis Znaleziony w Saragossie, peut-être réalisée à la demande du dernier fils de Jean Potocki, Bernard.
Selon un récit quelque peu légendaire, Chojecki aurait détruit le manuscrit dont il disposait ; il a parfois été avancé qu’il s’agissait de la copie envoyée à Paris, parvenue finalement entre ses mains. De manière plus plausible, les éditeurs récents du roman estiment que l’émigré, collaborateur à Paris de La Presse et au fait du procès, aurait utilisé plusieurs manuscrits conservés dans la famille de Potocki pour reconstituer une version « intégrale » et la transposer en polonais, non sans prendre certaines libertés. Cette traduction, rééditée à plusieurs reprises, assura au Manuscrit une audience située en-dehors de l’espace de sa langue originelle. Car dans le domaine français, l’œuvre ne subsistait, bien faiblement, qu’au travers de la polémique impliquant Nodier : Paul Lacroix comme Auguste Ladrague semblent ignorer l’existence de l’édition-traduction de Chojecki, et Olivier Barbier ne la mentionne pas plus dans le Dictionnaire des ouvrages anonymes.
Alors que le Manuscrit occupait peu à peu, dans l’aire polonaise, la place d’un chef-d’œuvre marginal, et peu lu, il fallut attendre la seconde moitié du vingtième siècle pour que reparaisse, toujours de manière partielle, le texte français : précisément en 1958, lorsque Roger Caillois, qui avait redécouvert de manière assez fortuite les épreuves publiées en 1805 à Saint-Pétersbourg, proposa chez Gallimard une édition reprenant cet état du début du roman, complété de plusieurs journées et épisodes provenant des Dix Journées d’Alphonse van Worden et d’Avadoro. Dans sa fameuse préface de 1967, à l’occasion de la réédition de cette version partielle (trois ans après que Wojciech Has eut réalisé, en Pologne, une célèbre adaptation cinématographique de l’œuvre), il évoqua les tribulations éditoriales du Manuscrit, l’affaire du plagiat et le procès contre Courchamps, et les accusations portées contre Charles Nodier ; il publia alors la note manuscrite anonyme. « Une lourde présomption continue de peser sur le bibliothécaire de l’Arsenal », concluait Caillois, qui, de surcroît, faisait remarquer que Nodier avait, dès 1822, repris des Dix Journées un conte, l’Histoire de Thibaud de la Jacquière, pour l’inclure dans un volume in-12 intitulé Infernaliana, publié à Paris chez Sanson et Nadau ; recueil se présentant comme une compilation de récits à tonalité fantastique, puisés à différentes sources. Si un tel procédé n’a rien d’exceptionnel, on peut sans doute supposer que des opinions défavorables à Nodier ont pu y voir, assez tôt, un indice compromettant. Sans doute ce modeste emprunt, se combinant à la question du manuscrit disparu, et aux relations attestées de Nodier avec l’éditeur Gide fils, a-t-il contribué à nourrir des rumeurs et à faire naître une légende tenace.
Malgré son caractère très incomplet, le texte établi par Roger Caillois à partir des versions imprimées publiées du vivant de Potocki continue d’être diffusé aujourd’hui par les éditions Gallimard sous le titre Manuscrit trouvé à Saragosse, sans mise à jour bibliographique, constituant ainsi une sorte d’édition-synecdoque (dans le sens de la partie pour le tout). L’édition de Caillois avait pourtant rendu évidente la nécessité d’entreprendre un travail de publication de l’œuvre intégrale dans sa langue originale, en recourant aux témoins manuscrits dispersés dans de nombreuses archives ; et c’est ainsi que, depuis 1972, est (ou fut) régulièrement annoncée une édition « définitive » de ce chef-d’œuvre méconnu de la littérature en langue française, destinée à paraître dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Quelques décennies plus tard, l’édition de la Pléiade s’est muée, à son tour, en un fantôme du Manuscrit trouvé à Saragosse, aucun volume matériel n’ayant donné corps et substance à cette promesse éditoriale, étrangement demeurée en suspens.
En 1989, les éditions José Corti prirent l’initiative et publièrent, pour la première fois, une version française réputée complète du roman ; coup d’éclat éditorial qui ne fut pas sans un certain retentissement. Le « metteur en œuvre » de cette version, René Radrizzani, avait bénéficié pour son travail des recherches d’érudits inventoriant les fragments manuscrits dispersés dans les archives, et de la découverte récente d’un témoin textuel supplémentaire. Mais il lui fut vivement reproché, par les spécialistes universitaires, d’avoir écarté plusieurs variantes importantes de l’oeuvre et, en reprenant peu ou prou la structure d’ensemble proposée par la traduction de 1847, recouru au texte polonais de Chojecki pour retraduire en français les journées manquantes.
