Ambiance étrange dans le Parc Varosliget pour un samedi soir. La brume laiteuse noie les arbres noirs comme dans un dessin à l’huile. La lumière, elle, se fait diffuse dans un dessein fantasmatique. Les pas crissent sur la neige encore épaisse qui s’étale sur les parterres du parc. Les nombreuses voitures garées en épi de part et d’autre de l’allée sont le seul signe de vie humaine. Comment se douter de l’explosion de vie qui termine le chemin ? Comment s’attendre à l’énergique densité de l’amas humain en ce froid désert, en cette forêt emmitouflée dans son givre ?
De nulle part sortent des grappes d’individus aux formes approximatives à travers le prisme hivernal, entre l’assurance de ne pas être perdu en réalité et celle de l’être complètement en une contemplation rêvée. Qui sont ces gens ? Où vont-ils ? Tous se retrouvent sur la même allée. Devant, derrière, nous sommes encadrés. Accompagnants fabuleux ou pairs de rêverie, nous voilà en procession. Les langues claques, les palais s’ouvrent en sons ouverts : on parle magyar.
Des lumières apparaissent dans l’air embrumé. Aucun son. Est-il étouffé par les arbres fantomatiques ou encaissé dans la bulle de vie ? Le gel rend l’approche délicate. A pas prudent, on atteint la bâtisse informe dans la nuit, le regard oscillant entre ses pieds et son but, frileux de s’offrir déjà entièrement au monde naissant. Quelques personnes s’activent sur le perron illuminé ; leur mouvement est dansé, entouré par leur buée. Ils sont les messagers annonciateurs du centre, les anges punis de la connaissance intérieure, mais aussi les flambeaux vivant invitant l’exalté, les hospitaliers offrant la source à l’invité assoiffé. On traverse leur espace poliment, humblement. Des sourires sur des visages : amusement d’initiés face à l’émerveillement naissant des arrivants ? Cordialité d’une bienvenue fraternelle, souvenir ancestral du lien humain ? Vite, être dans l’outre de vie, sourds aux voix de la forêt, quitter la nuit. Au passage des mondes, le petit cortège se compresse puis s’étire. Il se dilue dans son nouvel espace de couleurs, râle de contentement, puis se défait : enfin il est dans l’antre de chaleur.
Aux images fantasmagoriques et lancinantes sorties de la noirceur nocturne répondent l’explosion de vie, le fourmillement des gens. Des enfants courent dans les pattes d’adultes riant aux éclats. Ici on boit, on mange, on chante et on rit. La vie animée marque ce monde comme une pulsion naturelle et obligée. S’y laisser porter, s’y fondre, s’en bercer. Un tour d’abord pour se mettre à la note et au goût. Ecouter, entendre, sentir, goûter, savourer, observer, contempler puis se faufiler, ailleurs : ici, ou non, là-bas. Suivre l’instinct. Un Magyar csángó, grosse moustache et petite natte, répond, attentif, aux question d’une présentatrice télé bien apprêtée. Un groupe de jeunes dont la moitié est en costume traditionnel squatte un bord de table en s’esclaffant. Deux petits enfants sont en pleine conversation, probablement savante, devant un biscuit salé en forme de tortue. Un groupe de femmes âgées, foulards colorés sur la tête, broderies au chemisier et jupes à tablier improvise un chant cadencé. En pénétrant dans la salle principale, on rejoint un millier de personnes entassées dans un espace n’en contenant assis pas même la moitié, assistant au chant, danse et musique d’un ensemble traditionnel. La musique exaltée s’arrête net. Un tonnerre d’applaudissement vrombit, stoppe tout aussi net : une petite fille s’est levée sur l’estrade et déclame un poème chanté. A capella, devant un public silencieux, bouche bée... Les applaudissements retentissent une fois encore. Ils s’accélèrent, puis certains applaudissent à contretemps, rejoins par tous, qui accélèrent à nouveau et un nouveau groupe frappe le contretemps. Quelques morceaux plus tard, l’orchestre se retire sous des acclamations. Les fauteuils vont être retirés pour la suite. La foule se meut, on suit.
Un nouveau tour dans l’enceinte qui entoure la salle de concert. Un vendeur de flûtes traditionnelles attire connaisseurs et clients dans une mélodie effrénée. Plus loin, un autre vendeur de flûtes patenté a trouvé un partenaire volontaire, et les deux jouent de concert. Un troisième luron les rejoint et commence à chanter des paroles improvisées. Longues d’un mètre, courtes d’un pouce, doubles, simples ou décorées, brutes ou vernies, aux trous réguliers ou dispersés, oblongues ou enflées, cerclées d’airain ou épurées, les flûtes se déclinent en formes, couleurs et sons étonnants. Les voix se font plus familières, les sons inhabituellement indo-européens. Pour cette communauté hongroise de Moldavie, la langue magyare s’est teintée d’intonations roumanisantes depuis leur sédentarisation au nord-ouest de la mer Noire, de la Crimée aux Carpates, en Bessarabie, alors que le reste du peuple allait s’égrener par la suite en Slovaquie, Transylvanie, Voïvodine, Slavonie, dans la longue migration de l’Oural au bassin danubien actuel. Budapestis et Csangos ne se comprennent qu’assez difficilement, les seconds parlant le dialecte originel du peuple hongrois, mais le vocabulaire essentiel reste le même.
