Nous sommes une nation dont les dirigeants poursuivent des politiques qui culminent au « suicide » économique, dit Chomsky. Mais il y a les lueurs vacillantes du possible.
Noam Chomsky n’a pas seulement été observer le mouvement Occupy. C’est un vétéran du combat pour les les droits civiques, anti-guerre et anti-interventioniste, des mouvements des années 1960 à 1980 ; il a donné des conférences à « Occupy Boston » et parlé avec les activistes du mouvement « Occupy » à travers les États-Unis. Son nouveau livre, Occupy, publié par Zuccotti Park Press dans la collection Occupied Media Pamphlet, procure à la fois plusieurs de ces conférences, un discours sur « l’occupation de la politique étrangère », et un bref hommage à son ami et co-agitateur Howard Zinn [1].
De ses discours et dans cette conversation, il ressort clairement que l’auteur et professeur émérite du MIT [2] est impressionné par la spontanéité, celle des communautés coopératives créées dans certains campements, autant que par l’impact politique du mouvement.
Nous sommes une nation dont les leaders poursuivent les politiques qui culminent au « suicide » économique, dit Chomsky. Mais il y a les lueurs vacillantes du possible [3] — dans les coopératives de travailleurs et d’autres espaces où le peuple attrape le goût d’une façon différente de vivre.
Nous avons parlé dans son bureau, pour l’émission Free Speech TV, du 24 avril...
Noam Chomsky :
sur le suicide économique de l’Amérique
Décryptage par Laura Flanders publié dans le site Counterpunch le 30 avril 2012, puis rediffusé le 4 mai dans le site alternet, source du document traduit ici (suivre les liens).
© GRITtv,
le 2 mai 2012 / Par Laura Flanders et Noam Chomsky.
Archive de l’enregistrement original pour Free Speech TV
le 24 avril 2012.
LF : Nous allons commencer par un panorama. Comment décririez-vous
la situation où nous nous trouvons, historiquement ?
NC : il y a soit une crise soit un retour à la norme d’une stagnation.
Un point de vue veut que la norme soit la stagnation et que parfois on en sorte. L’autre veut que la norme soit la croissance et que parfois on puisse entrer en stagnation. On peut débattre cette question, mais la période veut que l’on soit près de la stagnation mondiale. En l’état des principales économies capitalistes, les États-Unis et l’Europe, c’est la croissance basse et la stagnation, avec une différenciation du revenu très forte dans un changement — un changement stupéfiant — de la production à la « financiérisiation ».
Les États-Unis et l’Europe se suicident de différentes manières. En Europe, c’est l’austérité au cœur de la récession, c’est ce qui a garanti la catastrophe. Il y a une certaine résistance en ce moment. Aux États-Unis, c’est essentiellement la production délocalisée et la financiérisation, et se débarrasser de la population superflue en l’incarcérant. Il s’agit en filigrane de ce qui s’est passé à Carthagène [en Colombie] la semaine dernière [4], avec le désaccord sur la guerre de la drogue. L’Amérique latine veut dépénaliser au moins la marijuana (peut-être davantage, évidemment ;) Les États-Unis veulent maintenir la pénalisation. Une histoire intéressante [5]. Il ne me semble pas qu’il y ait de solution facile à cela...
LF : Et politiquement... ?
NC : Encore une fois il ya des différences. En Europe, il y a un accroissement dangereux d’une ultra-xénophobie assez menaçante aux yeux de toute personne qui se souvient de l’histoire européenne... ainsi qu’une attaque sur les vestiges de l’État-providence. Il est difficile d’interpréter la politique d’austérité-dans-le-milieu-de-la récession comme autre chose qu’une attaque sur le contrat social. En fait, certains dirigeants en viennent tout droit pour le dire : Mario Draghi, le président de la Banque Centrale Européenne, a eu une entrevue pour le Wall Street Journal, dans laquelle il a déclaré que le contrat social était mort — que finalement ils avaient réussi à s’en débarrasser [6].
