Tous ceux qui suivent la carrière de Noam Chomsky sont vite confrontés à un problème. C’est ce que l’on appelle le « problème de Chomsky ». Chomsky est devenu une référence dans deux domaines très différents, la linguistique et les commentaires politiques. Le « problème de Chomsky » tient en ce que ses approches des deux domaines semblent contradictoires. En politique, Chomsky est un radical, mais en linguistique, il prend des positions qui peuvent facilement être qualifiées de réactionnaires. Il traite la linguistique comme une branche de la biologie. Il retrouve la trace du langage d’une « Grammaire universelle » résidant dans le cerveau. Il croit que notre nature linguistique est codée en dur dans nos gènes. Parce qu’elles diminuent l’influence de l’environnement sur le comportement humain, ces revendications peuvent être utilisées pour suggérer que certains modes d’organisation sociale sont naturels et immuables. En conséquence, elles ont souvent été associées à la politique conservatrice.
Chomsky lui-même prétend n’y voir aucun problème. Il croit que la linguistique est une science naturelle, que la recherche dans les sciences de la nature doit être objective et seulement fondée sur des preuves. En effet, une partie du travail du chercheur consiste à se défaire de ses préjugés culturels et politiques avant d’entrer dans le laboratoire. Ces principes méthodologiques ont été mis en place par la révolution scientifique du XVIIe siècle de Newton et de la Royal Society, qui est dans la vision de Chomsky un développement progressif et un bienfait incommensurable pour l’humanité. Il ne voit pas pourquoi les méthodes des sciences naturelles ne doivent pas être appliquées à l’étude de l’esprit humain.
Ses détracteurs soulignent que la science empirique est étroitement liée, historiquement avec certitude et conceptuellement peut-être, à l’économie politique capitaliste. Ces discours émergent ensemble à la fin du dix-septième siècle en Angleterre, et conquièrent le monde ensemble. Cela suggère une affinité qui devrait certes inquiéter ceux qui prônent l’une, mais fustigent l’autre. Les entretiens The Science of Language ainsi que le livre How the World Works montrent que ce paradoxe joue pour le moins sur l’esprit de Chomsky. Les conversations vont pêle-mêle, et même si un livre est surtout axé sur la linguistique tandis que l’autre est avant tout politique, Chomsky semble plus heureux que d’habitude de discuter des implications mutuelles de ses deux champs d’intérêt.
La sortie de ces recueils de discussions informelles, transcrites et éditées par d’autres, laisse penser que Chomsky essaie sans doute d’atteindre un public populaire. Il exploite certainement le potentiel pédagogique du dialogue pour obtenir un effet impressionnant. Pourtant, il ne peut cacher entièrement le dédain du brahmane pour les voies de l’Intouchable. Dans How the World Works, il affirme que, même s’il « aime regarder un bon match de basket et ce genre de chose. . . les sports en tant que spectacles rendent les gens plus passifs », parce que le sport « les » endoctrine avec des attitudes « cocardières et chauvines ».
Ce gouffre idéologique entre la gauche américaine et sa circonscription électorale putative n’est nulle part plus béante que dans les cinglantes références de Chomsky à la religion populaire. Il cite le fait qu‘« environ 75% de la population américaine croit littéralement au diable », comme l’exemple le plus clair possible de l’ignorance et de la stupidité américaines. Mais est-ce vraiment si différent de ses propres croyances ? Tout au long de sa carrière, Chomsky a dépeint un monde régi par des forces démoniaques de malice et d’incroyable ruse. Quel que soit ce qui régit le monde décrit par Chomsky, c’est sans aucun doute une entité très vorace, violente et égoïste – il serait difficile de ne pas l’appeler « mal », ou même le Mal, si de tels tropes n’étaient pas sévèrement interdits par le littéralisme monochrome de notre époque.
L’incarnation, l’identité mondiale de ce terrifiant pouvoir est moins claire. Parfois, c’est « le gouvernement américain », que Chomsky décrit comme un amalgame cartoonesque de petite rancune et de violence cataclysmique, déterminé à écraser le moindre vestige de décence humaine encore tapie dans un recoin de son empire. « Quand les Mennonites ont essayé d’envoyer des crayons pour le Cambodge, le Département d’État a essayé de les arrêter », tandis que la CIA aurait formé ses escadrons de la mort d’Amérique centrale en forçant les recrues à mordre des têtes de vautours vivants. Comme Chomsky le dit, « aucun degré de cruauté n’est trop grand pour les sadiques de Washington ». L’Amérique décrite ici est un monstre sanguinaire et fou, acharné à la destruction de l’humanité.
