La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > Asiatiques > L’illusion orientale > Contribution de l’Asie aux eschatologies politiques de l’Occident

Contribution de l’Asie aux eschatologies politiques de l’Occident  

autour de Romain Rolland, Etiemble et Tel Quel

jeudi 8 juillet 2010, par Régis Poulet (Date de rédaction antérieure : 5 septembre 2003).

La représentation occidentale de l’Asie - souvent confondue avec l’Orient - est depuis l’Antiquité d’ordre binaire, ce que recouvrent le mythe de la décadence et celui de la régénération de l’Occident. Depuis que ce dernier a pris conscience de la caducité des civilisations, son espoir d’y remédier par tous les moyens n’a cessé de le hanter. Les progrès dans la connaissance de l’Asie effectués depuis le XVIIIe siècle permirent à celle-ci d’occuper une place de choix dans les utopies politiques qui se partagèrent le monde - au XXe siècle surtout.

Mircea Eliade a constaté que la laïcisation des sociétés occidentales n’empêche pas que se conserve, sous un aspect très sécularisé, « l’espoir eschatologique d’une renovatio universelle, opérée par la victoire d’une classe sociale ou même d’un parti ou d’une personnalité politiques. » [Eliade, 194]

Il est alors deux façon d’envisager cette renovatio politique dans un cadre eschatologique : soit l’on se focalise sur le paradis perdu, soit l’on espère en créer un autre. Dans le premier cas il s’agit d’une « Renaissance de l’archaïque » [Schwab, 429], autre nom que Raymond Schwab donne à la Renaissance orientale, dans le second il s’agit d’utopies d’ascendance marxiste. Le mouvement même de fuite en arrière ou de fuite en avant pourrait amener à distinguer les politiques « réactionnaires » des politiques « progressistes », si ce n’était qu’une vision polémique masque leur parenté.

Dans un cas comme dans l’autre, c’est le problème des masses qui, commençant à se poser au XIXe siècle de façon critique, est à l’origine des solutions politiques envisagées pour renouveler le monde. Avant que le marxisme ne donne la pleine mesure de ses possibilités révolutionnaires, l’Asie avait déjà montré la Voie à suivre. En 1842, Stanislas Julien publia Le Livre de la voie et de la vertu composé dans le VIe siècle avant l’ère chrétienne par le philosophe Lao-tseu, et révélait enfin à l’Occident une pensée qui avait été travestie par les jésuites jusqu’à ce jour. Son influence fut telle que Tolstoï affirma : « la tâche de l’Asie est de montrer au reste du monde le vrai chemin à la vraie liberté ; et ce chemin n’est autre que le Tao » [VT, 188].

En 1912 parut Die drei Sprünge des Wang-loun d’Alfred Döblin. Le romancier y réfléchissait à l’application politique du taoïsme dans la Chine du XVIIIe siècle. Une révolte peut-elle durablement réussir sans trahir le précepte taoïste du wou-waï - c’est-à-dire de non-action ? Est-il possible, sans résister au destin, de trouver le paradis ? Ce « roman de l’échec ambigu » semble porter, au seuil de la Première Guerre mondiale, un message d’alerte aux Occidentaux avides d’action. Pressentant sans doute le chaos qui attendait l’Europe, Döblin les amenait à s’interroger sur l’attitude politique des taoïstes. Sans idéalisme quant à son efficacité puisque la révolte échoue, et puisque les Vraiment Faibles semblent finalement n’aspirer qu’au « chaos ordonné » de la nature, le romancier ne nous offre-t-il pas le choix non sur la fin, mais sur les moyens d’arriver au chaos ? Cependant il se pourrait aussi que son message soit optimiste : une révolution basée sur l’idée d’inaction, ou du moins de désobéissance, est envisageable ! Et c’est l’Asie qui nous en montre la Voie.

Toujours est-il que durant ces années 1910-1920, l’idée de Tolstoï selon laquelle l’Asie montrait le chemin de la liberté aux peuples du monde grâce au Tao, fit son chemin tant en Europe qu’en Asie. En Europe, au sein de la fièvre nationaliste, on n’entendit que les voix discordantes de Hermann Hesse, Stefan Zweig et Romain Rolland notamment, crier au pacifisme, mais sans effet. En Asie, la société du Lotus Blanc, en chassant enfin les Mandchous du pouvoir, contribuait à la victoire de Sun-Yat Sen et à la naissance de la République chinoise. Mais c’est en Inde qu’une voix s’éleva pour défendre l’idée d’une lutte politique non-violente : celle de Gandhi.

On sait d’après le Journal (10/12/1931) de Romain Rolland que sa Vie de Tolstoï (1921) eut une grande importance dans la maturation des idées de Gandhi. Le message de Gandhi au monde est celui de l’Ahimsa, que l’on traduit souvent par « Non-violence », mais que Romain Rolland préférera expliciter en « Non-acceptation », voire en « Non-résistance active ». Pourtant, dans l’Histoire comme dans le roman de Döblin, les faits ne sont pas simples. Quelle similitude entre la situation de Wang-loun et celle de Gandhi qui se voit reprocher par son ami Rolland son attitude durant la Première Guerre :

« Mais qu’un homme de grand courage, de foi absolue, comme vous, qui condamne sans compromis le meurtre humain, la guerre des nations, y prenne part - et de son choix, sans y être contraint -, rien au monde ne peut me le faire, non pas seulement admettre, mais comprendre. » [GRR, 7/3/28]

Rolland s’inquiète aussi de savoir comment ce qui prend corps en Inde se résoudra : « Toute la question pour nous, dit-il, est maintenant que cette révolution inévitable s’accomplisse par la Non-violence et par l’amour - et qu’elle ne soit pas livrée aux forces aveugles de la haine, qui soufflerait la destruction sur toute la terre », ajoutant même que Gandhi est « pour ces combats à venir, notre général reconnu et éprouvé » [GRR, 10/9/31].