Aux États-Unis, tout d’abord, le système électoral a été presque totalement
déchiqueté. Pendant longtemps il a été à peu près géré par des dépenses privées concertées, mais maintenant c’est le dessus du panier. De plus en plus au fil des ans les élections sont devenues des extravagances des relations publiques. Ce fut entendu comme un plus de l’industrie publicitaire en 2008 — l’award du marketing de l’industrie publicitaire de l’année fut attribué à Obama. C’est davantage qu’un plus, cette année.
Le Parti républicain a à peu près abandonné toute prétention d’être un parti politique traditionnel. Il est dans l’obéissance inflexible au très riche, au super riche et au secteur d’entreprise. Ils ne peuvent pas obtenir des votes de cette façon donc ils doivent mobiliser un public électoral différent. Cela fut toujours le cas, mais rarement mobilisé politiquement. Ils en appellent au droit religieux, mais il s’agit essentiellement de la population de la religion extrême. Les États-Unis sont hors du spectre [ordinaire] en matière d’engagement religieux. C’était à la hausse depuis 1980, mais maintenant c’est une part importante du vote de base du Parti républicain, et qui signifie s’engager dans les positions anti-avortement, contre le droit des femmes... Les États-Unis est le pays des quatre vingt pour cent de la population qui croit que la Bible fut écrite par Dieu. Près de la moitié pense que chaque mot est littéralement vrai. Ainsi, le parti républicain doit faire appel à cela — et à la population nativiste, ainsi qu’aux personnes qui ont peur, telles qu’elles ont toujours été... C’est une population très apeurée, et qui plus est maintenant, avec la reconnaissance que le peuple blanc devienne une minorité très bientôt : « ils nous ont arraché notre pays ». Tels sont les républicains. Il n’existe pas de républicains plus modérés. Il y a maintenant des démocrates centristes. Bien sûr, juste après les républicains les démocrates dérivent à droite. Les démocrates ont à peu près renoncé à la classe ouvrière blanche. Cela nécessiterait un engagement sur les questions économiques or ce n’est pas leur préoccupation.
LF : Vous décrivez Occupy comme la première réponse organisée à une
guerre de classe de trente ans...
NC : C’est une guerre de classe, et une guerre sur les jeunes aussi... c’est pourquoi les frais de scolarité ont été si rapidement en hausse. Il n’y a pas de véritable raison économique à cela. C’est une technique de contrôle et d’endoctrinement. Et face à ça, c’est vraiment la première réaction organisée, significative, qui soit importante.
LF : Les comparaisons avec le Printemps arabe sont-elles utiles ?
NC : Un point de similitude, c’est que ces mouvements sont tous les deux des réponses au péage pris par les programmes néolibéraux. Ils ont un effet différent dans un pays pauvre comme l’Égypte et un pays riche comme les États-Unis. Mais structurellement c’est à peu près semblable. En Égypte, les programmes néo-libéraux ont signifié la croissance statistique, quand l’Égypte était une sorte de poster infantile pour la Banque mondiale et le FMI, gestion économique merveilleuse et grande réforme, juste avant le Printemps arabe. Le seul problème était pour le principal de la population ayant reçu un coup au plexus solaire, en quelque sorte : salaires à la baisse, allocations supprimées, disparition des denrées alimentaires subventionnées et pendant ce temps, une forte concentration des richesses et un énorme comptant de corruption.
Nous avons ici l’analogue structurel — en fait c’est vraiment la même chose en Amérique du sud, — quelques-uns des événements les plus dramatiques de la dernière décennie (et nous l’avons vu de nouveau à Carthagène-en-Inde il y a quelques semaines). L’Amérique latine se tourne vers l’indépendance pour la première fois depuis cinq cents ans. Ce n’est pas peu. Et le Printemps arabe a commencé à la suivre. Il y a une contre-révolution au Moyen-Orient et en Afrique du Nord [MENAC], des pays qui battent en retraite, mais il y a eu des progrès. En Amérique du Sud il y en a eu de substantiels, et ce qui s’est produit avec le printemps arabe — et cela a un effet de contagion — a stimulé le mouvement Occupy, ainsi
il existe des interactions.