Un nouveau travail d’établissement du texte, basé sur des recherches plus rigoureuses et approfondies, était entrepris par François Rosset et Dominique Triaire, dans le cadre d’un projet d’édition des œuvres de Jean Potocki, à Louvain chez Peeters. Il aboutit en 2006 à la publication de deux versions sensiblement différentes du roman, la première, inachevée, datant de 1804, la seconde, terminée selon un plan différent et écartant certains épisodes ainsi que le personnage (important) du Juif errant, de 1810 (2). Des analyses minutieuses, en particulier de fragments inconnus ou insuffisamment étudiés de l’oeuvre, et leur datation précise ont conduit les éditeurs du troisième millénaire à la conclusion suivante : « Le » manuscrit du Manuscrit n’existe pas ; Jean Potocki a composé successivement plusieurs versions du roman, dont deux sont assez étendues pour mériter la publication. Il apparaît que la traduction polonaise a habilement amalgamé ces deux versions, Chojecki n’hésitant pas à rédiger quelques séquences et transitions pour parvenir à un ensemble à peu près cohérent.
De nouveau, le Manuscrit trouvé à Saragosse se fait voir comme un manuscrit introuvable, remplacé par deux romans publiés, aux significations divergentes, reconstruits par des éditeurs qui« inventent », en quelque sorte, l’œuvre. Il est à noter que le libraire français peut maintenant proposer au lecteur (égaré) quatre états fort différents du Manuscrit, puisque les éditions de Caillois et de Radrizzani continuent d’être commercialisés ; à quoi il peut même ajouter, sous forme de promesse mythique, l’édition-fantôme de la Pléiade. Si tout texte classique est en définitive un texte réinventé par un éditeur moderne, le Manuscrit offre un cas d’école passablement tortueux.
Faut-il alors souhaiter que le manuscrit fantôme, envoyé à Paris et « resté entre les mains de la personne chargée de [le] revoir avant l’impression », fasse un jour preuve de son existence ? Cette copie contenait très probablement le « manuscrit de 1810 » (qui, selon certains exégètes, pourrait être en réalité une version « expurgée » à destination de la censure…), sous une forme inachevée, car Potocki n’avaient pas encore rédigé les dernières journées. Cela peut expliquer le choix de Gide fils de scinder la trame imbriquée, complexe et incomplète en deux récits. Le comte Jean Potocki, dont les initiales du moins apparaissent explicitement, a-t-il autorisé cette transformation qui ne répond pas au projet d’ensemble du roman ? Les liens entre l’auteur et l’éditeur sont attestés ; mais la distance et l’isolement de Potocki dans son domaine ukrainien, aggravé par le déclenchement du conflit entre Napoléon et la Russie, a pu inciter Gide à prendre les devants pour proposer ces aménagements du Manuscrit.
Sauf preuve avérée du contraire, Charles Nodier n’est pour rien dans ces premiers avatars éditoriaux. Peut-être n’est-il pas innocent d’une tentative d’appropriation bibliographique, dans la mesure où il se serait tu devant la rumeur et le zèle inopportun de Lacroix, quitte à passer faussement pour un voleur de manuscrit. Mais il faut aussi remarquer que la période du procès de Courchamps correspond aux dernières années de sa vie, marquées par le délabrement de sa santé. C’est avec une certaine absence de recul critique que Roger Caillois a repris, dans sa célèbre préface (non dépourvue d’inexactitudes) les accusations portées contre « l’insaisissable polygraphe » (ainsi Sainte-Beuve qualifie-t-il Nodier dans la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1840) ; sans doute n’avait-il que peu d’estime pour l’homme et l’œuvre.
Si le manuscrit fantôme venait à réapparaître, peut-être contredirait-il certaines de ces hypothèses, ajoutant des directions nouvelles et inattendues au labyrinthe textuel du roman conçu par le comte Jean Potocki et recomposé par des éditeurs successifs. Notre contribution s’en tient là, avec peut-être le secret espoir que ressurgisse un jour en vente publique ou ailleurs, par l’effet de quelque conjuration textomancienne, tel manuscrit retrouvé du Manuscrit.