Pour le romancier, l’Inde est peut-être - c’est du moins ce qu’il souhaite - le théâtre d’une répétition de ce qui pourrait advenir en Europe notamment. En 1931, Romain Rolland et Gandhi s’accordent pour affirmer que les temps sont incertains :

« (R. Rolland) : La jeunesse allemande est prête à tous les changements : à la guerre, à la révolution, aux fascismes ; tout y est possible. [...] - (Gandhi) : Cette fluidité actuelle de l’Europe peut prendre toutes les formes. [...]
R. R. : - Vous, aux Indes, vous avez votre mission nette et claire pour tous, votre idéal commun. Mais l’Allemagne ne trouve pas son emploi, ni moralement, ni matériellement ; la jeunesse qui sort des écoles se trouve devant le néant : chômage absolu, matériel et moral. C’est pourquoi elle serait la plus apte, en Europe, à recevoir de grandes influences. » [JRR, 12/31, 97]

Mais Gandhi n’a pas de relations privilégiées avec l’Allemagne. C’est la raison pour laquelle Rolland ne manque pas non plus de s’intéresser aux progrès de la IIIe Internationale. Ne croyant pas vraiment aux risques de guerre en Occident, il affirme que « c’est contre l’exploitation du reste du monde qu’il faudrait soulever les masses » et que dans cette optique « la seule non-résistance vraiment efficace serait celle des usines, des arsenaux, celle du prolétariat ouvrier » [JRR, 12/31, 74].

Pour Gandhi, le problème est celui de « l’Argent anonyme », du capitalisme, et Romain Rolland convient avec lui que « le problème qui se pose est un problème de tactique. Le but est net : il faut la victoire du peuple humain, du Travail » [Id.]. Sera-ce par la violence ou par la non-violence ? Pragmatique, le Français affirme que le moyen le meilleur sera celui qui obtiendra « l’ordre juste ». Et selon lui la non-violence en serait capable « si elle est appliquée dans l’esprit absolu, sans compromis » [75] - ce que Gandhi représente en Inde. Au printemps de la même année, Romain Rolland faisait part de ses espoirs et de ses doutes à Charles Baudouin :

« Tout le problème serait, pour moi, si j’étais le maître des circonstances, d’opérer maintenant le mariage de la Non-violence et de la Révolution. Et la lecture que je viens de faire [...] de l’Autobiographie de Gandhi [...] m’a démontré qu’une telle union est possible et féconde, dans certaines conditions. Il faut chercher à ce que ces conditions soient réunies en Europe. Mais ce n’est pas de sitôt qu’elles seront réalisées. » [COR, 14/3/31, 261]

Il ne fait alors aucun doute que Romain Rolland tente de convaincre Gandhi qui, lui, est le maître des circonstances, de se rallier à sa cause. Ils sont d’ailleurs plutôt d’accord sur le constat, Gandhi remarquant que « depuis 1917, le prolétariat ouvrier a fondé, au sein des plus atroces souffrances, un monde nouveau, fortement armé », et que « cette armure a été une nécessité, imposée par le vieux monde » [JRR, 12/31, 75]. Mais Gandhi a « une profonde méfiance du succès ultime » de l’expérience russe qui est à ses yeux « un défi à la non-violence » [84]. Il dit ainsi à son ami français :

« Les problèmes que vous avez placés devant moi sont terribles. Tandis que la non-violence agit et agira efficacement dans l’Inde, il se peut qu’en Europe elle échoue. Mais cela ne me gêne pas. Je crois que la non-violence a une application universelle. Mais je ne crois pas que moi, je puisse donner à l’Europe ce message... » [83-84]

L’espoir est encore permis ; l’un comme l’autre pensant que la non-violence peut se satisfaire d’une organisation de taille modeste ; il suffirait d’un chef, et elle s’imposerait en Europe ; mais dans quels délais ? Ce chef, ils crurent l’avoir trouvé en la personne d’Albert Einstein. Le parcours de ces deux brillants esprits que furent Einstein et Gandhi illustre la difficulté à éviter les écueils tendus par les circonstances.

Le plus considérable scientifique du XXe siècle s’est également illustré par son pacifisme. A la demande de son ami Walter Rathenau, il soutint la République de Weimar et encouragea un rapprochement entre les anciens ennemis. Mais devant la montée du nazisme, il réalisa combien le pacifisme était insuffisant et permit de réaliser l’arme atomique. Ainsi, en dépit de son engagement pacifiste qui le rapproche, selon l’aveu même de Gandhi, du défenseur de l’Ahimsa, Einstein se fourvoya dans une des pires destructions massives de l’histoire humaine. On se demande peut-être de quelle erreur Gandhi se serait ainsi rendu responsable. La vive discussion qu’il eut avec Romain Rolland à propos de l’invitation faite au Mahatma de rendre visite à Mussolini illustre l’ambiguïté de l’attitude de Gandhi.

Nous ne saurions souscrire au jugement péremptoire et profondément injuste de Saumyendranath Tagore (neveu du poète et jeune communiste indien) envers Gandhi ; il nous semble néanmoins important de le connaître :

« Gandhi a créé une illusion très dangereuse dans beaucoup d’esprits, au moyen de sa "non-violence". Peu de gens se sont rendus compte que la "non-violence" de Gandhi est un manteau qui recouvre le maximum de violence sociale. [...]
Tout étrange que cela puisse paraître, j’ai été frappé par la ressemblance remarquable entre le gandhisme et l’hitlérisme. Hitler veut créer une "pure" culture nordique ; de même Gandhi veut remplacer la culture occidentale "non-spirituelle" par la culture indienne "spirituelle". [...] L’esprit intérieur du gandhisme, en dépit de la non-violence, est de la violence pure et simple ; et l’hitlérisme comme le gandhisme sont basés sur le racisme. » [GRRA, 11/33, 463]

Romain Rolland n’a certes pas tort de comparer ce jeune communiste à Saint-Just ; son propos est d’une outrance considérable, et nous n’aurons pas l’impudence de rectifier ce qui doit l’être.
Néanmoins, le rapprochement entre le gandhisme et le fascisme (plutôt que le nazisme) n’est pas dénué de tout fondement. Gandhi s’est effectivement rendu à Rome. Certes, il sut, peut-être grâce aux conseils de son ami Rolland, déjouer toute tentative de récupération par le régime mussolinien. A cet égard, il fut plus avisé que Rabindranath Tagore qui, sur place, cautionna par sa présence un défilé fasciste en croyant qu’il célébrait sa gloire de poète. Mais si nous nous intéressons aux idées d’un penseur fasciste de premier ordre, et qui plus est particulièrement versé dans l’orientalisme, nous découvrons avec un relatif étonnement des similitudes entre l’Indien et l’Italien.