LF. Dans les médias, il y a eu beaucoup de confusion sur la couverture de Occupy. Y a-t-il une contradiction entre l’anarchisme et l’organisation ?
Pouvez-vous préciser « il existe des interactions » ?
NC : L’Anarchisme signifie toutes sortes de choses selon les gens, mais les mouvements anarchistes traditionnels assument qu’il doive y avoir une société fortement organisée, mais organisée depuis la base avec une participation directe et cetera. En réalité, un aspect de la confusion médiatique a un fondement, parce qu’il y a vraiment deux pliages différents dans le mouvement Occupy ; les deux sont importants, mais différents.
L’un est une politique orientée : quels buts politiques, la régulation des banques, mettre l’argent hors des impératifs électoraux, augmenter le salaire minimum ; les questions environnementales. Tout cela est très important et le mouvement Occupy en a fait sa différence. Il a changé non seulement de discours, mais dans une certaine mesure, l’action dans ces domaines.
L’autre pliage est simplement la création des communautés — quelque chose d’extrêmement important dans un pays comme celui-ci, très atomisé. Les gens ne se parlent pas entre eux. Vous êtes seul avec votre téléviseur ou sur Internet. Seulement vous ne pouvez pas avoir une démocratie qui fonctionne sans ce que les sociologues appellent les « organisations secondaires », endroits où les gens peuvent se réunir, exposer, parler et développer des idées. On ne le fait pas tout seul. Le mouvement Occuper a créé spontanément des communautés qui ont appris quelque chose aux gens : vous pouvez être dans une communauté d’entraide mutuelle et de coopération et développer votre propre système de santé et de documentation, et avoir des espaces de discussion et de participation démocratiques libres d’accès. De telles communautés sont vraiment importantes. Et c’est peut-être ce qui cause la confusion des médias... à cause de ces deux aspects à la fois.
LF : Est-ce pour cela que les mêmes médias, alors qu’ils ne tiennent pas compte systématiquement de la violence contre les femmes, ont joué sur des histoires au sujet de viols présumés et de la violence dans les campements d’OWS [7] ?
NC : C’est une pratique courante. Chaque mouvement populaire qu’ils veulent dénigrer, ils l’épinglent par ce genre de choses. Soit ça, soit une façon bizarre de se vêtir, ou quelque chose comme ça. Je me souviens d’une fois, dans les années 1960, il y avait une manifestation qui allait de Boston à Washington et la TV montra une jeune femme avec un drôle de chapeau, quelque chose d’étrange, ou autre. Il y avait un canal indépendant à Washington — et bien sûr, la même femme y fut montrée. C’est ce que qu’ils recherchent. Essayons de prouver que c’est bête et insignifiant, et que s’il peut arriver de la violence c’est un aspect que l’on trouve partout.
Pour prêter attention à la base réelle du mouvement — ce qui est assez difficile, — si l’on peut viser par exemple les questions politiques ou la création des communautés démocratiques d’entraide mutuelle, qui fonctionnent, et dire, bref, que c’est ce qui manque dans notre pays, que c’est pourquoi nous n’avons pas une démocratie qui fonctionne — une communauté de participation réelle : c’est vraiment important. Or c’est ce qui est toujours écrasé.
