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Comment fonctionne le monde de Noam Chomsky  

lundi 15 octobre 2012, par David Hawkes, Régis Poulet (traduction)

Alors qu’il publie deux livres d’entretiens intitulés How the World Works et The Science of Language, Noam Chomsky se voit reprocher par David Hawkes (l’auteur de l’article traduit ci-dessous) non seulement de rester dans l’orbe de ce qui est appelé le « problème de Chomsky » mais surtout de ne pas tirer les conséquences de ce que représenterait ce paradoxe.

En effet, le linguiste fameux et célèbre militant se voit accusé par l’universitaire américain des approches antagonistes et (selon lui) aporistiques dans ses deux domaines d’excellence : l’activisme politique et la linguistique. Le raisonnement, qui peut être séduisant, n’en procède pas moins par simplifications, rendant par exemple Chomsky responsable de l’utilisation de ses découvertes par d’autres. A cet égard, pourquoi ne pas reprocher à Einstein d’avoir découvert la relativité en physique puisque cela a permis – avec son appui il est vrai – la réalisation de la bombe atomique. Mais c’est oublier les bienfaits de cette théorie de la relativité. Dans le cas de Chomsky, on peut se demander – mais ici le lecteur se fera son opinion – si les objections faites à sa théorie linguistique en recourant aux catégories d’Aristote ne sont pas plutôt des objections informulées contre son activisme. L’auteur essaie de mettre en accusation le matérialisme du raisonnement politique anarchiste de Chomsky en donnant une connotation morale à sa science. Ce faisant, David Hawkes use des catégories de la métaphysique (le Mal, le dualisme corps/âme, jusqu’au principe de non-contradiction et du tiers exclu) pour discréditer quelqu’un qui se situe hors de celles-ci. Ce que souligne Hawkes en fin d’article en l’attribuant à un « problème de Chomsky » censément célèbre, ne serait pas le défaut particulier du linguiste et activiste mais « la plus profonde contradiction idéologique de notre époque ». La contradiction n’est pas idéologique, elle est plutôt l’effet ontologique d’un oubli de l’Être appelé nihilisme. Et cette contradiction frappe d’obsolescence le discours de Hawkes qui ne sait se saisir de celui de Chomsky.

Plus banalement, cet article aux manières gourmées est une illustration du problème que pose en effet Noam Chomsky à l’intelligentsia américaine par ses sévères prises de position contre elle – et non un démontage en règle de son activité intellectuelle.

RP


Tous ceux qui suivent la carrière de Noam Chomsky sont vite confrontés à un problème. C’est ce que l’on appelle le « problème de Chomsky ». Chomsky est devenu une référence dans deux domaines très différents, la linguistique et les commentaires politiques. Le « problème de Chomsky » tient en ce que ses approches des deux domaines semblent contradictoires. En politique, Chomsky est un radical, mais en linguistique, il prend des positions qui peuvent facilement être qualifiées de réactionnaires. Il traite la linguistique comme une branche de la biologie. Il retrouve la trace du langage d’une « Grammaire universelle » résidant dans le cerveau. Il croit que notre nature linguistique est codée en dur dans nos gènes. Parce qu’elles diminuent l’influence de l’environnement sur le comportement humain, ces revendications peuvent être utilisées pour suggérer que certains modes d’organisation sociale sont naturels et immuables. En conséquence, elles ont souvent été associées à la politique conservatrice.

Chomsky lui-même prétend n’y voir aucun problème. Il croit que la linguistique est une science naturelle, que la recherche dans les sciences de la nature doit être objective et seulement fondée sur des preuves. En effet, une partie du travail du chercheur consiste à se défaire de ses préjugés culturels et politiques avant d’entrer dans le laboratoire. Ces principes méthodologiques ont été mis en place par la révolution scientifique du XVIIe siècle de Newton et de la Royal Society, qui est dans la vision de Chomsky un développement progressif et un bienfait incommensurable pour l’humanité. Il ne voit pas pourquoi les méthodes des sciences naturelles ne doivent pas être appliquées à l’étude de l’esprit humain.