Julius Evola, puisqu’il s’agit de lui, était un ardent défenseur de la Tradition, dans le sens que lui donne René Guénon. Il s’intéressa de très près à l’organisation des sociétés orientales traditionnelles, c’est-à-dire dans un état de non-corruption par le modernisme occidental. Un des premiers éléments qui le rapprochent de Gandhi est qu’il insiste sur « l’illusion de tous les mythes liés au "progrès" » [DVN, 45]. La réticence de Gandhi envers le marxisme en est la dénonciation même, et l’attaque du jeune Saumyendranath Tagore un signe évident. Un autre grief commun à Gandhi et à Evola envers la civilisation occidentale moderne est son matérialisme, apparaissant au plus haut point dans le bolchevisme. L’un et l’autre souscrivent « au dépassement de l’individualisme et du "socialisme" et [...] à la réduction de l’hybris nationaliste » [CS, 169]. C’est précisément cet hybris nationaliste hindou qui coûta la vie à Gandhi. En outre, il paraît évident que Gandhi fut davantage préoccupé du sort de l’Inde que de celui du reste du monde, signe nationaliste s’il en est, Romain Rolland lui-même le concède.

Pour contrecarrer le matérialisme occidental, Gandhi et Evola proposent « un renouvellement ayant une incidence sur le plan spirituel » [168]. Ils ne sont certes pas les seuls, mais leurs propositions sont assez semblables. Hostiles tous deux au capitalisme, ils sont très favorables au principe d’autarcie. Gandhi en fit une arme politique contre l’Empire britannique en prônant l’autosuffisance indienne à laquelle Evola paraît faire une implicite louange en 1938 :

« Quiconque examine le déroulement des toutes dernières années, peut se convaincre que l’autarcie, plus qu’un principe, est la conséquence nécessaire d’une certaine situation générale politico-économique. [...]
Les peuples qui refusent aujourd’hui de se laisser prendre dans les rouages d’un tel engrenage [de l’économie capitaliste] et qui ont adopté l’autarcie comme principe, sont des peuples déjà éveillés à quelque chose de spirituel [...], et ceci est déjà le commencement d’une libération. » [VA, 189-190]

C’est bien ce que Gandhi entendait faire lorsqu’il associait action spirituelle et action politique. Lanza del Vasto recueillit d’ailleurs les mêmes propos de la part de Gandhi lorsqu’il séjourna trois mois dans son Ashram. Voici ce qu’il en dit dans son Pèlerinage aux sources (1943) :

« L’autarchie est le meilleur des systèmes, le seul digne, le seul stable. [...] Il faut satisfaire aux besoins irréductibles par la voie la plus directe et la plus sûre, régler le labeur et l’échange, éliminer l’agitation et l’inquiétude, débarrasser l’homme des systèmes artificiels compliqués et vulnérables, le contenter et surtout l’affranchir. » [Vasto, 139-140]

La convergence des propos concernant la libération que peut apporter ce système est révélatrice. Mais l’organisation de la société elle-même a son importance. Evola est fasciné par la hiérarchie des castes : « sans hiérarchie, le retour à un type supérieur et spiritualisé d’État est impossible » [DVN, 55]. Et le modèle d’État auquel il aspire est celui fondé sur une « unité de culture, [sur une] adhésion à des réalités supra-individuelles » [57]. Evola estime que le Moyen Âge catholique, aussi bien que l’Empire romain ou l’Inde, sont des exemples d’une universalité ainsi conçue : « ils nous montrent la possibilité d’une unité culturelle et spirituelle profonde » [Id.]. Pour sa part, Gandhi lutta certes pour la réhabilitation des Intouchables, mais refusa de toucher au système des castes.

C’est encore Lanza del Vasto qui nous donne la clef du message politique de Gandhi, et qui nous permet de comprendre à quel point sa vision des choses et celle de Romain Rolland étaient, in fine, irréductibles :

« Voici les points communs du régime de Gandhi avec les trois qui se disputent l’hégémonie en Occident.
Avec le régime libéral, ceci : la liberté politique [...] Le sentiment que même le bien des gens ne peut leur être imposé par la force.
Avec le régime communiste, ceci : la primauté du travail. Le devoir pour tous du travail manuel. [...]
Avec le régime nazi-fasciste, ceci : l’autarchie. Le principe de solidarité corporative substitué à celui de concurrence commerciale. L’affirmation du vouloir de l’homme comme indépendant des conditions économiques. Le recours à la personne et à son autorité. La formation des cadres et des chefs. » [Vasto, 150-151]

Nul plus que Lanza del Vasto n’est assurément gandhiste en Occident, lui qui, à son retour d’Inde, fonda avec l’Arche une communauté régie par les principes gandhistes. Mais qui croire entre l’Indien communiste Saumyendranath Tagore affirmant que Gandhi est un « primitif » [GRRA, 463], et le gandhiste dévoué qu’est Lanza del Vasto lorsqu’il affirme : « L’intention de Gandhi n’est pas de retourner en arrière. Nul n’est moins porté que lui sur les reconstitutions historiques et sur la nostalgie du Bon Vieux Temps. [...] Sa révolution regarde au contraire vers l’avenir avec de sévères espérances » [Vasto, 145-146] ? Par défaut nous pouvons au moins assurer qu’il n’est pas « progressiste », dans le sens d’une forme moderne d’état fondée sur le primat de l’économie. Ne serait-il pas « réactionnaire » sans être passéiste ? Son attachement à un système social qui fut celui des premières communautés humaines, sa volonté de constituer l’État sur des bases spirituelles le laissent penser. Ainsi, de Lao-tseu à Tolstoï, et jusqu’à Gandhi, la même approche asiatique basée sur la « faiblesse active » paraît-elle s’être enrichie de références occidentales marxistes et avoir séduit grandement les Occidentaux.