Prenons par exemple Martin Luther King. Écoutez les discours de célébration du jour commémoratif de Martin Luther King — et bien c’est toujours « I have a dream ». Mais il a eu un autre rêve et il l’a présenté dans son dernier discours de Memphis [8] juste avant qu’il ne fût assassiné [9]. Discours dans lequel il dit quelque chose à propos d’être comme Moïse, il peut voir la terre promise mais encore comment on ne peut l’atteindre. Et la terre promise c’était la politique et les évolutions qui allaient devoir traiter la pauvreté et la répression, non pas raciales, mais le mouvement des pauvres gens. Juste après il allait y avoir une marche. King devait la conduire. Coretta Scott King [10] l’a menée. La marche a commencé à Memphis, passa par les différents endroits du sud où ils s’étaient battus pour les droits civiques, et se termina à Washington DC où il y eut une cité de toile dans le Parc de la Résurrection, et les forces de sécurité furent appelées à y intervenir par le Congrès libéral. Le Congrès le plus libéral qui ait existé, de mémoire américaine. Au milieu de la nuit ils intervinrent violemment, bousillèrent le Parc de la Résurrection, et ils chassèrent de la ville les manifestants. C’est la façon dont on traite les mouvements populaires qui menacent…
LF : En pensant à Memphis, où le Dr King avait soutenu la grève des travailleurs de l’assainissement, quelles sont vos pensées sur un futur du mouvement des travailleurs ?
NC : Le mouvement ouvrier a été quasiment tué dans les années 1920, presque détruit. Il a eu une seconde vie dans les années 1930 et a fait une énorme différence. À la fin des années 1930, le monde des affaires était déjà en train de trouver des façons de le battre ; ils ont dû s’abstenir pendant la guerre mais juste après cela commencé, sans délai. Taft-Hartley [11] c’était en 1947, puis vous avez une campagne de propagande d’entreprise énorme dont une grande partie si jamais elle s’intéressa aux syndicats concernait : pourquoi ils sont mauvais et détruisent l’harmonie et l’amitié aux États-Unis. Au fil des années cela produisit son effet. Le mouvement syndical réalisa beaucoup trop tard ce qui se passait. Ensuite, il récolta la monnaie de sa pièce sous Reagan.
Reagan informa plutôt bien les employeurs de ne pas requérir des contraintes légales pour briser les syndicats (ils n’étaient pas forts, mais il y en avait), ainsi le licenciement pour campagne d’organisation des travailleurs tripla, je pense, pendant les années Reagan.
Clinton arriva, il eut une technique différente pour briser les syndicats,
cela s’est appelé l’ALENA [12]. Sous l’ALENA, il y a eu de nouveau une forte augmentation en matière de blocage illégal des campagnes d’organisation. On met une étiquette sur un dossier — Nous allons transférer la gestion au Mexique... C’est illégal, mais si vous avez un État criminel, cela ne fait pas la différence.
Le résultat final est que la syndicalisation du secteur privé fut pratiquement en baisse de sept pour cent. En attendant, les syndicats du secteur public avaient en quelque sorte résisté par eux-mêmes à l’objet des attaques, mais dans les dernières années il y eut une forte attaque sur les syndicats du secteur public, à laquelle Barack Obama participa de fait. Quand vous gelez les salaires des employés fédéraux, cela équivaut à taxer les gens du secteur public...
LF : Et les attaques sur les négociations collectives ? [13]
NC : Les attaques sur la négociation collective dans le Wisconsin correspondent à toute une rangée d’attaques, dont celle contre une partie du mouvement du travail qui fut protégée en tant que résidu du New Deal [14] et de la Great Society [15], par le système juridique, et ainsi de suite.
LF : Les syndicats ont-ils un avenir ?
NC : Eh bien, ce n’est pas pire que dans les années 1920. A la fin du XIXe siècle il existait un mouvement des travailleurs vraiment très actif et militant qui s’est maintenu jusqu’aux premières décennies du XXe. Il fut brisé par Wilson et les alertes rouges. Dans les années 1920, les visiteurs anglais de droite étaient consternés par le traitement réservé aux travailleurs. Le mouvement avait à peu près disparu. Pourtant, dans les années 1930, il fut non seulement relancé mais devint l’élément central du New Deal. L’organisation de la CIO [16] ainsi que les grèves sit-down étaient tout à fait terrifiantes du point de vue de la gestion, car c’était une étape avant de dire « OK Adieu, nous allons faire tourner l’usine ». Et ce fut un facteur déterminant dans d’importantes mesures du New Deal qui n’étaient pas négligeables et firent une grande différence.
