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Comme si on va partir 

mercredi 4 avril 2012, par Bernard Deglet

A Frambois on est à Genève, à quelques centaines de mètres du Haut Commissariat aux Réfugiés et du siège de la Croix Rouge Internationale.

A Frambois on ne parle pas de détenus on parle de pensionnaires, on ne parle pas de menottes on parle de bracelets, on ne parle pas de prison mais de lieu de vie, pas d’incarcération mais de détention ou, mieux, de rétention.

Chaque pensionnaire a une cellule individuelle, avec une télévision. On est enfermé c’est vrai, mais il y a des moments dans la journée où on peut parler, on peut rire, on peut faire de la musique, on peut faire du sport, on peut regarder dans le ciel un avion qui passe au dessus du centre de rétention.

Les personnels sont gentils, à l’écoute, proches des pensionnaires. Ils connaissent leurs problèmes, leurs difficultés. Quand les prisonniers pleurent ils les consolent, ils leur donnent des mouchoirs. Ils les invitent à leur parler de leurs difficultés.

A Frambois il y des suicides mais pas de morts, jusqu’à présent. La proximité est telle que les gardiens arrivent toujours à temps, il peut leur arriver de décrocher un pendu encore vivant.

Ce ne sont pas des gardiens comme les autres. Il y a d’anciens médiateurs culturels, le directeur était instituteur, tous sont magnifiquement formés, tous pratiquent merveilleusement l’écholalie et d’autres techniques pour mieux faire comprendre à leur interlocuteur.

« Demain, Rachid, t’as un départ pour le Kosovo. Ce qui faut faire, comme si on partait, comme si on va partir, on prépare ses affaires, ses valises ».

Il s’agit de mettre en œuvre la volonté du peuple. Par référendum la Suisse, il y a 15 ans environ, a voté la possibilité d’emprisonner quelqu’un jusqu’ à 18 mois, parce qu’il n’a pas de statut légal, dans le but de l’expulser.

A Frambois les personnels ont choisi d’être là, ils pensent que c’est mieux si c’est eux qui font ça, pour mieux faire comprendre à leur interlocuteur.

Faire comprendre quoi ?

« Rachid, faut que j’t’explique. Tu n’as pas le choix. »

Rachid repartira. Il n’a pas le choix.

A Frambois quand même Rachid a le choix. On le lui explique avec beaucoup de patience et de douceur dans la voix , il peut partir sur un vol régulier avec des passagers normaux, il sera simplement menotté et accompagné. Il peut refuser, il partira alors dans un vol spécial, privé, avec d’autres comme lui, entravé en 9 points, langé pour qu’il n’ait pas à bouger.

Rachid ne veut pas partir, ne peut pas partir. Il vit ici depuis 20 ans parfois, il a une famille, des enfants peut-être. Un travail bien sûr. Mais pas de papiers. Rachid partira.

Aujourd’hui, en Suisse comme en France on a encore besoin de gens qui n’ont pas de statut légal, en France on dit les sans papiers. Il y en a 300 000 en Suisse, un peu plus en France. Ils font le sale boulot, mal payés, mal logés, sans droits, sans noms. Pour qu’ils se tiennent tranquilles on les menace de les renvoyer au loin, et même on les traque, et même on expulse ceux qu’on attrape : à peu près 20 000 par an en France, quelques milliers en Suisse, d’autres parviendront bien à rentrer pour les remplacer.

C’est important, pour un pays en crise, de pouvoir s’appuyer sur cette main d’œuvre docile et bon marché. C’est important pour un pays en crise d’avoir un bouc émissaire et qu’il soit étranger. C’est efficace et astucieux lorsqu’on fait d’une pierre deux coups en faisant de l’esclave l’ennemi intérieur, c’est bien de montrer qu’on les renvoie loin de chez nous, c’est bien de savoir que ceux qui restent on peut compter sur eux et que d’autres viendront.

C’est important, quand on fait une chose difficile comme ça, de faire son travail au mieux. A Frambois on fait « ça » mieux qu’ailleurs, on fait ça avec gentillesse, avec humanité.

A Frambois le personnel est tellement proche et attentionné que la plupart acceptent de partir sans se rebeller, sans qu’il y ait nécessité de recourir à la force. On les voit monter comme des moutons, têtes basses, dans les fourgons privés aux grillages serrés qui les conduisent vers l’avion.

A Frambois la gentillesse, la douceur des paroles, l’humanité, la proximité, le temps passé à se connaître et à nouer des liens d’amitié, ce n’est pas le contraire de la violence.

C’est son alliée.

(Pour l’essentiel ce texte est tiré d’un entretien d’une durée de 45’ de Fernand Melgar sur France Culture, le 16 mars dernier. Le réalisateur suisse y évoque « La forteresse », un documentaire sur la manière dont on gère l’espoir des demandeurs d’asile en Suisse, et « Vol spécial », un autre documentaire sur Frambois où s’administre le désespoir des sans papiers. « Vol spécial » sort prochainement en France. L’entretien pourra pendant quelque temps être réécouté ici : http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4398579)

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