Le taoïsme, tellement étranger à notre Occident non-quiétiste, est aussi à la mode dans le second tiers du XXe siècle que Confucius l’était au XVIIIe, comme Etiemble le fit remarquer non sans acrimonie. Mais peut-on dire que ce « mythe du Tao collabore aujourd’hui avec celui du Zen [...] pour nous livrer aux fascistes », et que « cette "volonté d’impuissance’" comme on dit volontiers pour définir le taoïsme, sert à merveille les intérêts de nos décerveleurs, et leur propre concupiscence du pouvoir » [LMT, 111] ? Nous préférerions pouvoir nous en tenir à l’image qu’en donne Alfred Döblin dans Wang-loun, que le maître omet d’ailleurs d’évoquer dans son étude, mais il faut pourtant reconnaître qu’il n’a pas tort, Etiemble. Cependant, l’aspiration à un renouvellement du monde par un retour au « naturel », au « primordial », dans ce que ce mot peut vouloir dire de « principal » et d’ « essentiel » pour l’homme, est-il inéluctablement marqué du sceau infamant du fascisme ? On sait qu’Etiemble est du côté de Confucius dans la querelle, dans le choix de civilisation entre nature et convention. Mais il semble évident que l’idée taoïste du wou-waï a pu être identifiée en Occident avec des instincts non délétères. Le gandhisme semble le corroborer d’une certaine manière.

En fait, l’attrait pour le taoïsme et le gandhisme prend sa source dans le XIXe siècle, et dans le vertige que la philosophie de l’Histoire a pu susciter. Sans pouvoir s’émanciper vraiment des dialectiques des philosophies de l’Histoire qui « se présentent comme des Aufhebungen de la négation exorcisant le ne plus au profit d’un pas encore historiquement annoncé » [Brun, 84], ces mythes taoïste et gandhiste attestent d’une inquiétude quant à la marche de l’Histoire. C’est notamment la raison pour laquelle ce n’est pas Döblin « qui fera chevaucher sur les champs de bataille un Esprit du Monde hégélien » [Grass, 8], car pour lui l’histoire est absurde. Le mythe gandhiste est à cet égard particulièrement parlant, puisqu’il emprunte à la fois à des doctrines réactionnaires et à des doctrines progressistes. Par là, il ne vit ni dans la nostalgie d’un Paradis Perdu ni dans l’espoir d’une Terre Promise. En démystifiant les mythes du Paradis Perdu et de la Terre Promise, il parvient alors à les « dépouiller de toute possibilité d’horizontalité pour [leur] redonner [leur] dimension verticale par laquelle [ils] plonge[nt] dans le transhistorique [...], le métadialectique » [Brun, 86], et le métaphysique.

Taoïsme et gandhisme offraient une solution métaphysique aux problèmes politiques. L’Inde et la Chine semblaient pouvoir résoudre la question des masses, ce qui séduisit une partie des Européens voyant là une possibilité de retrouver ce dont ils se croyaient dépossédés : une utopie.

Pourtant, à l’aube de la Première Guerre mondiale, l’image de la Chine en tant que modèle de société avait peu d’audience. Le chaos dans lequel l’abdication du dernier empereur des Qing - Pu Yi - plongea la Chine, troubla également tous ceux qui, à l’instar d’Auguste Comte, voyaient en l’empereur le garant de la société chinoise traditionnelle. La révolution chinoise menée par Sun Yat-Sen avec l’aide du Lotus Blanc, puis les affrontements récurrents entre nationalistes de Chang Kaï Chek et communistes, ne contribuèrent pas davantage à faire un modèle de la Chine.

Si l’image de la Chine au XXe siècle n’est pas la même qu’au XVIIIe siècle, c’est évidemment à cause de l’élément marxiste-léniniste. Celui-ci rencontre plusieurs points d’achoppement au sein de la civilisation chinoise. Le premier est l’élément idéaliste présent, notamment sous la forme du taoïsme, dans la culture chinoise. Le second est le statut du confucianisme. En incarnant le modèle du sage face à celui du saint, en faisant de l’athéisme vertueux un modèle tangible, l’influence de Confucius sur le XVIIIe siècle l’a peut-être aidé, comme le rappelle Etiemble dans son Confucius, à évoluer vers la démocratie. Le problème chinois est le problème de la masse. Ma-noh et Wang-loun, Rolland et Gandhi s’étaient heurtés à propos de cela. La remarquable stabilité de la structure sociale chinoise, ainsi que sa continuité, viennent notamment du fait qu’elle a su résoudre ce problème. Grâce au confucianisme. L’intérêt qu’Auguste Comte lui porta, à l’heure où le peuple se manifestait en tant que force sociale et politique, le confirme. Mais à l’heure où Romain Rolland et Gandhi tentaient de trouver une attitude face au problème du Prolétariat, une étoile rouge s’apprêtait à monter au firmament de la Chine.
Le marxisme proposait une analyse de la place et du rôle des masses dans la société industrielle naissante. La Chine venait de secouer le joug millénaire de l’impérialisme et d’éveiller son peuple immense. Il était ainsi inévitable que les deux se rencontrassent. La victoire des communistes de Mao Zedong sur les nationalistes de Chang Kaï-Chek bouleversa totalement la représentation que les Occidentaux, depuis la fin du XVIIIe siècle, se faisaient d’une Chine qu’ils avaient depuis si longtemps maltraitée et comptée pour « quantité négligeable ». Les romans d’André Malraux sur la Chine, vers 1930, avaient fortement contribué à forger l’image d’une nation qui, pour n’avoir pas encore la victoire à sa portée, montrait cependant des qualités morales dignes d’admiration et qui pouvaient laisser augurer de lendemains glorieux.
C’est précisément ce que la Longue Marche de 1934-1935 ainsi que son parachèvement, la proclamation, le 1er octobre 1949, de la République Populaire de Chine firent entrer avec éclat dans la réalité. La Condition humaine (1933) avait laissé deviner que le bolchevisme ne convenait pas tout à fait à la Chine, tel du moins qu’il s’exprimait en Union soviétique. L’eschatologie politique du bolchevisme s’appuyait sur un prolétariat industriel. Auguste Comte avait conçu la société positiviste avec la même référence aux sociétés occidentales. Il ne pouvait en être de même en Chine, et Mao le savait :

« En 1925, [...], il sait que la reconstruction - il dit la révolution - ne se fera pas à partir du prolétariat industriel (produit importé, fait d’hommes déracinés) ; mais qu’elle se fera avec ce qui reste en Chine quand il ne reste rien : cinq cents millions de paysans accrochés à leur sol nourricier. [...] Mao s’installe donc d’emblée dans un communisme hétérodoxe. » [Peyreffite, 166]

Les particularités du communisme de Mao, qui ne feront avec les années que se renforcer, en font donc une idéologie à part entière, certes proche du marxisme-léninisme, mais assez différente pour que l’on puisse l’étudier indépendamment. Le maoïsme renouvelle ainsi de façon spectaculaire l’attrait exercé par la Chine dans le domaine politique sur les intellectuels d’Europe occidentale. A la solution idéaliste du taoïsme, voire du gandhisme, la Chine nouvelle allait proposer au monde une utopie purement matérialiste.