Puis, après la guerre, commença l’attaque, mais c’est une bataille constante dans l’histoire américaine. C’est l’histoire de ce pays et l’histoire de tous les autres pays aussi, mais il se trouve qu’aux États-Unis l’histoire du travail est d’une rare violence. Des centaines de travailleurs tués, en une fois, pour s’être organisés, c’était quelque chose d’inouï en Europe ou en Australie...
LF : Quelle est la cible numéro un du pouvoir aujourd’hui, selon vous ? Est-ce que ce sont des entreprises, le Congrès, les médias, les tribunaux ?
NC : Les médias sont des entreprises, donc... ce sont les concentrations de pouvoir privé qui ont vraiment une énorme influence — sans contrôle total, sur le Congrès et la Maison Blanche, influence en forte augmentation avec une concentration forte du pouvoir privé et une escalade des coûts des élections et ainsi de suite...
LF : Au moment où nous parlons, il y a des initiatives d’actionnaires qui se déroulent à Detroit et à San Francisco. Prennent-elles de bonnes cibles, des cibles valables ?
NC : Pourquoi pas, mais rappelez-vous, l’actionnariat aux États-Unis est très fortement concentré. [Les initiatives des actionnaires c’est] une chose, pourtant c’est comme le vieux Parti communiste de l’URSS, il serait agréable de voir plus de protestation à l’intérieur du Parti communiste, mais ce ne serait pas la démocratie pour autant. Ça n’arrivera pas. Les initiatives [d’actionnaires] sont un pas intéressant, mais surtout symbolique. Et pourquoi pas des initiatives des parties prenantes [les travailleurs et la communauté] ? Il n’y a pas de principe économique qui dise que la direction devrait être sensible aux actionnaires ; en fait, vous pouvez lire dans les textes de l’économie d’entreprise qu’ils pourraient tout aussi bien avoir un système dans lequel la direction soit responsable pour les parties prenantes que sont les travailleurs et la communauté.
LF : Mais on entend tout le temps que selon la loi, l’intervention du PDG est nécessaire pour augmenter les dividendes versés aux actionnaires.
NC : C’est une sorte d’engagement secondaire du PDG. Le premier engagement est d’augmenter votre salaire. Un des moyens pour augmenter votre salaire est parfois de réaliser des bénéfices à court terme, mais il y a de nombreuses autres façons d’y parvenir. Au cours des trente dernières années il y a eu de très importantes modifications juridiques pour la gouvernance d’entreprise, de telle façon qu’assez souvent maintenant les PDG choisissent les conseils d’administration qui leur donnent leur salaire et leurs primes. C’est l’une des raisons pour lesquelles le ratio de PDG/PAIEMENT a tellement augmenté dans ce pays contrairement à l’Europe. (Les sociétés y sont similaires, ça va assez mal là-bas, mais ici nous sommes dans la stratosphère). Il n’y a pas de raison particulière à cela. Le PDG pourrait tout aussi bien être responsable devant les parties prenantes — c’est-à-dire les travailleurs et la communauté. Ce qui suppose qu’il devrait diriger, mais en quoi une direction est-elle nécessaire ? Pourquoi les travailleurs et la communauté ne feraient-ils pas fonctionner eux-mêmes l’industrie ?
LF : Les coopératives de travail sont de plus en plus répandues. [17]. Une question que j’entends est — le changement peut-il advenir en changeant le propriétaire sans changer le paradigme des profits ?