Après avoir ingurgité quelques petits pains traditionnels, des sons jazz attirent l’attention dans une arrière-salle. Les sonorités révèlent un quartet très coltranien : sax soprane, batterie, contrebasse et, à la place du piano, un cymbalum, espèce de piano trapézoïdal dont le musicien frappe directement les cordes avec des baguettes. L’effort musical des musiciens en transe passe d’Eric Satie à Eric Truffaz par un indéfinissable revival free jazz du sublimissime Coltrane. Le Mihaly Dresch Quartet, dont j’apprendrai plus tard la position avant-gardiste sur la scène jazz mondiale, teinté de musique contemporaine, de sonorités folkloriques hongroises transylvaines et d’influences Côte Sud, fait partie de ces nombreux ensembles hongrois qui sont à la pointe des innovations musicales de jazz, du côté free au côté gypsy. La mélodie somptueuse et savoureuse des quatre maîtres invite le petit public à la transe, à devenir psychiquement danseur de capoeira ou derviche turcoman, autant que les sons martelés du csimbalom, les pizzicati du bassiste, le rythme alterné du batteur, et les aléas torturés du sax invitent les sons du monde à l’harmonie infinie. Mais il est temps, le quartet s’arrête pour laisser la place à un autre quartet d’un tout autre genre. Une femme âgée, foulard rouge sur la tête et regard sombre scrutant l’assemblée, un vieil homme fort rouge et fort content tenant un violon, un frêle mandoliniste et un trentenaire à la caisse s’installent calmement. La femme entame un chant a capella. Sa voix éraillée, ses traits fatigués par un long voyage éprouvant, ses sourcils touffus et ses yeux dignes et sévères font exploser le lyrisme de la chanson csángó. Les mains jointes sur son chemisier dont les broderies s’étendent à partir de ses colliers colorés, elle offre à ce public budapesti, étrange parent d’une modernité inconnue et inutile, le fruit de son âme exprimé. Elle récite ensuite une version csango du Notre Père, assurant que si l’on énonce ces mots trois fois par jour, rien ne peut nous arriver. Changement d’ambiance. L’octogénaire dont les pommettes saillantes et les yeux en amandes montrent son appartenance hongroise se lève, se prend le micro dans la tête, le pousse, et avec le dos de sa main nous salue royalement, absolument réjoui de voir ce petit monde venu l’écouter, lui, Magyar csángó de Buchila, Pildesti ou Sabaoani. Il salue son public comme un chef d’Etat, avec un sourire généreux et des yeux fins que l’on ne distingue plus dans son visage heureux. Il entame un morceau saccadé, aux sonorités orientales, joué probablement d’innombrables fois, ce qui n’empêche pas les notes hasardeuses ou une trajectoire quelque peu aléatoire de l’archet, effets probable de l’alcool dont il n’a pas dû beaucoup se priver. Le personnage est édifiant, jambes arquées, pantalon bouffant, gilet de laine sur pull de laine, et cet air ravi. En jouant, il regarde l’assemblée d’un air de dire : « C’est bien, hein ? Ca vous plait ! ». Je le surprends même à chercher du regard, instamment, l’approbation de son jeu par la jeune et sage présentatrice : l’homme est charmeur. Accompagné par ses deux dynamiques compères, il termine d’un son arraché et resalue, comblé par les applaudissements, du dos de la main, en agitant son violon de l’autre, avant de s’envoyer goulûment quelques grandes gorgées de bière, ravi.
Mais il est temps de découvrir la salle vidée de ses sièges pour ce Csángó Bál annuel. Le spectacle y est édifiant. De la scène, flûtes, cordes, percussions, guimbardes et une sorte de cornemuse s’exclament dans des rythmes toujours saccadés, longs puis accélérés. Sur le parterre, des centaines de personnes, citadins hongrois et paysans csángós retrouvent leurs racines communes, tous âges confondus. Petits cercles, couples ou immenses farandoles sont les formations régulières des danses traditionnelles. Beaucoup de jeunes les composent. L’envie est irrésistible : tout en espérant que les puristes ne voient pas dans mon incursion une insulte à leur art, je me lance avec mon amie dans une des farandoles. On s’y tient par les mains, au niveau des épaules. Vite, comprendre les pas. Trois à droite, un à gauche, et pa-pa-pa : frapper le temps du pied, très fort. Les cercles concentriques rassemblent chacun des dizaines de personnes et tournent en sens inverses, donnant une impression de tourbillon. La deuxième danse est lancée : on se tient par les épaules et dans une sorte de pas chassé sauté, on tourne vite, les cercles s’accélèrent toujours, plus vite, on virevolte... des femmes très âgées font partie des ensembles dansants, je ne sais comment elles tiennent des rythmes aussi soutenus et accélérants, je peine tellement ! Les danseurs sont ravis, un esprit de corps se créé à chaque morceau. Quelques danses après, toujours suivies d’un tonnerre d’applaudissements, une danse à deux s’organise, avec passe de bras, alternée avec un mouvement général centripète/centrifuge. Quelques instants d’observation et c’est parti. Les mouvements simples au départ, répétés et accélérés, deviennent un effort physique incroyable, relativisé par l’impression extraordinaire de centaines de personnes convergeant dans le même mouvement vers le centre du disque qu’elles composent, dans un même mouvement coordonné. De la communion des sens et des corps émane alors l’exaltation de l’être : l’euphorie de l’âme, rendue possible par l’appartenance au même intellect en partage, porté aux nues collectivement. L’immanence délicieuse et passive de la communauté en chacun n’est rendu possible que par la transcendance volontaire et active de tous : moment de plénitude, expression de l’être au monde.
Il faudra certes ensuite re-goûter le froid, la nuit, la glace, la forêt et leurs mystères enchanteurs. Il faudra laisser ce monde, Csángó világ, dans lequel il est si doux de se mêler, qu’il est si bon de recevoir en étranger. Il le faudra, oui, mais pour l’instant en jouir, suivre les pas, participer au mouvement, ensemble marquer le temps, partir d’un côté, de l’autre, osciller avec le monde le temps d’une mesure.