Aux XVIIIe et XIXe siècles c’est autour de la doctrine de Confucius que l’intérêt se cristallisait, autour de sa morale. A tel point que toutes les vertus de la Chine semblaient émaner du sage. Au moment où la Chine faisait sa révolution, maître K’ong fut l’objet de toutes les attentions :

« Au XXe siècle, et jusqu’en 1949, nous dit Etiemble, les Européens de "gauche" étaient pour Confucius. [...] Lorsque par hasard ils parlaient de la Chine, les communistes français attaquaient l’idéal taoïste de non-agir et de contemplation ; l’agnosticisme confucéen, ce souci d’action politique, cette morale sinon positiviste du moins en effet positive, voilà qui les séduisait. » [C, 230]

Or, par un prompt retournement de tendance, et sous l’exemple de Mao Zedong, Confucius devint la cible de toutes les critiques. Etiemble, attaché à la pensée du sage s’il en fut, ne décolère pas d’avoir lu dans Clefs pour la Chine (1953) de Claude Roy, que le maître aurait été le meilleur serviteur de l’aristocratie et de l’état autoritaire, pas plus qu’il n’apprécie de lire qu’il aurait endormi et ralenti la Chine sous sa doctrine.

La haine avouée de Mao envers Confucius fit, en Chine, que l’on combattit son influence tous azimuts et, en Europe, que l’on emboîta le pas à Mao en le dénigrant avec zèle. C’est par rapport à des événements européens très précis que l’adulation de Mao Zedong prit son sens. Quoique antérieure à mai 1968, l’intérêt pour « la pensée maotsétoung » s’accrut très nettement à la suite de l’insurrection de la jeunesse française. Parmi les différentes interprétations de « mai 68 », on distingue souvent le rejet, de la part de la jeunesse française, d’une société peu dynamique, conservatrice et paternaliste incarnée par le général De Gaulle. Peu de temps auparavant, en 1966, Mao avait lancé sa Révolution culturelle dont l’idée était de débarrasser la culture de ce qui entravait la Révolution populaire. Il s’agissait de tourner définitivement le dos à Confucius. En somme, une révolution en appelant une autre, De Gaulle représentait pour les révolutionnaires français, toutes proportions gardées, ce que Confucius représentait pour les maoïstes chinois : la tradition, le passé.

En France, où le maoïsme connut ses plus fervents zélateurs européens, la revue Tel Quel mena le combat sur tous les fronts de 1971 à 1976. Michelle Loi affirme ainsi que « la révolution prolétarienne des structures n’est pas suffisante pour assurer la survie du socialisme et qu’il faut faire aussi la révolution prolétarienne des superstructures héritées du passé : la révolution culturelle ». Ces nouveaux sinophiles, marxistes et maoïstes, reprennent à leur compte le but de la Révolution culturelle chinoise qui est selon eux de « lier dialectiquement la Chine nouvelle et la connaissance de la vieille Chine, la Chine et le monde » [Loi, 122]. La dialectique marxiste tient compte du passé, c’est vrai, mais pour le mieux réduire à néant. Voici comment Philippe Sollers entend le message délivré par Mao et par le peuple chinois :

« Critiquez Confucius, disent-ils. C’est-à-dire, bel et bien : critiquez ce qui reste en vous de vos pères, de vos mères, et des pères de vos pères, et des mères de vos mères. Critiquez le fait que vous soyez, que vous le vouliez ou non, en état d’héritage inconscient sur ce point. "Le poids des générations passées pèse très lourd sur le cerveau des vivants" : c’est aussi cela, l’injonction de Marx. Les Chinois doivent à la fois se libérer d’une idéologie hégémonique depuis plus de deux mille ans (le confucianisme), du patriarcat qu’elle suppose (le fils doit obéir au père, la femme au mari), et de la "paternité" soviétique qui a vu cet immense "enfant" du socialisme non seulement lui échapper, grandir, se redéfinir mais encore, sur des points fondamentaux, mieux comprendre et réinventer le marxisme » [MCC, 16].

L’utilisation de références psychanalytiques et marxistes ne doit pas nous empêcher de constater que tout cela ressemble à un rite de renouvellement du monde, qui consiste en l’occurrence à éliminer tout idéalisme.