NC : C’est un peu comme demander si le vote des actionnaires est une bonne idée, ou si la règle de Warren Buffett [18] est aussi une bonne idée. Oui, c’est une bonne étape, un petit pas. La propriété des travailleurs au sein d’un État capitaliste, le semi-marché est un meilleur système que la propriété privée, mais il a des problèmes inhérents. Les marchés ont des inefficacités inhérentes bien connues et très destructrices. La plus évidente, dans un système de marché tout à fait opérant, c’est que celui qui prend les décisions ne fait pas attention à ce qu’on appelle les externalités, à savoir les effets sur les autres. Disons que je vous vends une voiture, si nos yeux sont ouverts, nous allons l’un et l’autre faire une bonne affaire, mais sans nous interroger sur les répercussions. Il y aura davantage de bouchons, l’essence sera plus chère, l’environnement en souffrira et cela se répète dans toute la population. Eh bien, c’est très grave.
Jetez un coup d’œil à la crise financière. Depuis que la réglementation du New Deal a été essentiellement démantelée, il y a eu régulièrement des crises financières et l’une des raisons fondamentales, c’est entendu, est que le PDG de Goldman Sachs ou de Citigroup ne fait pas attention à ce qu’on appelle le risque systémique. Peut-être qu’on effectue une transaction risquée et que l’on couvre ses propres pertes potentielles, mais on ne prend pas en compte le fait que si elle se bloque, cela peut faire planter le système entier. Ce qu’est un krach financier.
L’exemple le plus grave en est l’impact environnemental. Lorsque les institutions financières plantent, le contribuable vient à la rescousse, mais si vous détruisez l’environnement, personne ne viendra à la rescousse...
LF : Ainsi on a l’impression que vous pourriez soutenir quelque chose comme le modèle de Cleveland [19], où la propriété de la firme est en réalité détenue par des membres de la communauté ainsi que les travailleurs...
NC : C’est un pas en avant, mais on a également à aller au-delà du démantèlement du système de production pour le profit plutôt que pour la production pour usage. Cela signifie le démantèlement d’une grande partie au moins des systèmes de marché. Prenons le cas le plus avancé : Mondragón [20]. C’est détenu par les travailleurs mais pas dirigé par eux, même si la gestion vient souvent de la main-d’œuvre, mais c’est dans un système de marché et ils exploitent encore les travailleurs en Amérique du Sud, et font des choses qui sont nuisibles à la société dans son ensemble mais ils ont pas le choix. Si vous êtes dans un système où vous devez faire des profits pour survivre, vous êtes obligé d’ignorer les externalités négatives, les effets sur les autres.
Les marchés ont aussi un très mauvais effet psychologique. Ils conduisent les gens à une conception d’eux-mêmes et de la société dans laquelle vous ne cherchez que votre profit personnel, et non celui d’autrui, ce qui est extrêmement dangereux.
LF : Avez-vous déjà eu un avant-goût d’un système qui ne soit pas de marché — avez-vous eu un éclair d’optimisme — de la façon dont nous pourrions vivre ?
NC : Un fonctionnement de famille par exemple, et il y a des groupes plus importants, les coopératives sont un bon exemple. Ça peut certainement se faire. Le plus grand que je connaisse est Mondragon, mais entre les deux beaucoup existe et on pourrait faire bien davantage. Ici à Boston, il y a deux ans, dans une des banlieues, prospérait une petite entreprise de construction d’équipements high tech. La multinationale qui possédait la société ne voulait pas la garder dans ses registres, ils ont donc décidé de la fermer. La main-d’œuvre et le syndicat, UE (United Electrical workers), ont offert de l’acheter, ce à quoi la communauté était favorable. Cela aurait pu marcher s’il y avait eu un soutien populaire. S’il y avait eu un mouvement Occupy, alors je pense que cela aurait pu être une bonne chose pour eux de se concentrer dessus. Si ça avait marché, vous auriez eu une autre entreprise rentable, appartenant aux travailleurs et gérée par les travailleurs. Il y en a déjà une bonne quantité dans le pays. Gar Alperovitz [21] a écrit à leur sujet, Seymour Melman a travaillé sur eux. Jonathan Feldman a travaillé sur ces questions.
