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L’expérience poétique 

lundi 7 janvier 2013, par Bernard Deglet

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Presque aveugles on est, devant ce qui se donne à voir
On plane au dessus de l’image sans rien voir
On marche dans l’image sans rien voir
On cherche à trouver le centre, on a peur du centre
On est proches du centre, proches du bord
On marche sans rien voir
Le voir est sous paupières, pellicule, membrane, rideaux

Pousser la découverte jusqu’à la zone frontière où on ne sait plus très bien si l’on voit ce que l’on voit
Où il faut faire un travail extrême de l’œil pour faire apparaître quelque chose que l’on puisse peu à peu reconnaître
Cesser de s’éloigner de côté face à la gangue
Et même oser franchir, contourner, traverser le mur
Exercice de voir ce qui se dérobe, qui s’éloigne, alors qu’à l’habitude on voit ce que l’on voit, ce qui vient à nous, qui est là, complice, factice.

Après cela se retrouver dans une sorte d’enfance perdue
On est saisis, arrêtés, par la force du monde qui se découvre à nous, par ce que ça nous dit : tu vas avoir à voir quelque chose, ouvre les yeux que tu n’as pas ouverts
Transparence perdue du regard de la petite enfance
Tout cela est d’une extrême et muette et délectable violence
Vient nous dire que nous ne voyons pas
Vient nous dire que jusqu’alors, regardant, nous effacions

Arrêt, enfin
Face au fameux miroir où l’enfant re-né retrouve tout son désarroi et tout son enthousiasme
Qui va venir vers moi, si je m’approche, depuis le fond des temps du miroir ?

Alors on n’arrive pas toujours à voir ce qu’on voit
Ca dépasse notre capacité de donner à ce qui nous est donné
Empire de l’aveuglement, inertie, on voudrait encore pouvoir penser-voir ou voir-penser, pouvoir se raccrocher à notre aveuglement comme à un navire qui s’éloigne
Et puis : on coule
Une musculature nous happe vers un monde en résurrection, dans les chemins où nous dévalons à la rencontre de ce qui avait besoin d’effacer le regard pour voir plus loin
Alors, on voit

S’en vont devant nous de dos des vagues que nous croyions avoir déjà vues (en général la vague vient à nous de face, nous regarde, nous la regardons, elle se couche et disparaît)
La vague ici nous tournant le dos, s’éloignant vers un bord où elle voit plus loin, où nous pourrions imaginer ce qu’elle voit, voir avec elle au-delà de ce que nous voyons
Voir, encore, au-delà du bord

Ca nous fait signe
Un cormoran qui a fait un très grand voyage depuis le plus petit morceau de rocher perdu dans la plus déserte des mers où il existe dirait-on en tant que sculpture
Ce cormoran passe là, continue, tire une ligne au ras de l’eau, sans s’élever, ses ailes ne la touchant pas, ses ailes la touchant parfois

On ne voit que si on a la distance, la hauteur, la séparation qui permet de voir
Et cette distance était si petite !

On suit maintenant toutes les vagues, on les caresse du bout des ailes en obéissant par le dessus à la houle

On ne voit pas ; mais on touche

P.-S.

Photographie : © Christine Spadaccini.

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