Il est cependant surprenant de noter que Confucius, chantre de l’athéisme pour le XVIIIe siècle, se retrouve ici quasiment dans le camp des idéalistes. C’est du moins ce que suggère Philippe Sollers lorsqu’il demande si l’on peut être maoïste et chrétien : « Bien sûr que non. Voilà pourquoi, précisément, la campagne actuelle des Chinois contre Confucius ne peut, ici même, que rencontrer de violentes résistances » [CSC, 13]. C’est le sens de la querelle dite de « Un se divise en deux » contre « Deux fusionnent en un ». Pour être clair, disons que « toute chose se divise invariablement en deux » est la « "quintessence" de la dialectique matérialiste » [LCR, 130]. C’est ce qui permet, par le jeu dialectique des contraires, de s’appuyer sur la tradition et de se projeter vers l’avenirenécrasantcette dernière. En revanche,l’essencedu "deux fusionnent en un" est de « fusionner les contradictions, liquider la lutte, combattre la révolution », cela afin de pouvoir « "intégrer" le prolétariat à la bourgeoisie, le marxisme au révisionnisme, le socialisme à l’impérialisme et au social-impérialisme » [GRVCR, 136]. C’est une « conception idéaliste et métaphysique du monde » [Id.] totalement opposée à la conception du matérialisme dialectique. Philippe Sollers en fait le point central de la question chinoise : « Pour ma part, je dirai que la vision du monde religieuse et idéaliste qui a toujours été celle de tous les exploiteurs a un seul ennemi sérieux actuellement : la Chine » [CSC, 14].
Il est ainsi clair que pour les Telqueliens la Chine représente un espoir eschatologique de renouveler le monde par la révolution prolétarienne contre tout idéalisme « aliénant », plus que ne saurait le faire l’Union soviétique. Exemple parfait de la permanente révolution, la Chine permet aux maoïstes français d’espérer encore en la chance d’une révolution politique quand il est évident que celle de mai 1968 n’a pu aller au bout de ses virtualités. Van der Poel suggère que les membres de Tel Quel ont commencé à prendre fait et cause pour le maoïsme seulement au début de 1971, car « après avoir "manqué" les événements de Mai 68, les Telqueliens se sont accrochés à la Révolution culturelle en Chine pour ne pas répéter la même erreur idéologique » [V.D. Poel, 124]. Ainsi, à partir de 1972, débute le tourisme politique à destination de la Chine dont on peut rendre responsable d’une part, la reprise des relations diplomatiques entre Chine et France en 1964, et d’autre part l’admission de la République Populaire à l’O.N.U. en 1971.

Une fois que les Telqueliens se furent rendus en Chine, du 11 avril au 3 mai 1974, l’histoire des intellectuels de gauche des années 30 se renouvela. Marcelin Pleynet dans Le voyage en Chine (1974) comme Julia Kristeva avec Des Chinoises (1974), membres actifs de la revue, sont « nettement plus critiques à l’égard de la Chine que dans [leurs] contributions à Tel Quel » [118]. La confrontation du fantasme avec la réalité délita l’édifice de maolâtrie chez certains membres de la revue. Un peu entre les attitudes de Romain Rolland et d’André Gide retour d’U.R.S.S. dans les années 1930. Julia Kristeva constate, par exemple, de troublantes ressemblances entre « le système totalitaire qu’elle a rencontré en Chine et celui qu’elle a vécu dans sa Bulgarie natale » [Id.]. Afin de mieux comprendre quel fut le fantasme des maoïstes occidentaux, intéressons-nous au « Projet d’un voyage en Chine » (1973) de Susan Sontag, ainsi qu’au livre de Pierre-Jean Rémy Chine : un itinéraire (1977).

Les trois périodes : 1966-1968, 1973 et 1976 auxquelles renvoient ces deux textes nous permettent d’affirmer la convergence des schèmes associés par les maoïstes à la Chine révolutionnaire. En effet le texte de Pierre-Jean Rémy est un ample collage où se côtoient, se répondent et se contrarient aussi parfois les impressions et réflexions d’un séjour de deux ans en Chine et celles de 1976, après la mort de Mao. Avec les images d’un homme qui a vécu les deux premières années de la Révolution culturelle, celles d’une femme qui s’apprêtait à s’y rendre, et enfin l’analyse rétrospective sur ces années-là par le même voyageur, nous pourrons démasquer ce qui, dans le mythe maoïste, était l’essentiel.

« Je vais partir en Chine » annonce Susan Sontag et, presque aussitôt, elle affirme que ce voyage doit apaiser « toute une archéologie de désirs » [Sontag, 68]. Sept ans plus tôt, P.-J. Rémy, bloqué à Hong Kong, parlait se son « irrémédiable désir » [Rémy, 14] de se rendre en Chine. Nous découvrons que l’idée de partir en Chine semble n’avoir que peu de rapport avec les contingences de l’Histoire. Leurs textes sont parsemés d’éléments qui nous font comprendre qu’à leurs yeux, la Chine est hors du temps : « il est six heures hors du temps » [181], dit-il ; « très ancienne la conception de ce voyage » [Sontag, 69] dit-elle. Cela remonte-t-il à l’enfance ? Au-delà de l’enfance. C’est « un rapport prénatal avec la Chine : peut-être certains mets » [Id.]. Le lien nourricier ainsi dévoilé laisse supposer une Chine maternelle, ce qui ne ferait que réactiver les schèmes colonialistes occidentaux. Cela serait étonnant de la part d’une révolutionnaire qui hait la société bourgeoise et l’idée même de colonie. Lisa Lowe constate cependant chez les membres de Tel Quel le paradoxe suivant :

« Although Kristeva’s, Barthes’s, and Tel Quel’s representations of China served as critiques of the nationalist ideologies supported by earlier orientalisms, their figurations of the Orient utilized some of the very same terms, postures, and rhetorics empoyed in the earlier texts. » [Lowe, 138]

La position de Julia Kristeva dans Des Chinoises est explicite : elle y associe la période de matriarcat en Chine avec la « phase pré-œdipienne » durant laquelle l’enfant est étroitement lié à sa mère avant qu’il n’entre dans l’ordre Symbolique de la socialisation, du langage, donc du père. Cette période très ancienne de l’histoire de la Chine fait rêver les maoïstes français, et justifie leurs attaques contre le patriarcat confucéen. Selon Lisa Lowe, Roland Barthes ne dit pas autre chose :

« Like Kristeva, Barthes constitutes China as a feminine, maternal space that disrupts the ’phallocentric’ occidental social system. [...] For Barthes, China opens up the possibility of a preverbal Imaginary space, before ’castration’, socialization, and the intervention of the Father. »[139]

Poursuivant alors son dialogue avec elle-même, Susan Sontag associe donc la Chine à l’enfance, au renouvellement symbolisé par la lune et sa rotondité :

« Quelle est donc la voix de quelqu’un qui désire aller en Chine ? Une voix d’enfant [...].
Aller en Chine, est-ce un peu comme arriver dans la lune [?] Je vous dirai cela quand je serai de retour.
Aller en Chine est-ce une sorte de nouvelle naissance ?
Oublier que ce fut en Chine que j’ai été conçue. » [ Sontag, 70]

L’enfant, la lune, la naissance et la voix contribuent à lier la Chine à la maternité et à en faire cet espace de l’Imaginaire préverbal évoqué par Roland Barthes. La Chine est une utopie, « un pays de science-fiction » [Id.], c’est « le lieu le plus exotique qui soit au monde » [77] selon Susan Sontag. « La Chine me hante, et ses couleurs, et l’espoir qu’elle dispense, et le rêve impossible qui est le nôtre en face d’elle » [Rémy, 13]. C’est un espace euphorique : « nulle peine nulle douleur [...] Oh ! Que la révolution est belle à Taiyuan ! » [152] s’enthousiasme le romancier, car elle est située dans un temps particulier : le temps de la révolution. Qu’est-ce que la révolution sinon une boucle qui relie le futur au passé ?