Ses détracteurs soulignent que la science empirique est étroitement liée, historiquement avec certitude et conceptuellement peut-être, à l’économie politique capitaliste. Ces discours émergent ensemble à la fin du dix-septième siècle en Angleterre, et conquièrent le monde ensemble. Cela suggère une affinité qui devrait certes inquiéter ceux qui prônent l’une, mais fustigent l’autre. Les entretiens The Science of Language ainsi que le livre How the World Works montrent que ce paradoxe joue pour le moins sur l’esprit de Chomsky. Les conversations vont pêle-mêle, et même si un livre est surtout axé sur la linguistique tandis que l’autre est avant tout politique, Chomsky semble plus heureux que d’habitude de discuter des implications mutuelles de ses deux champs d’intérêt.

La sortie de ces recueils de discussions informelles, transcrites et éditées par d’autres, laisse penser que Chomsky essaie sans doute d’atteindre un public populaire. Il exploite certainement le potentiel pédagogique du dialogue pour obtenir un effet impressionnant. Pourtant, il ne peut cacher entièrement le dédain du brahmane pour les voies de l’Intouchable. Dans How the World Works, il affirme que, même s’il « aime regarder un bon match de basket et ce genre de chose. . . les sports en tant que spectacles rendent les gens plus passifs », parce que le sport « les » endoctrine avec des attitudes « cocardières et chauvines ».

Ce gouffre idéologique entre la gauche américaine et sa circonscription électorale putative n’est nulle part plus béante que dans les cinglantes références de Chomsky à la religion populaire. Il cite le fait qu‘« environ 75% de la population américaine croit littéralement au diable », comme l’exemple le plus clair possible de l’ignorance et de la stupidité américaines. Mais est-ce vraiment si différent de ses propres croyances ? Tout au long de sa carrière, Chomsky a dépeint un monde régi par des forces démoniaques de malice et d’incroyable ruse. Quel que soit ce qui régit le monde décrit par Chomsky, c’est sans aucun doute une entité très vorace, violente et égoïste – il serait difficile de ne pas l’appeler « mal », ou même le Mal, si de tels tropes n’étaient pas sévèrement interdits par le littéralisme monochrome de notre époque.

L’incarnation, l’identité mondiale de ce terrifiant pouvoir est moins claire. Parfois, c’est « le gouvernement américain », que Chomsky décrit comme un amalgame cartoonesque de petite rancune et de violence cataclysmique, déterminé à écraser le moindre vestige de décence humaine encore tapie dans un recoin de son empire. « Quand les Mennonites ont essayé d’envoyer des crayons pour le Cambodge, le Département d’État a essayé de les arrêter », tandis que la CIA aurait formé ses escadrons de la mort d’Amérique centrale en forçant les recrues à mordre des têtes de vautours vivants. Comme Chomsky le dit, « aucun degré de cruauté n’est trop grand pour les sadiques de Washington ». L’Amérique décrite ici est un monstre sanguinaire et fou, acharné à la destruction de l’humanité.

Mais Chomsky n’est pas si bête que d’attribuer un monopole de malignité à une seule nation. Il retrace les racines de la turpitude américaine jusqu’à l’Europe médiévale, qui « avait combattu des guerres intestines vicieuses et meurtrières. Donc, qui avait développé une culture de la violence inégalée ». En conséquence, le colonialisme européen a déclenché une vague d’horreur sans précédent dans un monde malheureux : « les guerres européennes étaient des guerres d’extermination. Si nous devions être honnêtes au sujet de cette histoire, nous décririons cela simplement comme une invasion barbare ». Ici, pour le moins, Chomsky ne traite pas de la façon dont la science empirique a facilité et rationalisé à la fois la conquête européenne du globe.

Dans tous les cas, le degré de responsabilité historique revenant à l’Europe ou à l’Amérique est sans importance. La question importante, sans doute, est de savoir ce qui a rendu ces entités politiques redoutablement agressives. Chomsky situe en général la source du mal moderne dans l’économie plutôt que dans le politique, attribuant l’ultime responsabilité à la poursuite de l’intérêt personnel, qu’il présente parfois comme une manifestation de la nature humaine, et parfois comme une aberration historique. Il se réfère à la « guerre de classe », mais n’identifie pas les classes qu’il croit être engagées dans une guerre. Il décrit souvent nos oppresseurs comme des « investisseurs » ou « les personnes en charge des décisions d’investissement », comme si le problème était un groupe de personnes malveillantes. Mais il concède qu’il serait futile de convaincre un capitaliste individuel de l’erreur de ses manières : « Qu’est-ce qui se passerait alors ? Il serait jeté dehors, on mettrait un autre PDG ».