Il y a des exemples réels et je ne vois pas pourquoi ils ne devraient pas survivre. Bien sûr, ils vont être repoussés. Le système au pouvoir n’en voudra pas davantage qu’il ne veut la démocratie par le peuple, pas plus que les Etats du Moyen-Orient ni l’Occident ne vont tolérer le printemps arabe... Ils vont essayer de repousser cela.
LF : Ils ont essayé de repousser le sit-in des grèves dans les années 1930. Ce que nous oublions, c’est que des communautés entières ont soutenu ces grèves. A Flint, des cordons de femmes se tenaient entre les grévistes et la police [22].
NC : Il y a un siècle, à Homestead [23], la ville dirigée par les travailleurs, la Garde nationale fut nécessaire pour les détruire.
LF : Trayvon Martin [24]. Pouvez-vous parler pendant quelques minutes du rôle du racisme et de la violence raciale dans ce que nous avons discuté ? Certaines personnes pensent que de la lutte contre le racisme est distincte des réflexions sur les questions économiques.
NC : Bon, vous le savez, il y a clairement un grave problème de race dans le pays. Il suffit de jeter un coup d’œil à ce qui arrive aux communautés afro-américaines. Par exemple la richesse : dans les communautés afro-américaines, la richesse est presque nulle. L’histoire est frappante. Jetez un coup d’œil à l’histoire des Afro-Américains aux États-Unis. La liberté relative date d’une trentaine d’années. Il y en eut une dizaine après la guerre civile et avant la recriminalisation de la vie des Noirs selon une séparation essentiellement nord / sud. Au cours de la Seconde Guerre mondiale il y avait un besoin de main-d’œuvre gratuite si bien qu’il y eut une libération de la main-d’œuvre. Les Noirs en ont profité. Ça a duré une vingtaine d’années, la période de grande croissance dans les années 1950 et 1960 : alors, un homme noir pouvait obtenir un emploi dans une usine d’automobiles, acheter une maison, envoyer ses enfants au collège et faire son entrée dans le monde, mais dès les années 1970, c’était fini.
Avec le changement radical dans l’économie, essentiellement au niveau de la main-d’œuvre, en partie blanche, mais aussi en grande partie noire, ils sont fondamentalement devenu superflus. Voyez comme nous avons recriminalisé la vie des Noirs. Les taux d’incarcération depuis les années 1980 ont crevé le plafond, il s’agit d’une majorité écrasante d’hommes noirs — de femmes et d’Hispaniques dans une certaine mesure. Une répétition de ce qui s’était passé pendant la Reconstruction [25]. C’est l’histoire des Afro-Américains –- alors comment peut-on dire qu’il n’y ait pas de problème ? Bien sûr, le racisme est grave, mais c’est pire que ça...
LF : Parlez-nous des médias. Nous avons souvent discerné des biais dans la narration d’une histoire particulière, mais je souhaite que vous parliez plus généralement de la façon dont nos médias de l’argent dépeignent le pouvoir, la démocratie, le rôle de l’individu dans la société et la façon dont le changement se produit...
NC : Disons, ils ne veulent pas qu’un changement se produise... Ils sont pile au cœur du système de pouvoir et de domination. Tout d’abord, les médias sont des entreprises, des éléments de sociétés de taille supérieure, ils sont très étroitement liés à d’autres systèmes de pouvoir à la fois dans le personnel, les intérêts, l’environnement social et tout le reste. Naturellement, ils ont tendance à être réactionnaires.
LF : Comme s’ils nous donnaient une horloge marquant que le changement devait se produire dans les dix minutes — ou jamais.
NC : Eh bien, c’est une technique d’endoctrinement. C’est quelque chose que j’ai appris de ma propre expérience. J’ai eu une fois un entretien avec Jeff Greenfield [26] au cours duquel quelqu’un demanda pourquoi je n’avais jamais été invité sur Nightline [27]. Il a donné une bonne réponse. Il a dit que la raison principale était que je n’étais pas concis. Je n’avais jamais entendu ce mot avant. Vous devez être concis. Vous devez dire quelque chose de courte durée entre deux publicités.
Que peut-on dire de bref entre deux publicités ? Je peux dire que l’Iran est un État terrible. Je n’ai pas besoin de preuve. Je peux dire que Kadhafi impose sa terreur. Supposons que j’essaie de dire que les États-Unis imposent la terreur, qu’en fait, c’est l’un des principaux États terroristes dans le monde. Vous ne pouvez pas dire ça entre deux publicités. Les gens veulent à juste titre savoir ce que vous voulez dire. Ils n’ont jamais entendu cela avant. Alors, vous devez expliquer. Vous devez donner le contexte. C’est exactement ce qui est coupé. La concision est une technique de propagande. Ça rend impossible de faire autre chose que répéter des clichés, la doctrine standard, ou de ne pas avoir l’air d’un fou.
LF : Qu’en est-il de la conception du pouvoir par les médias ? Qui l’a, qui ne l’a pas et quel est notre rôle si nous ne sommes pas, disons, président ou PDG ?
NC : Eh bien, non seulement pour les médias mais pour à peu près tout le monde académique, l’image, c’est que nous sommes la démocratie de premier plan dans le monde, le phare de la liberté, des droits et de la démocratie. Le fait que la participation démocratique ici soit extrêmement marginale, n’entre pas dans [l’histoire des médias.] Les médias condamnent les élections en Iran, à juste titre, parce que les candidats doivent être examinés par les clercs. Mais ils ne souligneraient pas qu’aux États-Unis [les candidats] doivent être contrôlés par des concentrations élevées de capitaux privés. Vous ne pouvez pas vous lancer dans une élection sans récolter des millions de dollars.
Un cas intéressant intervient en ce moment. Voici le 50e anniversaire de l’invasion américaine du Vietnam du Sud — la pire atrocité de la période de l’après-guerre. Mort de millions de personnes, destruction de quatre pays, une histoire d’horreur totale. Pas un mot. Elle n’a pas eu lieu, puisque « nous » l’avons commise. Donc, ça n’est pas arrivé.
Prenons le 9-11. Cela signifie quelque chose aux États-Unis. Le « monde a changé » après le 9-11. Bon, faites une légère expérience de pensée. Supposez que le 9-11, des avions aient bombardé la Maison Blanche... supposez qu’ils aient tué le Président, instauré une dictature militaire, tué rapidement des milliers de personnes, torturé des dizaines de milliers d’autres, mis en place un centre de terreur d’envergure internationale qui perpétrait des assassinats, renversait des gouvernements un peu partout, installait d’autres dictatures, et conduit le pays dans l’une des pires dépressions de son histoire au point d’en appeler à l’État les renflouer. Supposez que ça soit arrivé. C’est arrivé. Lors du premier 9-11 en 1973. Mais comme nous en étions responsables, ça n’a pas eu lieu. C’est le Chili d’Allende. Impossible d’imaginer les médias en parler.
Et on peut le généraliser largement. La même chose est à peu près vraie pour les bourses universitaires -– à part à la marge –- c’est certainement vrai de la majorité du monde universitaire. A certains égards critiquer les médias est un peu trompeur [parce qu’ils ne sont pas seuls parmi les institutions influentes] et bien sûr, parce qu’ils interagissent étroitement.
* Toutes les notes sont ajoutées par les traducteurs.
Occupy, By Noam Chomsky, May 1 2012 ; Occupied Media, Pamphlet Series, Zuccotti Park Press, Brooklyn, NY. (accessible sur amazon.com)