« Je vais visiter un territoire qui m’est totalement étranger. Je n’ai nul besoin de décider d’avance si c’est le passé ou le futur que je vais y rencontrer. Si les Chinois nous paraissent différents c’est qu’ils vivent à la fois dans le passé et dans l’avenir. Les Occidentaux vivent pour la plupart dans le présent. » [Sontag, 78]

Dans le temps de la Révolution qui sous-tend le processus dialectique, dans ce temps mythique vivent les Chinois. De 1966 à 1976 Pierre-Jean Rémy ne peut se résoudre à en faire de simples mortels : « Moi, encore une fois, je dis qu’ils sont différents ! » [Rémy, 273]. Alors que pour eux la boucle révolutionnaire qui relie le passé au futur les installe dans le présent d’une révolution réelle, les Occidentaux sont englués dans le présent : leur boucle ne se fait point.

Il est vrai que « the embrace of Maoism by the theorists of the journal Tel Quel in 1971, in which communist China is figured as the revolutionary Other of western society and western Marxist theory, occurs at the nexus of orientalism and the discourses of the French Left after 1968 » [Lowe, 137]. Les oppositions binaires entre le même et l’Autre, entre Mâle et Femelle, sont alors complétées par celle entre Culture et Nature, puisque Susan Sontag reconnaît qu’à ses yeux « la Chine, c’était autrefois le comble du raffinement » alors qu’elle « est désormais la simplification par excellence » [ Sontag, 79]. Pierre-Jean Rémy exprime cela d’une autre façon, en affirmant que la Chine est davantage du côté de la convention que de la nature. C’est dire qu’elle est encore confucéenne : il résume cela par une antienne :

« L’ORDRE L’ORDRE L’ORDRE
L’ORDRE L’ORDRE L’ORDRE » [Rémy, 198]

Le bloc parfait de cette Chine maoïste, comment ne pas y voir l’antithèse d’une société occidentale qui se désagrège ? Sa perfection fermée sur elle-même autour d’un « principe supérieur » n’est-elle pas l’image moderne de quelque paradis ?

Certes, « le culte de la Chine, tel qu’il a été vécu par les Telqueliens, semble répondre au désir de s’accrocher au mythe du paradis terrestre » [V.D. Poel, 120]. En cela, effectivement, ils font la jonction avec ceux qui, au Moyen Âge comme au XXe siècle finissant, plaçaient le Paradis quelque part vers l’Inde. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce mythe maoïste joue avec l’imaginaire du temps. Par une contradiction qu’ils ne semblent pas maîtriser , les maoïstes sont à la fois tendus vers un futur meilleur et vers un paradis perdu. Si Susan Sontag affirme que son voyage est à la fois un « Voyage mythique » et qu’il s’inscrit « en des lieux consacrées par l’histoire des peuples réels et par l’histoire personnelle du voyageur » [Sontag, 83], c’est tentative désespérée de provoquer l’irruption du temps mythique dans le présent. Et justement, « l’attrait du concept révolutionnaire des Chinois réside dans le fait qu’il est répétitif, ce qui veut dire, [...] qu’après la défaite de 68, rien n’est perdu encore » [V.D. Poel, 123]. Même Alain Peyrefitte, cet ancien ministre du général De Gaulle, qu’on ne saurait suspecter de gauchisme, témoigne du respect pour le maître de la Chine :

« Mao a créé [...] un nouveau mode d’existence politique, à la limite du religieux et du social. Une société exaltée : transparente parce que niant toute intimité personnelle ; totalitaire donc, absolument, mais autour de valeurs qui ne sont ni basses ni absurdes. »[Peyrefitte, 167]

Le mythe maoïste, tellement chevillé à la personne de Mao Zedong qu’il en devient presque « hagiologique », brasse les images du renouvellement, de la transparence et de la totalité. Susan Sontag y ajoute même la bonté : « [...] pour être bons, il faut être plus simples. Plus simples par le retour aux origines. Plus simples dans un immense oubli. » [ Sontag, 80]

*

Oui, de 1966 à 1976 en France, le mythe maoïste incarna « l’espoir eschatologique d’une renovatio universelle, opérée par la victoire d’une classe sociale ou même d’un parti ou d’une personnalité politiques » [Eliade,194], l’espoir d’avoir presque conquis le paradis terrestre.

Pour brillantes, pour terribles et vraies qu’elles soient, les analyses de Simon Leys sur le maoïsme et son exploitation utopiste par les Occidentaux changeront-elles jamais ce qui fonde l’élan poussant, avec plus ou moins d’inconséquence, les uns vers les utopies taoïstes et gandhistes, les autres vers le totalitarisme maoïste ? Rien n’est moins sûr.

Notre constitution tout entière d’Occidentaux fut moulée en creux à la cire de quelque jardin perdu en Eden par le christianisme, avant que les contempteurs de cette religion ne définissent eux-mêmes l’homme « en termes de maladie, et cela en fonction d’une référence plus ou moins implicite à la nostalgie d’un paradis perdu transposée dans l’attente d’un paradis à venir » [Brun, 177]. Ainsi, quelle que soit la forme qu’elle prenne, il semble pour l’instant inévitable que l’Occident s’entiche d’une eschatologie politique.

La contribution de l’Asie à nourrir depuis le XVIe siècle cet espoir fut, l’on ne saurait en disconvenir, particulièrement importante. Qu’elle inclinât les Européens vers la démocratie, comme durant le XVIIIe siècle confucianisant, ou vers le totalitarisme, comme à la fin d’un XXe siècle maoïsant, l’influence de la représentation politique de la Chine fut spectaculaire. Que cette représentation coïncidât avec la réalité chinoise, il ne nous appartient pas d’en juger, mais elle révèle que la fascination pour l’Asie est fortement ancrée dans l’imaginaire temporel. Pourvoyeuse, dans l’imaginaire occidental, de miasmes délétères, l’Asie l’est aussi de vertus régénératrices : à une languissante débauche elle oppose l’ascèse d’une volonté politique apte à changer la face du monde.