De temps en temps, Chomsky veut dire que la poursuite de l’intérêt personnel est, comme le langage, tout simplement dans nos gènes. Mais il est beaucoup trop complexe pour être satisfait de la spéculation de Hobbes par exemple. Le problème n’est pas davantage dans les manquements éthiques de toute nation, de tout ensemble de nations, de classe sociale ou de cabale maligne. Le problème réside dans la puissance qui motive la malignité. Le problème est le capital lui-même. Bien que Chomsky appelle le capital « Sénat virtuel » et « gouvernement mondial de facto », il ne donne pas suite aux conclusions que cette position implique. Si les possesseurs de capitaux nominaux sont en réalité ses esclaves, si leurs actions sont déterminées par ses exigences, et si nous voulons comprendre les atrocités sur lesquelles Chomsky accumule des preuves, nous ne devons pas regarder la nature humaine, mais la nature du capital.

Ceci, Chomsky ne peut pas le faire. La conclusion logique de son commentaire politique est que le capital agit comme un agent indépendant, s’insinue dans l’esprit humain et le pervertit systématiquement. Mais c’est incompatible avec son hypothèse scientifique que l’esprit est simplement une « propriété émergente » du cerveau. Comme Chomsky lui-même nous le rappelle, l’idée que les êtres humains sont des entités purement physiques, dépourvues de qualités désincarnées telles que l’esprit ou l’âme (ou même les idées), n’est devenu plausible que durant les trois derniers siècles. Thomas Kuhn parle de cela comme d’un « changement de paradigme », mais Chomsky rejette le concept, car il implique que la vérité scientifique est historiquement relative. Pour lui, la révolution galiléenne du XVIIe siècle était tout simplement sans précédent, saut presque miraculeux vers l’avant, et il considère comme son devoir d’étendre cette révolution à des domaines, tels que la linguistique, où son impact a été retardé. Il ne tente pas d’expliquer pourquoi cela s’est produit en premier lieu.

Tant sa science que sa politique ont semblé des plus pauvres en raison de sa négligence de liens entre eux, et l’intérêt principal de ces livres, c’est qu’ils remédient, d’une certaine façon, à cette carence. Avec la révolution galiléenne de la science, des systèmes économiques reposant sur le travail salarié se sont rapidement répandus à travers le monde au cours des trois derniers siècles. Un travailleur salarié doit penser à son temps – qui est sa vie – comme à une chose qui lui appartient et qu’il peut vendre. Il doit se concevoir lui-même comme un objet aliénable. Et l’approche scientifique de Chomsky soutient avec enthousiasme la conception des êtres humains comme des objets. Sa linguistique suggère que nos pensées sont produites par le cerveau matériel, et que la biologie est la clé de notre nature. Ses hypothèses scientifiques l’empêchent de considérer la possibilité que le genre d’être humain qu’il décrit pourrait être le résultat du capitalisme, plutôt que sa cause.

Chomsky n’est pas seul dans ce cas, bien sûr. En fait, le « problème de Chomsky » est sans doute la contradiction fondamentale de l’âge capitaliste. Avec l’assouplissement des lois contre l’usure dans l’Europe moderne, l’argent est devenu une puissance autonome, acquérant ses propres intérêts et ayant ses propres exigences, comme s’il était vivant. L’argent se comporte comme une créature vivante quand il prend le caractère définitif de la vie : la capacité de se reproduire. Mais l’argent ne fait pas partie de l’univers naturel. Personne ne peut toucher ou goûter un morceau de valeur financière. L’argent est simplement un signe qui représente la vie humaine aliénée, et « capitalisme » est le nom que nous donnons à notre processus d’objectivation propre. Chomsky comprend que ce processus est la source du mal quasi-métaphysique qu’il décrit dans son travail politique, mais il ne reconnaît pas que c’est aussi la condition idéologique sine qua non de la méthode avec laquelle il travaille dans sa science.

Pourtant, ses propres observations pointent directement vers cette conclusion. Chomsky a souvent noté les similitudes entre l’esclavage salarié moderne et l’esclavage. Comme il l’a fait remarquer dans The Science of Language :

« Dans une société de marché, vous louez des gens ; dans une société esclavagiste, vous les achetez. Ainsi donc les sociétés esclavagistes sont plus morales que les sociétés de marché. Eh bien, je n’ai jamais entendu une réponse à cela, et je ne pense pas qu’il y ait une réponse. Mais voilà qui est rejeté comme moralement répugnant – à juste titre – sans en suivre les implications, à savoir que la location des gens est une atrocité. Si vous suivez cette pensée, les propriétaires d’esclaves ont raison : la location des personnes est en effet une atrocité morale ».

En outre, le travail salarié est devenu presque universel, de sorte que « l’esclavage salarié semble être la condition naturelle aujourd’hui ». Ainsi que Chomsky le rappelle, Aristote définit comme esclave celui qui ne poursuit pas ses propres fins, mais dont l’activité est subordonnée aux fins d’un autre. Selon cette définition classique, tout travail salarié est de l’esclavage mis bout à bout. Le temps du travailleur, sa vie, ne sont pas sa propriété lorsqu’il est au travail.

Chomsky a toujours été clair à propos de l’acte d’accusation du travail salarié. Pourtant, il n’a jamais franchi l’étape logique suivante dans la controverse. La tradition classique suppose, de façon assez plausible, que la condition d’esclave a certaines conséquences psychologiques. Les esclaves se conçoivent comme des objets, pour la bonne raison que, légalement, ce sont des objets : des marchandises à négocier sur le marché. La Politique d’Aristote associe par conséquent l’esclavage et la corporéité : « celui qui peut prévoir par l’exercice de l’esprit est par nature destiné à être seigneur et maître, et celui qui peut par son corps donner effet à une telle prospective est sujet, et par nature esclave ».

Aristote fait une célèbre distinction entre esclave « selon la loi » et esclave « selon la nature ». « Selon la loi » l’esclavage était la condition empirique d’objectivation – être transformé en un objet – et « selon la nature » l’esclavage en était l’équivalent psychologique. Chacun pourrait exister sans l’autre. Pour Aristote, la fin naturelle d’un être humain était de cultiver l’âme. Un esclave est par définition une personne qui ne poursuit pas les fins propres de l’humanité. Ces fins propres sont intellectuelles ou spirituelles, tandis que les fins poursuivies par l’esclave seront purement physiques. En fait, l’esclave va instinctivement inverser la relation correcte des moyens et des fins, et faire de son âme tout entière l’esclave de son corps. Cette association de l’esclavage avec la physicalité s’étend sur deux millénaires. Elle a acquis une connotation raciste avec l’essor de la traite atlantique, et a diminué seulement lorsque l’esclavage salarié est devenu universel.

Aujourd’hui, les Occidentaux les plus instruits trouvent une vérité intuitive dans la proposition de la science qu’ils sont des objets, identiques à leurs corps. Pourquoi sommes-nous arrivés à cette opinion unique dans l’histoire ? S’il est vrai, comme Chomsky le pense, que nous avons maintenant atteint un état d’esclavage pratiquement universel, nous devons certainement supposer que l’esclavage mental est devenu aussi omniprésent que sa contrepartie économique. La manifestation psychologique de l’esclavage est l’objectivation. La méthode matérialiste pratiquée par le linguiste Chomsky fait donc partie de la même tendance plus générale, plus sinistre, de l’économie réifiée dénoncée par le militant Chomsky. En réunissant les deux côtés de sa carrière d’une façon que ses ouvrages spécialisés ont évitée, les conversations enregistrées dans ces livres nous rappellent que le « problème de Chomsky » n’est pas le travers d’un individu, mais la plus profonde contradiction idéologique de notre époque.


Ce texte est traduit de How Noam Chomsky’s world works par David Hawkes, paru le 29 août 2012 en copyright © The Times Literary Supplement Limited 2011.
The Times Literary Supplement Limited : 3 Thomas More Square, London E98 1XY.
Registered in England. Company registration number : 935240. VAT no : GB 243 8054 69.

La traduction est amendable.

P.-S.

Noam Chomsky
HOW THE WORLD WORKS
Edited by Arthur Naiman
335pp. Hamish Hamilton. Paperback, £14.99. 978 0 241 14538 8
US : Soft Skull Press. Paperback, $18. 978 1 59376 427 2

THE SCIENCE OF LANGUAGE
Interviews with James McGilvray
321pp. Cambridge University Press. £50 (paperback, £15.99) ; US $75 (paperback, $24.99).
978 1 107 60240 3

2 Messages

  • Prendre l’ombre pour la proie 18 octobre 2012 16:20, par Aliette G. Certhoux

    C’est pire que vous le dites dans l’introduction. Il y a une entreprise de malveillance immédiatement discernable, En effet, il n’y a pas de finalisme dans la linguistique générative, ce qui est universel c’est le langage mathématique en tant que structure totalement inventée et abstraite au-dessus de toute loi de la nature, justement pour définir des codes communs de discussion entre les chercheurs, et d’abord comme code de négociation critique de son propre système pour le chercheur qu l’établit, et nullement l’attribution d’un code universel attribuable à la nature.

    Dire qu’il y a Dieu dans la linguistique de Chomsky revient à dire qu’il y aurait Hitler derrière ce texte, en réalité éminemment conservateur et intégriste chrétien caché derrière un faux raisonnement matérialiste, or Hitler était athée. Il simule une critique matérialiste de la linguistique et attribue une critique conservatrice à la politique. Ce n’est même pas un registre hétérogène de deux échelles d’étude dialectique, entre synchronie et diachronie, c’est tout simplement irrecevable car non pertinent — à ne pas confondre avec impertinent, car ici nous sommes dans une manipulation délibérée ou alors face à un inculte ou à un débile léger de niveau un capable de la performance du raisonnement rationaliste sans concevoir le sens général de son raisonnement...

    Vous me direz que c’est courant aujourd’hui, que de confondre la performance imitative ou répétitive avec la compétence, mais pour autant donner lieu à communiquer ce genre de performance est alarmant à moins que ce ne soit pour s’en amuser.

    Il n’y a pas Dieu dans les langues selon Chomsky il y a la compétence (le modèle comme structure évolutive éduquée — et non innée) et la performance (la capacité dynamique de faire évoluer le modèle).

    Si je parle de synchronie et de diachronie c’est qu’en réalité monsieur Hawkes ne paraît pas ignorer, puisqu’il tente de l’imiter, mais en falsifiant les règles par une manipulation des données hétérogènes qu’il considère en les posant comme deux interprétations opposées, et jugeant selon leur opposition binaire, et non pas comme deux termes d’une lecture dialectique (il ne pourrait pas puisqu’il passe à côté des données contradictoires pouvant faire l’objet d’une dialectique de Chomsky et Chomsky), de ne pas citer que Chomsky est d’abord un grand structuraliste élève de Zelig Harris, grand émule de Levi-Strauss.

    Harris a mis en place une linguistique structuraliste sur laquelle Noam Chomsky a établi la linguistique générative, en étudiant les variations d’une langue à l’autre, les référant, pour les évaluer à des modèles mathématiques. Il n’y a nullement Dieu là-dedans. Il y a les mathématiques. Ce ne sont pas des anthropologues ni des adeptes du gène, tout au contraire ce sont des scientifiques matérialistes quasiment réductionnistes de leur discipline (heureusement hétérogène) — si ce n’était la capacité performative des langues d’intégrer l’environnement (éducation contexte et histoire) qui est principalement la grande préoccupation scientifique de Chomsky, et ce qui a mené à concevoir la possibilité des langages experts en informatique, depuis l’étude non pas des universaux mais des variations syntaxiques d’une langue à l’autre.

    Le structuralisme est une dialectique qui comprend un réductionnisme du corpus observé dans une tranche d’état de l’objet observé, descriptif et statique, et la comparaison diachronique entre deux états de cet objet en des lieux ou des moments différents, mais la synthèse de cette méthode est dialectique, et admet des données exogènes avec la considération en durée de ces phénomènes, l’histoire, qui forcément fait entrer des paramètres externes de l’objet observé mais qui le modifient. En quoi l’environnement entre dans le structuralisme au-delà de son dogme, et d’ailleurs on l’a parfaitement compris avec la performance particulièrement remarquable que Foucault a faite de son propre usage du structuralisme par rapport aux objets qu’il a étudiés et les concepts qu’il en a définis, et qui ne contredit en rien son engagement politique d’autre part, précisément d’autant plus honnête qu’il n’engage pas sa pensée scientifique idéologiquement parlant, mais dialectiquement avec sa pratique — et non conflictuellement.

    Exactement comme chez Chomsky.

    Mais chez Chomsky il n’y a pas l’histoire des langues qui entre dans la linguistique générative, sinon l’histoire de la linguistique générative elle-même à différentes étapes de son savoir, son épistémologie entrant en discussion avec des capacités de s’évaluer et de se réinventer, car il y a une rupture en effet entre la langue maternelle et l’établissement des codes de compétence prédictibles abstraits, qui s’évaluent seulement mathématiquement et expérimentalement dans leur capacité de reproductibilité évolutive, sensés permettre des codes de performance génératifs (et par conséquent on dit bien : évolutifs du modèle).

    Il s’agit des syntaxes des langues éduquées et empiriquement pratiquées sur le long terme comme modèle particulièrement performatif des langages mathématiques prédictibles, mais nullement de définir le finalisme des langues dites "naturelles" en prouvant mathématiquement l’existence de Dieu dans leur structure.

    Il s’agit par conséquent d’une intégration du dynamisme des langues naturelles dans le traitement des langages scientifiques en quoi c’est une méthodologie « organique » proche de la nouvelle biologie qui a prescrit l’exclusivité de l’hypothèse génétique. Et c’est un processus sémiotique étudié par des penseurs comme Gabriel Tarde (l’imitation et l’invention et leurs paramètres exogènes).

    Ou la situation de Chomsky est plus délicate que celle de Foucault et de Lévi-Strauss, c’est qu’en effet il n’y a pas de morale ni d’éthique dans le domaine de l’abstraction qui est son domaine propre, tandis que les champs d’étude de Lévi-Strauss (le fondateur de la méthodologie structuraliste) comme ethnologue, et Foucault comme historien de la pensée et anthropologue des institutions, sont concrets et demeurent traditionnellement liés à l’éthique. Chomsky doit donc constituer un système éthique indépendant, un système sémiotique par conséquent hétéronome (inversant le statut de l’hétérotopie chez Foucault).

    Une fois défini le champ concret de sa pensée politique, de la même façon il demeure structuraliste dans son évaluation expérimentale des phémomènes socio-politiques externes de sa discipline scientifique.

    Ainsi ses recherches ont-elles été la base de l’informatique environnementale que nous connaissons aujourd’hui, et des langages experts requis pour dynamiser en réponses les grandes banques de données capables de résoudre ou du moins de suggérer des solutions aux problèmes posés par les scientifiques qui les questionnent, mais également les dispositifs militaires numériques de l’armement, de la reconnaissance des formes pour bombarder des cibles au Vietnam jusqu’aux drones.

    À ce moment là que fait Chomsky, par exemple au moment de la guerre du Viet Nam, quand il constate l’effet de ses recherches contre un peuple en lutte ? Il se retire de cette recherche au risque d’être mis au banc de la Recherche sur les langages par l’armée qui en est le principal financier sinon le financier exclusif. D’une certaine façon cet engagement éthique lui vaudra le redoublement de sa notoriété publique et médiatique aux États-Unis, mais pas le maintien de l’importance du leadership institutionnel et opérationnel qu’il avait dans la Recherche. Seulement ce qu’il avait fondé était tel qu’on ne pouvait se passer de sa présence. Pourtant il a assumé les risques et a pris le parti de son changement d’un statut de pouvoir à un statut critique, sans renier son champ scientifique.

    Il requiert son engagement matérialiste d’anarcho-syndicaliste qui instruit d’abord l’engagement critique éduqué du sujet qui pense, capable de performance de la conscience, dans un rapport au monde non seulement extensif de lui-même mais extérieur à lui-même pour mémoire de ce qu’il ignore (attitude éminemment scientifique expérimentale, et philosophiquement sceptique), c’est-à-dire, entre autre, l’usage guerrier pouvant être fait de son travail pacifique, (pour renvoyer à Einstein qui informé par Niels Bohr — lui-même par Eisenberg — face à la préparation d’une arme totale nazi a adopté la position contraire auprès de Roosevelt), et sa conclusion est qu’il doive se retirer de la recherche militaire : comme on l’a expliqué c’est exactement ce qu’il a fait au moment de la guerre du Viet Nam, alors qu’il était le leader des recherches payées par les militaires au MIT et demeure à faire aujourd’hui dans les situations analogues, du moins n’étant plus que professeur émérite il le poursuit au niveau de ses textes. et de ses interventions critiques et engagées.

    La cohérence exigible par de mauvais ou faux penseurs comme monsieur Hawkes serait-elle de déployer la cohérence de façon rationaliste et naturaliste comme l’ont fait les penseurs qui ont soutenu le nazisme et la collaboration, précipitant leur potentiel créatif dans la plus lourde des idéologies ? Pourtant, certains n’y ont pas sombré, par conséquent ils exerçaient bien la différence entre la liberté de penser qui n’est pas une représentation mais une innovation abstraite, et la réalisation matérielle de la pensée. C’est vrai, Heidegger y a cédé, et c’est sa grande faiblesse philosophique qui se dévoile sous sa philosophie magistrale que d’avoir envisagé un universalisme du monde concret comme un objet civilisationnel à l’égal d’un objet philosophique. Mais il l’a regretté rapidement et s’en est retiré avant la fin d’Hitler. N’empêche, il a failli d’avoir engagé sa pensée philosophique en elle-même, n’en déplaise à Hannah Arendt. La question n’est pas morale mais du statut philosophique de devoir distinguer entre l’objet de la pensée et l’objet de la société (merci Saussure en deça), et en tous cas c’est une faute que Chomsky n’a pas commise, alors que des machines infernales comme celle proposée par le texte de monsieur Hawkes ne mènent qu’aux guerres binaires intellectuelles et matérielles.

    Il est tout à fait logique, n’étant plus directement impliqué dans la recherche scientifique elle-même, vu son statut universitaire émérite du institutionnellement au fait qu’il ait atteint l’âge de la retraite sans discontinuer d’être utile au système auto-critique des universités de recherche qui se respectent, où essentiellement il encadre des travaux d’étudiants, ue son activité de penseur politique prenne le pas sur son activité scientifique, puisqu’il n’a plus de statut de chercheur scientifique depuis lequel il pourrait poursuivre de se développer (car il le fait à travers son travail politique).

    C’est d’abord, parce que jamais le point de vue politique ne l’a déserté depuis sa jeunesse élevée dans la différence de ses cultures (ascendante et environnementale), au sein même de sa famille, un matérialiste qui gère aussi la théorie et la pratique selon l’expérience directe des réalités dans lesquelles il s’implique (en témoigne sa relation entre les sciences et la société).

    Par exemple, le mouvement BDS lui pose un problème éthique, alors il se rend en Israël pour faire une conférence mais cadrée par le redoublement d’une conférence en Cisjordanie. Au moment d’aller parler devant une assemblée de palestiniens, à leur tour, il est empêché manu militari d’aller en Cisjordanie. Des israéliens alarment le pouvoir pour en permettre la possibilité, car Chomsky a vécu plusieurs années avec son épouse dans un kibboutz, quand ils étaient jeunes parents, et finalement elle est accordée, et même le pouvoir insiste pour qu’il y aille. Et à ce moment là il répond : non. Et il ajoute « cela pour le coup reviendra à un boycott ». N’est-ce pas l’attitude que l’on devrait attendre de tout activiste anarcho-syndicaliste que de se déterminer collectivement en fonction des réalités éprouvées individuellement, d’après leur évaluation théorique ?

    Voilà Chomsky.

    • Prendre l’ombre pour la proie 25 octobre 2012 14:22, par Louise

      J’ai quand même un gros problème avec le fait que publier ce genre d’article permette ensuite de trouver, citant le lien de cet article, dans des blogs pourtant intéressants :

      « Le caractère "arbitraire" de la grammaire ou plutôt sa souplesse (sa combinatoire) ne réfute pas forcément la thèse de Chomsky du caractère génétique d’une grammaire universelle »

      http://jeanzin.fr/2012/10/15/l-ordre-grammatical/

      Je ne sais pas si on se rend bien compte que cela perpétue des hypothèses racistes (d’une anthropologie raciale des espèces) prêtées à Chomsky par les détracteurs de son engagement politique, qui intoxiquent les propos et les commentaires qui en seront ensuite transmis.

      J’ai également trouvé un article où le commentateur prête cette hypothèse à Chomsky alors que les citations qu’il requiert prouvent bien que l’hypothèse de l’hérédité chez Chomsky n’est pas une hypothèse génétique, mais de la transmission du genre et de l’environnement dialectiques, y compris dans la vie du fœtus.

      http://www.banque-pdf.fr/fr_naom-chomsky.html#ici
      (Voir le lien "Noam chomsky une interviewww2 colle ge-em qc ca prof jrollin")

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