Mais Chomsky n’est pas si bête que d’attribuer un monopole de malignité à une seule nation. Il retrace les racines de la turpitude américaine jusqu’à l’Europe médiévale, qui « avait combattu des guerres intestines vicieuses et meurtrières. Donc, qui avait développé une culture de la violence inégalée ». En conséquence, le colonialisme européen a déclenché une vague d’horreur sans précédent dans un monde malheureux : « les guerres européennes étaient des guerres d’extermination. Si nous devions être honnêtes au sujet de cette histoire, nous décririons cela simplement comme une invasion barbare ». Ici, pour le moins, Chomsky ne traite pas de la façon dont la science empirique a facilité et rationalisé à la fois la conquête européenne du globe.
Dans tous les cas, le degré de responsabilité historique revenant à l’Europe ou à l’Amérique est sans importance. La question importante, sans doute, est de savoir ce qui a rendu ces entités politiques redoutablement agressives. Chomsky situe en général la source du mal moderne dans l’économie plutôt que dans le politique, attribuant l’ultime responsabilité à la poursuite de l’intérêt personnel, qu’il présente parfois comme une manifestation de la nature humaine, et parfois comme une aberration historique. Il se réfère à la « guerre de classe », mais n’identifie pas les classes qu’il croit être engagées dans une guerre. Il décrit souvent nos oppresseurs comme des « investisseurs » ou « les personnes en charge des décisions d’investissement », comme si le problème était un groupe de personnes malveillantes. Mais il concède qu’il serait futile de convaincre un capitaliste individuel de l’erreur de ses manières : « Qu’est-ce qui se passerait alors ? Il serait jeté dehors, on mettrait un autre PDG ».
De temps en temps, Chomsky veut dire que la poursuite de l’intérêt personnel est, comme le langage, tout simplement dans nos gènes. Mais il est beaucoup trop complexe pour être satisfait de la spéculation de Hobbes par exemple. Le problème n’est pas davantage dans les manquements éthiques de toute nation, de tout ensemble de nations, de classe sociale ou de cabale maligne. Le problème réside dans la puissance qui motive la malignité. Le problème est le capital lui-même. Bien que Chomsky appelle le capital « Sénat virtuel » et « gouvernement mondial de facto », il ne donne pas suite aux conclusions que cette position implique. Si les possesseurs de capitaux nominaux sont en réalité ses esclaves, si leurs actions sont déterminées par ses exigences, et si nous voulons comprendre les atrocités sur lesquelles Chomsky accumule des preuves, nous ne devons pas regarder la nature humaine, mais la nature du capital.
Ceci, Chomsky ne peut pas le faire. La conclusion logique de son commentaire politique est que le capital agit comme un agent indépendant, s’insinue dans l’esprit humain et le pervertit systématiquement. Mais c’est incompatible avec son hypothèse scientifique que l’esprit est simplement une « propriété émergente » du cerveau. Comme Chomsky lui-même nous le rappelle, l’idée que les êtres humains sont des entités purement physiques, dépourvues de qualités désincarnées telles que l’esprit ou l’âme (ou même les idées), n’est devenu plausible que durant les trois derniers siècles. Thomas Kuhn parle de cela comme d’un « changement de paradigme », mais Chomsky rejette le concept, car il implique que la vérité scientifique est historiquement relative. Pour lui, la révolution galiléenne du XVIIe siècle était tout simplement sans précédent, saut presque miraculeux vers l’avant, et il considère comme son devoir d’étendre cette révolution à des domaines, tels que la linguistique, où son impact a été retardé. Il ne tente pas d’expliquer pourquoi cela s’est produit en premier lieu.
Tant sa science que sa politique ont semblé des plus pauvres en raison de sa négligence de liens entre eux, et l’intérêt principal de ces livres, c’est qu’ils remédient, d’une certaine façon, à cette carence. Avec la révolution galiléenne de la science, des systèmes économiques reposant sur le travail salarié se sont rapidement répandus à travers le monde au cours des trois derniers siècles. Un travailleur salarié doit penser à son temps – qui est sa vie – comme à une chose qui lui appartient et qu’il peut vendre. Il doit se concevoir lui-même comme un objet aliénable. Et l’approche scientifique de Chomsky soutient avec enthousiasme la conception des êtres humains comme des objets. Sa linguistique suggère que nos pensées sont produites par le cerveau matériel, et que la biologie est la clé de notre nature. Ses hypothèses scientifiques l’empêchent de considérer la possibilité que le genre d’être humain qu’il décrit pourrait être le résultat du capitalisme, plutôt que sa cause.
Chomsky n’est pas seul dans ce cas, bien sûr. En fait, le « problème de Chomsky » est sans doute la contradiction fondamentale de l’âge capitaliste. Avec l’assouplissement des lois contre l’usure dans l’Europe moderne, l’argent est devenu une puissance autonome, acquérant ses propres intérêts et ayant ses propres exigences, comme s’il était vivant. L’argent se comporte comme une créature vivante quand il prend le caractère définitif de la vie : la capacité de se reproduire. Mais l’argent ne fait pas partie de l’univers naturel. Personne ne peut toucher ou goûter un morceau de valeur financière. L’argent est simplement un signe qui représente la vie humaine aliénée, et « capitalisme » est le nom que nous donnons à notre processus d’objectivation propre. Chomsky comprend que ce processus est la source du mal quasi-métaphysique qu’il décrit dans son travail politique, mais il ne reconnaît pas que c’est aussi la condition idéologique sine qua non de la méthode avec laquelle il travaille dans sa science.
Pourtant, ses propres observations pointent directement vers cette conclusion. Chomsky a souvent noté les similitudes entre l’esclavage salarié moderne et l’esclavage. Comme il l’a fait remarquer dans The Science of Language :
« Dans une société de marché, vous louez des gens ; dans une société esclavagiste, vous les achetez. Ainsi donc les sociétés esclavagistes sont plus morales que les sociétés de marché. Eh bien, je n’ai jamais entendu une réponse à cela, et je ne pense pas qu’il y ait une réponse. Mais voilà qui est rejeté comme moralement répugnant – à juste titre – sans en suivre les implications, à savoir que la location des gens est une atrocité. Si vous suivez cette pensée, les propriétaires d’esclaves ont raison : la location des personnes est en effet une atrocité morale ».
En outre, le travail salarié est devenu presque universel, de sorte que « l’esclavage salarié semble être la condition naturelle aujourd’hui ». Ainsi que Chomsky le rappelle, Aristote définit comme esclave celui qui ne poursuit pas ses propres fins, mais dont l’activité est subordonnée aux fins d’un autre. Selon cette définition classique, tout travail salarié est de l’esclavage mis bout à bout. Le temps du travailleur, sa vie, ne sont pas sa propriété lorsqu’il est au travail.
Chomsky a toujours été clair à propos de l’acte d’accusation du travail salarié. Pourtant, il n’a jamais franchi l’étape logique suivante dans la controverse. La tradition classique suppose, de façon assez plausible, que la condition d’esclave a certaines conséquences psychologiques. Les esclaves se conçoivent comme des objets, pour la bonne raison que, légalement, ce sont des objets : des marchandises à négocier sur le marché. La Politique d’Aristote associe par conséquent l’esclavage et la corporéité : « celui qui peut prévoir par l’exercice de l’esprit est par nature destiné à être seigneur et maître, et celui qui peut par son corps donner effet à une telle prospective est sujet, et par nature esclave ».
Aristote fait une célèbre distinction entre esclave « selon la loi » et esclave « selon la nature ». « Selon la loi » l’esclavage était la condition empirique d’objectivation – être transformé en un objet – et « selon la nature » l’esclavage en était l’équivalent psychologique. Chacun pourrait exister sans l’autre. Pour Aristote, la fin naturelle d’un être humain était de cultiver l’âme. Un esclave est par définition une personne qui ne poursuit pas les fins propres de l’humanité. Ces fins propres sont intellectuelles ou spirituelles, tandis que les fins poursuivies par l’esclave seront purement physiques. En fait, l’esclave va instinctivement inverser la relation correcte des moyens et des fins, et faire de son âme tout entière l’esclave de son corps. Cette association de l’esclavage avec la physicalité s’étend sur deux millénaires. Elle a acquis une connotation raciste avec l’essor de la traite atlantique, et a diminué seulement lorsque l’esclavage salarié est devenu universel.
Aujourd’hui, les Occidentaux les plus instruits trouvent une vérité intuitive dans la proposition de la science qu’ils sont des objets, identiques à leurs corps. Pourquoi sommes-nous arrivés à cette opinion unique dans l’histoire ? S’il est vrai, comme Chomsky le pense, que nous avons maintenant atteint un état d’esclavage pratiquement universel, nous devons certainement supposer que l’esclavage mental est devenu aussi omniprésent que sa contrepartie économique. La manifestation psychologique de l’esclavage est l’objectivation. La méthode matérialiste pratiquée par le linguiste Chomsky fait donc partie de la même tendance plus générale, plus sinistre, de l’économie réifiée dénoncée par le militant Chomsky. En réunissant les deux côtés de sa carrière d’une façon que ses ouvrages spécialisés ont évitée, les conversations enregistrées dans ces livres nous rappellent que le « problème de Chomsky » n’est pas le travers d’un individu, mais la plus profonde contradiction idéologique de notre époque.
Ce texte est traduit de How Noam Chomsky’s world works par David Hawkes, paru le 29 août 2012 en copyright © The Times Literary Supplement Limited 2011.
The Times Literary Supplement Limited : 3 Thomas More Square, London E98 1XY.
Registered in England. Company registration number : 935240. VAT no : GB 243 8054 69.
La traduction est amendable.