Que la Chine ait été, davantage que l’Inde, le vecteur privilégié de tels espoirs de renouvellement de la société occidentale tient à ce qu’elle semblait avoir résolu le problème de la masse qui préoccupait tant notre XIXe siècle. C’est la raison pour laquelle Romain Rolland, Etiemble et le groupe Tel Quel eurent à se positionner par rapport au marxisme. Cependant l’Inde n’a peut-être pas dit, en ce domaine, son dernier mot. Non que l’Ahimsa de Gandhi semble pouvoir s’imposer, lui dont la pensée est presque éradiquée de son propre pays. C’est en gésine que l’Inde semble pouvoir servir d’exemple à l’Occident selon Günter Grass.

Le spectacle de la misère indienne ne laisse de rendre perplexe l’écrivain allemand, tout comme la corruption qui en gangrène la société. Le social-démocrate, qui s’offusque des inégalités qu’il voit en Inde, n’en tire pas moins des leçons pour l’Europe tout au long de ses différents romans : Der Butt, Kopfgeburten ou Unkenrufe par exemple. C’est un sentiment de honte et de stupéfaction qui envahit les personnages des Enfants par la tête « devant le talent que les Indiens, même les plus pauvres, mettent à vivre » [Aquatias, 213]. La solidarité dont ils font preuve entre eux est source d’un bonheur que les Européens ne connaissent plus depuis longtemps, et qu’ils ont même du mal à concevoir . Solidarité et tolérance seraient ainsi des outils propres, selon Günter Grass, à redonner vie à nos sociétés occidentales mourant sous l’étau glacé de la raison.

L’opposition entre Orient et Occident ayant vécu par le fait même que nous sommes sortis de la métaphysique idéaliste [Poulet], il devient plus facile de mettre en évidence la caducité de l’opposition entre Nature et Culture comme la vanité des philosophies de l’Histoire dans leur prétention à expliquer le monde moderne. A ce titre, les eschatologies politiques sont irrémédiablement révolues car la modernité est « une sortie permanente de l’histoire vers la posthistoire, une transition imperturbable vers la fin des temps sans fin. »[Sloterdijk, 26]

P.-S.

Bibliographie et abréviations :

Aquatias, Marie-Christine : « La vision de l’Inde dans l’œuvre de Günter Grass » in L’Inde inspiratrice, études réunies par Michel Hulin et Christine Maillard, Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, pp. 209-223

Brun, Jean : « A la recherche du paradis perdu » in Démythisation et morale, Paris, Aubier-Montaigne, 1965, pp. 77-86

Eliade, Mircea : Méphistophélès et l’Androgyne, Paris, Gallimard, 1962

Etiemble :

LMT = « Le mythe taoïste au XXe siècle », in Connaissons-nous la Chine ?, Paris, coll. Idées, Gallimard, 1964, pp. 97-112

C = Confucius, Paris, Folio Essais, Gallimard, 1986

Evola , Julius :

DVN = « Les deux visages du nationalisme » (1931), in Essais politiques, Puiseaux, Pardès, 1988

CS = « Sur les conditions spirituelles et structurelles de l’Unité européenne » (1951), in Essais politiques

VA = « Valeur éthique de l’autarcie » (1938), in Essais politiques

Grass, Günter : « Sur mon maître Döblin » (1967), Essai précédant Alfred Döblin, Wang-loun, Paris, Arthème Fayard, 1989, pp. 7-27

GRVCR = Groupe rédactionnel de la vaste critique révolutionnaire de l’école du parti relevant du Comité Central du Parti Communiste Chinois : « "Deux fusionnent en un" : philosophie réactionnaire de la restauration capitaliste », Tel Quel, n° 48/49, printemps 1972

Lanza del Vasto : Le pèlerinage aux sources, Paris, coll. Folio, Gallimard, 1989, première édition chez Denoël, 1943

Loi, Michelle : « De la collusion idéologique des "sinophobes" », Tel Quel, n° 48/49, printemps 1972, pp. 114-124

Lowe, Lisa : Critical terrains : French and British Orientalism, Ithaca and London, Cornell University Press, 1991

Peyrefitte, Alain : Le Point du 13/9/1976

Poulet, Régis, L’Orient : généalogie d’une illusion, Presses universitaires du Septentrion, 2002

Rémy, Pierre-Jean : Chine : un itinéraire, Paris, Olivier Orban, 1977

Rolland , Romain :

VT = Vie de Tolstoï, Paris, Albin Michel, 1978 édition définitive

GRR = Gandhi et Romain Rolland, Cahier Romain Rolland n° 19, Paris, Albin Michel, 1969

GRRA = Gandhi et Romain Rolland, Cahier Romain Rolland n° 19, Appendice : Inde

JRR = Journal, Cahier Romain Rolland n° 21, Paris, Albin Michel, 1972

COR = Correspondance, Cahier Romain Rolland n° 21, Paris, Albin Michel, 1972

Schwab, Raymond : La Renaissance orientale, Paris, Payot, 1950

Sloterdijk, Peter : L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, Paris, Calmann-Lévy, 2001

Sollers, Philippe :

MCC = « Mao contre Confucius », Tel Quel, n° 59, automne 1974, pp. 15-18

CSC = « La Chine sans Confucius », Tel Quel, n° 59, op. cit., pp. 12-14

LCR = « La lutte philosophique dans la Chine révolutionnaire », Tel Quel, n° 48/49, op. cit., pp. 125-132

Sontag, Susan : « Projet d’un voyage en Chine », Tel Quel, n° 54, op. cit., pp. 68-84

Van der Poel, Ieme : « Tel Quel et la Chine » in : Eidolon, Cahiers du Laboratoire Pluridisciplinaire de Recherches sur l’Imaginaire Appliquées à la Littérature, Université Michel de Montaigne, Bordeaux III, n° 37, 1er trimestre 1991, « Mythe et nationalisme en Europe », pp. 113-127

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter