En haine de la presse ordinaire
« Les journaux à grand format me rendent la vie insupportable ! » C’est par ces mots que Baudelaire aurait lancé ses adieux – provisoires – à son ami Louis Ménard avant de tenter de se donner la mort le 30 juin 1845 [1]. Et l’autre d’ajouter : c’était une de ses plaintes favorites. Plates, « arides », « désertiques », les gazettes sont à fuir absolument. Il faut se réfugier dans un monde où elles n’existent pas encore, ce qui justifie cyniquement le désir de mort de la part du dandy. Les témoignages des contemporains signalent donc, à l’origine du dégoût spleenétique, une expérience de lecture déceptive, lassante, pour le poète. La réitération du même dépersonnalisé.
Baudelaire ne s’en est jamais caché, qui fustige souvent, dans sa vie comme dans ses écrits, la « pionnerie » des gazetiers [2], les « canailles » de directeurs [3] ou les vices du lecteur [4]. Son attitude en Belgique est éloquente à ce point, mélange d’outrances volontaires et de profonde aversion pour la bêtise autochtone. Mais là le constat s’appuie sur une recension minutieuse des coupures de presse, puis leur examen critique systématique. Le poète projette d’établir un sottisier des journalistes belges et de l’esprit de clocher national à partir d’extraits commentés disposés en album [5].
La réprobation à l’égard de la presse de la part de l’esthète reste donc une constante de sa posture artistique, dès l’origine. Dans Mon cœur mis à nu, il dit encore :
« Il est impossible de parcourir une gazette quelconque de n’importe quel jour ou quel mois ou quelle année sans y trouver à chaque ligne les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées relativement au progrès et à la civilisation.
Tout journal, de la première ligne à la dernière, n’est qu’un tissu d’horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d’atrocité universelle.
Et c’est de ce dégoûtant apéritif que l’homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l’homme.
Je ne comprends pas qu’une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût [6]. »
La haine hyperbolique de Baudelaire, dont l’énervement se traduit par l’accumulation répétitive des substantifs, se développe selon trois axes. C’est l’hypocrisie de l’humanité dépeinte dans la presse qui est d’abord fustigée, attestée par la juxtaposition d’articles accablants sur la nature humaine et de pseudo-arguments en faveur de la thèse du progrès intégral. C’est surtout le comportement perfide du lecteur, pervers sadique, attiré par des récits d’horreurs sous couvert de vertu, devant son croissant du jour. Surtout Baudelaire s’insurge contre la mise au pas d’une écriture à visée informative. Dans la nouvelle journalistique le sensationnalisme consacre le primat du dit sur le dire : on veut du neuf et du frappant, on cherche l’événement, l’ivresse dans le « tissu ». Le langage devient simple moyen de diffusion mécanique d’un savoir d’un genre spécieux.
Il note encore ceci de manière lapidaire : « De l’infamie de l’imprimerie, grand obstacle au développement du Beau [7]. » Car la reproduction mécanisée de l’information par la cadence des rotatives, l’impératif du rythme soutenu des éditions successives entraînent une standardisation du discours écrit qui doit obéir à des impératifs de clarté, d’accessibilité, d’efficacité. Il doit être rentable. Pour Baudelaire, un tel triomphe de la médiocrité (le « désert ») entraîne nécessairement dans sa chute la littérature conçue comme forme élevée de la langue. Car la reproduction du même supprime toute possibilité de mis en œuvre de l’imagination, faculté dans laquelle s’origine la beauté [8].
En même temps, si la standardisation s’opère au niveau du matériau linguistique, elle a lieu également au niveau des contenus sémantiques. Tous les jours, tous les journaux, lus rituellement tous les matins, ne font que répéter à longueurs de temps les mêmes « signes de la perversité ». Sur le principe du thème et variation, c’est le motif de l’éternel retour du même qui commande en sous-main l’apparition des informations journalistiques. Mais là le bourgeois s’abuse, qui croit naïvement en la possibilité du mieux. Il veut du changement, il pense en lire chaque matin (c’est les « informations »). Le caractère quotidien, daté, périmé, de la publication l’attesterait. Le sème même de « nouvelle », qui désigne les faits notables du jour, entretient encore la confusion. Comme si pour le lecteur de journaux – et contre le poète, la recherche d’inconnu se déplaçait de la forme au fond. À un fond fallacieux.
Pour l’auteur des Fleurs du mal la question demeure pourtant éminemment morale. S’il atteste lui-même d’un « amour naturel du crime », si, dans la lignée d’un Joseph de Maistre, Baudelaire croit en la perversité première de l’homme [9], son attitude critique par rapport à la presse ne se situe pas tant au niveau des atrocités mises en scène (d’ailleurs également à l’origine de nombre de pièces des Fleurs du mal ou du Spleen de Paris). C’est la complaisance peut-être, mais surtout la médiocrité des modalités du discours, qui sont à déplorer. Le jargon journalistique entraîne l’instrumentalisation du langage qui engendre à son tour l’appauvrissement du sujet traité. Lire l’horrible devient un divertissement. En fait nous ne lisons plus rien. Nous consommons la sensation du crime, son stéréotype rassurant. Nous nous jouons la comédie du tout petit frisson. Le spectaculaire aveugle. Pourtant « La Gazette des tribunaux et Le Moniteur nous prouvent que nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme [10]. »
La saisie de l’épique quotidien doit donc d’abord passer par une recherche formelle sur la restitution du réel : faire regarder autrement. Baudelaire projetait d’écrire un drame à partir d’un fait divers ordinaire. L’Ivrogne, dont le plan est exposé dans la lettre à Jean-Hippolyte Tisserant du 28 janvier 1854, devait mettre en scène le meurtre de sa femme par un scieur de long aviné. Banalité du mal : « Pas d’imbroglio, pas de surprise. Simplement le développement d’un vice, et des résultats successifs d’une situation [11]. » Il s’agit de faire comprendre au public – qu’on n’ose qualifier d’abêti après lui – la « très fine psychologie du crime », « une atrocité sans prétexte » [12]. Tâche éthique que celle de l’écrivain (seul il peut réellement éduquer les foules), inséparable d’une quête esthétique, puisque peindre l’éphémère du fait divers permet de mettre au jour les structures profondes de la psyché humaine. Ainsi se trouve définie une modernité : « c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art [l’anecdote], dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable [13] ».
Décrire le circonstanciel, et l’éternel en lui, passe nécessairement par un travail de la représentation, qu’elle soit picturale comme chez Delacroix, ou linguistique (les Fleurs du mal marquant alors comme une limite indépassable). La cosmétique, le maquillage, opèrent un travestissement nécessaire de l’événement journalistique, élevé au rang d’art, c’est-à-dire ressortissant au beau des temps contemporains. Cette transformation reste pour l’auteur la seule rédemption possible, le seul moyen de rendre moralement féconde la délectation pour les spectacles de l’horreur [14]. Or le discours journalistique obéit à des contraintes professionnelles, à des règles de disposition matérielle, à des impératifs de contenu. La publication de presse doit remplir les attentes mises en place par la ligne éditoriale tout en répondant à des motifs de rentabilité économique.
Au niveau des fonctions linguistiques de l’écriture d’information, c’est la dénotation qui prime. Le référent suscite et gouverne l’énoncé journalistique. L’article de presse donne l’illusion d’un acte purement locutoire, d’une langue qui serait transitivité cristalline. La mention des dates et des lieux du fait divers se substituent aux indices spatio-temporels de la situation d’énonciation. L’escamotage des marqueurs de subjectivité passe aussi par l’effacement des pronoms de première et deuxième personne, la prépondérance de dialogues au discours direct, l’emploi du présent de l’indicatif et du passé composé perçus comme temps à valeur modale limitée mais à la référentialité certaine.
Telle est la nature du discours journalistique : entretenir la fiction d’un énoncé qui se tiendrait seul, debout, dans la monstration directe du monde par le geste d’un matériau transparent. Comme si le “langage” journalistique différait foncièrement des règles de la langue ordinaire. Il réaliserait au pôle du référent ce dont rêvait Flaubert quant au signifiant linguistique : « un livre qui se tiendrait de lui-même [15] ». Négatif du livre flaubertien sans sujet qui ne serait qu’écriture, l’article de presse, lui, cherche l’idéal de l’absence de style et de la pure monstration de l’objet décrit. Les deux perspectives se rejoignent néanmoins dans l’utopie de l’abolition du sujet écrivant. On veut des textes inhumains.
Mais, surtout, le journalisme semble pêcher par excès de confiance. Souscrire au primat du référent, c’est asseoir la foi naïve d’une langue adéquate au réel, faite à la mesure du monde, qui s’abolit dans le moment même de sa manifestation. La perspective utilitariste dénoncée par Sartre n’est pas mauvaise en ceci qu’elle aliènerait un espace de liberté mais bien plutôt parce qu’elle entretient l’idée fausse d’une communication sans scorie [16]. Le journalisme apparaît ainsi aux écrivains besogneux comme une forme basse d’expression, une prostitution, et ce d’autant qu’il s’agit bien souvent au XIXème siècle d’un gagne-misère pratiqué par défaut. Martin Eden témoigne aussi, plus tard, à sa façon, de ce comptage mesquin des mots, de la rémunération à la virgule près en fonction des types de publication et du renom de l’auteur. L’écrivain journaliste opère donc au plan de la littérature ce que la modernité accomplit de manière plus profonde dans le domaine entiers des biens culturels : la marchandisation de l’art. L’écrivain-journaliste monnaye son talent, moule son style en fonction des attentes du lectorat (là encore, le personnage d’Eden est éloquent). La langue [17] journalistique devient écriture blanche, stéréotype infiniment reproductible, à tel point que la signature des billets se trouve bien souvent réduite à des initiales, voire disparaît purement. Où l’on rejoint tous les déserts de Baudelaire.
Quand bien même le poète impeccable mourrait d’asphyxie dans les marasmes de colonnades verbales stylistiquement redondantes, c’est une autre tâche critique, complémentaire, qu’entend remplir Marguerite Duras dans sa confrontation aux médias. Car, si c’est un problème esthétique, l’absence de style reste à penser aussi dans le cadre d’une politique pour la romancière près d’un siècle plus tard. En révélant la beauté du mal, Baudelaire cherchait certes à élever moralement ses lecteurs. Duras veut dénoncer quant à elle ce qu’elle considère comme une immense machination. Ce n’est pas l’abêtissement placide du lecteur qu’elle constate mais bien sa manipulation par les tenants du discours médiatique. L’absence de style, c’est faire croire à l’objectivité de l’information, à la communication, à la communion, donc à l’égalité démocratique : le « leurre total [18] ». Or la relation de l’événement est tributaire d’un point de vue, point de vue du témoin et, ou, de l’écrivain. On ne peut s’abstraire du jugement, même implicite, même dénié :
« Il n’y a pas de journalisme sans morale. Tout journaliste est un moraliste. C’est absolument inévitable. Un journaliste c’est quelqu’un qui regarde le monde, son fonctionnement, qui le surveille de très près chaque jour, qui le donne à voir, qui donne à revoir le monde, l’événement. Et il ne peut pas à la fois faire ce travail et ne pas juger ce qu’il voit. C’est impossible [19]. »
D’abord parce que les articles sont écrits dans l’urgence. Double sollicitation, par l’actualité et par l’organe de presse. Nécessité pécuniaire également pour le journaliste qui doit gagner sa vie, donc parler dans l’espace, et dans le ton, autorisés par le comité rédactionnel. Mais, plus fondamentalement, la morale est incontournable parce que les mots ont une valeur. On n’écrit pas n’importe quoi sur n’importe quoi n’importe comment. Et, pour la romancière, reprendre en recueil ces « papiers d’un jour », après un intervalle de près de vingt ans, c’est l’occasion de réfléchir les circonstances de l’écriture du moment, sur la pudeur aussi qui empêche souvent de se tourner vers les faits du passé. La distance temporelle permet de comprendre les stratégies qui présidaient alors à l’expression, qui trop souvent restent à l’état latent dans la mécanique de la lecture quotidienne. L’auteur de conclure alors : « Je me suis pas mal trompée. Je revendique ce droit [20]. » La reprise a posteriori de ce qui n’était pas destiné à durer permet d’interroger en retour les raisons de la péremption de l’écriture de presse.
C’est que, toujours, le journaliste est un censeur masqué. Duras de fustiger le jésuitisme de la profession. Car ce n’est pas la morale qui fait obstacle (elle, elle est toujours là, d’essence) mais bien l’hypocrisie, la fausse évidence de la neutralité. En ceci le mensonge journalistique est assimilable au mensonge médiatique généralisé tel que véhiculé par la radio, la télévision ou le cinéma. La représentation du réel se substitue à et se fait passer pour lui. Mise en scène spéculaire du monde qui procède par agencement des faits dans des structures identifiables par les consommateurs, pour leur consommation. Les propos que tient l’auteur sur son film Le Camion sont instructifs à cet égard. L’héroïne, sans nom, sans passé, sans identité, s’invente une vie au fil de sa discussion avec le chauffeur qui l’a prise en stop. Mais si l’auteur refuse tout qualificatif quant à ce personnage, il sait bien que le spectateur, comme le pilote, reprend nécessairement l’inouï et puis le classifie : il « a besoin de reconnaître avant de juger [21] ». Le spectateur « flique », « réclame une identité reconnaissable, rassurante ». Pour ça, comme le militant, il reste dans la « nuit politique [22] ».
Ainsi l’appauvrissement du langage journalistique, qui en masque les ressorts profonds, semble tributaire d’une théorie du complot quasi-universelle pour elle. Discours manipulateur, il conforte le lecteur dans la reconnaissance de structures attendues en même temps qu’il impose une vision du monde. Comme l’ouvrier, sagement encarté dans le parti, comme le désespoir révolutionnaire devenu un poncif, la routine rythmique entretenue par la presse aboutit fatalement à l’arraisonnement triste du vécu, au rétrécissement de la part d’imaginaire et d’imprévu. Et c’est la liberté qui devient menacée.
En outre, pour Duras, le non-style journalistique est une gnoséologie. Croire à la transparence du langage, c’est croire à l’évidence de la représentation, donc de son objet ; c’est croire en la possibilité d’une interprétation univoque. Profitant d’un compte-rendu du livre de Robert Linhart, L’Établi, elle condamne « ce facteur de plus en plus intolérable, ce choléra, qui s’appelle l’interprétation des faits. Qu’il s’agisse aussi bien d’un fait divers criminel que d’un fait politique quelconque. Seule bêtise définitive, dernière, celle de la certitude de connaître à quelque titre que ce soit, seul facteur de retard. Savoir qu’on ne connaît pas : L’Établi rétablit les termes dans leur splendeur première [23]. » Éloge paradoxal, quasi-socratique, de la connaissance de l’ignorance contre l’ignorance de la connaissance. Et la tâche critique quant à la manipulation véhiculée par les médias reste d’abord une entreprise de rénovation du verbe, de la réfection de sa virginité première, sauvage presque.
Agents doubles
Dès lors, pourquoi écrire encore ? Pourquoi collaborer ? Car Baudelaire et Duras collaborent. Et dans la durée. Argument financier du journalisme alimentaire. Baudelaire entre sur la scène littéraire en vendant les publications de ses Salons dans la presse. Il se fait un nom mais il gagne surtout de quoi survivre. Duras, elle, parle dédaigneusement de « corvées alimentaires [24] » à propos d’articles de Vogue ou d’autres signés d’un pseudonyme. C’est aussi l’occasion de revendiquer des appartenances, de signer des communismes de pensées. La participation de Baudelaire au Corsaire-Satan, pour lequel il composera sept articles entre 1845 et 1848, l’amène à fréquenter Balzac, Nadar, Champfleury ou Théodore de Banville. L’esprit incisif du journal, sorte de « pugilat en public qui rappelle l’arène et le cirque banal [25] », a dû fortement impressionner le jeune écrivain dont le même témoin remarqua d’abord le « naturel aristocratique » et la distance froide. Le cynisme baudelairien commence peut-être là.
De même le projet avorté de fonder un journal littéraire avec Charles Monselet en 1852, Le Hibou philosophe, dont le parti pris aurait été celui de « l’éreintage radical [26] » aurait permis de concilier affirmations esthétiques, affiliations artistiques et coups d’essais littéraires. La collaboration journalistique, pour Baudelaire comme pour ses pairs, que ce soit dans le cadre d’articles critiques ou de la publication de formes littéraires brèves, de feuilletons, est tout à la fois exercice de style, marque d’allégeance à l’esprit d’un milieu, signe d’asservissement pour celui qui ne peut pas encore vivre de ses livres. Le laboratoire de Baudelaire (appelons-le ainsi puisqu’il publie et republie dans ce cadre la majeure partie de son œuvre) est aussi le lieu de son avilissement. La pièce XLVI du Spleen de Paris intitulée « Perte d’auréole » métaphorise la renonciation nécessaire à l’idéal pour le poète sommé de rejoindre la trivialité du macadam pour survivre : « J’ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. »
Chez le dandy, il s’agit de compromission plus que de trahison. Car l’exercice d’un journalisme critique, d’abord littéraire puis artistique, lui permet d’élaborer en retour une réflexion esthétique sur la durée, fondement, et pendant, de sa poétique. Jamais il ne renie le primat de la subjectivité. Bien plus, il en fait l’arme de combat : « Pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons [27]. » Il s’agit d’un « individualisme bien entendu [28] », privilège des âmes artistes qui seules peuvent exprimer naïvement le beau actuel. Seules elles sont en mesure de prononcer un jugement (im)pertinent.
L’article de presse représente aussi et évidemment un moyen d’intervenir sur la scène publique. Peu pratiqué par Baudelaire (en 1848 il participe à la courte aventure du Salut Public), le journalisme social et politique est en revanche très prisé de Duras. Tous les prétextes sont bons pour affirmer sa position à elle quant aux « événements » d’Algérie [29]. D’ailleurs, le thème est un des leitmotive du recueil en entier. Par l’emploi de la métalepse ou du trait d’esprit, elle enfonce les portes d’une moralité journalistique bien pensante. Elle répond en ceci à l’impératif critique de Baudelaire : l’éreintage [30]. La ligne droite, si elle est dangereuse, reste à privilégier dans la critique. Il faudra aller vite, répondre au principe d’économie dans l’attaque. Un facteur actif réside dans le respect de la « loi des contrastes », soit l’utilisation du paradoxe et de l’ellipse, jusqu’à l’outrance.
« Les deux ghettos », paru en 1961 dans France-Observateur, est exemplaire de laconisme séditieux et d’efficacité critique [31]. Il s’agit de la confrontation d’un entretien de l’auteur avec deux ouvriers « algériens de Paris » et d’un autre plus ancien mettant en scène une survivante du ghetto de Varsovie. Les questions d’amorce sont sensiblement les mêmes. Les noms disparaissent, l’interviewer s’efface. « Peur », « bonheur », « travail », « vengeance » thématisent le propos dans un cadre minimal commun. Aucun jugement, aucun métadiscours qui synthétiseraient ce qu’il faut en penser. La simple juxtaposition a valeur éristique. Elle montre peu pour suggérer beaucoup. La litote, voire la prétérition masquée (je ne dirais pas que les manifestations racistes envers les Algériens sont assimilables à la Shoah mais…), font de l’article de presse une arme d’autant plus jouissive à manier pour l’auteur qu’elle retourne contre lui les lois du genre (ici neutralité et concision).
À mentionner également l’existence d’un journalisme honorifique chez Marguerite Duras, mais présent davantage dans les recueils d’articles ultérieurs tels Les Yeux verts ou Le Monde extérieur [32]. L’autorité du nom représente alors un argument de vente. En même temps, l’auteur s’exprime librement sur le principe de la tribune (lorsqu’il ne s’agit pas d’articles de commande) [33]. Prestige équivoque de la signature. Aussi, interventions tardives dans le contexte d’une œuvre déjà reconnue, ce type d’écriture semble davantage dépendant de la production proprement littéraire de l’auteur. Paralittérature ou métatexte, c’est l’expression de l’homme de lettres en tant que tel, ou de l’intellectuel, plus que le masque du journaliste embusqué. Nous le laisserons de côté.
Car les interventions quantitativement les plus importantes pour les deux écrivains, et littérairement les plus travaillées, restent les écritures du petit fait brut, du quotidien, soit la broderie autour du fait divers. L’intérêt pour ce type d’articles réside dans la conjugaison d’une double reprise : à la fois celle, inhérente au journalisme, du réel concret dans l’écriture de presse et celle, spécifique, du traitement littéraire des codes journalistiques. Baudelaire comme Duras revendiquent l’immixtion de l’émotion personnelle dans l’appréhension des faits par l’écrit. C’est le personnage du flâneur, de l’homme des foules, que Baudelaire élabore à partir de sa lecture d’Edgar Poe. L’empathie inhérente à ce type de subjectivité hyperbolique, artiste, permet au poète de prendre en charge la douleur d’autrui puis de la sublimer [34]. Derrière le Baudelaire sadique, se cache un chrétien charitable. Le projet de L’Ivrogne, dont le prétexte avait été trouvé dans un article de La Gazette des tribunaux, témoigne d’une telle fonction morale d’un art opérant par réinvestissement de l’information. Par le travail littéraire du fait divers, Baudelaire espère « débrouiller le mystère [35] ». Débrouiller, déployer, aussi ce que cherche Duras quand elle veut exposer le « savoir de l’horreur [36] ».
Ainsi Le Spleen de Paris et Outside, chacun rassemblant des pièces d’abord pensées pour la publication de presse, s’ils diffèrent par l’ambition littéraire mise en œuvre, par leur portée historique, permettent néanmoins, par leur mise en regard, de penser les motivations de la posture propre à l’écrivain-journaliste. Il faut également insister sur le caractère hybride du recueil de Baudelaire, que le lecteur contemporain juge peut-être avec un peu trop d’aisance. Poèmes en prose, recueil poétique, version narrative des Fleurs du mal, il contient pourtant des pièces disparates tant par la forme que par les thèmes et les finalités du propos. Dans un article paru en 2004, Jean-Pierre Bertrand plaide pour une « lecture médiatique du Spleen de Paris [37] ». Du vivant de l’auteur, les cinquante poèmes en prose ont fait l’objet de soixante-treize publications dans une quinzaine de périodiques (quotidiens, revues spécialisées, feuilles littéraires). Si bien que l’on peut parler de Baudelaire comme d’un « poète-journaliste ». De même, la préface, adressée à Arsène Houssaye, directeur de La Presse et de L’Artiste, a d’abord paru sous la forme d’un courrier aux lecteurs, dans le numéro de La Presse (26 août 1862).
Dans Le Spleen de Paris, l’imaginaire journalistique investit thématiquement mais aussi formellement les poèmes, disposés en blocs textuels denses et brefs fortement cadencés. L’écriture, « mélange de style racinien et du style journalistique de son temps [38] », opère ainsi une appropriation subversive de l’information d’actualité [39]. Ce réinvestissement va de pair avec la réécriture simultanée des Fleurs du mal. Mais ici le poète revendique la disparition de son auréole. Il expérimente ce que peut être en son temps la magie du réel, l’art concret. Il s’agit d’insister sur l’hétérogénéité des Petits poèmes en prose, dont l’enjeu réside justement dans la reprise synthétique des opposés. Recueil « sans queue ni tête [40] », conçu pour répondre à la fois aux sollicitations de l’âme par l’imaginaire urbain et aux nouvelles pratiques d’un lectorat conquis par la brièveté, le discontinu, la surprise : le divertissement.
Subversion des formes littéraires, le poème en prose baudelairien, proche également de la chronique, du billet d’humeur, du conte ou de l’anecdote, opère sur le plan journalistique une mise en doute du classement des contributions en rubriques. Faut-il leur faire place dans les pages littéraires ou dans les nouvelles du jour ? dans la colonne poésie ? dans l’espace dédié au feuilleton ? Davantage peut-être qu’un événement littéraire, la publication des pièces de ce qui formera finalement le Spleen de Paris représentait, dans les années 1850, un inédit éditorial d’articles monstrueux et protéiformes.
Contrairement à Baudelaire qui projetait d’écrire une centaine de pièces réparties selon trois axes – « Choses parisiennes », « Onéirocritie », « Symboles et moralités » – Marguerite Duras, quand elle intervient dans la presse, n’obéit à aucun dessein. Elle se laisse prendre par le mouvement du monde : « De temps en temps j’écrivais pour le dehors, quand le dehors me submergeait, quand il y avait des choses qui me rendaient folle, outside, dans la rue – ou que je n’avais rien de mieux à faire. Ça arrivait [41]. » Si Baudelaire cherche dans le trivial la « surnaturalité » capable de lui faire entrevoir le monde des correspondances, Duras en revanche écrit par réaction à une indignation. Évasion contre confrontation.
Avec Les Yeux verts et Le Monde extérieur, Outside forme une trilogie de recueils des interventions médiatiques de la romancière. Nous avons choisi d’écarter le premier, davantage orienté vers une réflexion quant à son œuvre cinématographique (c’est une commande des Cahiers du cinéma), comme le second, allographique et très hétéroclite (inédits, écrits tardifs, hommages, métatextes). Seul Outside développe à ce point la confrontation avec le discours médiatique journalistique de l’époque. Il consiste en la reprise de cinquante-neuf articles tous parus dans la presse quotidienne ou hebdomadaire entre 1957 et 1980. Un siècle donc après les essais de Baudelaire. Il s’agit d’entretiens, de chroniques, de critiques littéraires ou artistiques, voire d’interventions politiques. Seul le dernier texte « Théodora » est présenté comme un texte de fiction, résidu d’un roman perdu donné aux Nouvelles Littéraires en lieu et place d’un « article sur les hôtels [42] ».
C’est l’attachement au réel qui domine thématiquement ici, à des vues de Paris, la retranscription de faits minuscules mais révélateurs « d’une certaine idée de la France [43] », ajoutons : de son idée personnelle. Est-ce la posture de romancière qui l’attache simplement au réel là où Baudelaire poète cherche dans le symbole ? Quoi qu’il en soit, l’auteur signale en préface le caractère buissonnant du volume, l’impossible classement d’écrits répondant à l’humeur – comme à la rumeur – du monde. Fausse modestie, qui l’amène à dévaluer le caractère de textes écrits dans l’urgence, destinés à se perdre dans la consommation du papier, de textes pour « acheter du beurre au marché noir », nés dans les « moments vides » de la création littéraire. Travail du rebut.
Au contraire, Yann Andréa, qui a aidé au classement, note l’évidence pour lui d’une écriture se faisant, d’un work in progress qui rendrait secondaire l’attention au fait divers : « Ce qui traverse le tout, ce sont les éclats de l’écriture qui déjouent l’information immédiate, le fait journalistique. Tout disparaît après la lecture. Il reste la somptuosité de l’écriture [44]. » Or les deux perspectives, antithétiques, semblent également insuffisantes à rendre compte de ce qui se joue réellement dans le volume. Nombre d’interventions ne laissent place à aucune « somptuosité », d’autres sont plus travaillées. Lutter contre la fascination rétrospective. En fait, la reprise à près de vingt ans d’intervalles d’articles qui auraient tout aussi bien pu sombrer dans l’oubli, de « papiers d’un jour », intervient dans le cadre de la valorisation d’une œuvre consacrée par le succès de L’Amant (Goncourt de cette même année). À tel point qu’est opéré un déplacement profond de la valeur initialement jugée médiocre des premiers articles à l’aura conférée par la publication chez P.O.L de feuilles vouées d’abord à la disparition. Les positions discordantes des deux préfaciers sur le statut de ces écrits de circonstance sont bien révélatrices.
L’intemporel et l’actuel
Serpentant ou buissonnant, Le Spleen de Paris et Outside rassemblent une actualité saisie par la forme journalistique, elle-même perçue au travers du prisme de la littérature, du poétique chez Baudelaire, du romanesque pour Duras. Divers, divergents, les deux recueils se croisent néanmoins dans le traitement qu’ils opèrent de l’anecdote. Les « choses parisiennes » demeurent leur lieu commun. Imaginaire urbain, onirisme du crime, valorisation du populaire, empathie pour la misère, si les deux auteurs se rejoignent dans leur mythologie de la ville, c’est aussi que, comme stylistes, ils s’intéressent au fait divers comme forme narrative élémentaire, support d’expérimentations. Car, source d’information, le récit de l’événement doit débrouiller l’énigme en un minimum de phrases. Réécrire Œdipe en trois cents mots, « goût passionné de l’obstacle » prisé par le poète [45].
Pour ces apologistes du mystère de l’âme, c’est aussi une forme paradoxale. Le compte-rendu journalistique doit faire la lumière sur ce qui a eu lieu. Mais quel savoir du crime est-il possible de transmettre ? Baudelaire doutait déjà du pouvoir d’élucidation par le théâtre. Duras, elle, conteste le droit que s’arroge la société à juger « de ça, de la nature, comme ils jugeraient l’orage, le feu [46]. » Enfin les deux auteurs prennent le parti du mal, préfèrent « le rêve heureux du crime [47] » à la médiocrité bourgeoise. C’est qu’aussi, comme l’écriture, on ne peut rien en dire du mal. Comme les mots le meurtre naît, de l’intérieur, de la souffrance, de l’en-deçà de la raison [48]. Et le passage à l’acte, dans un cas comme dans l’autre, revêt des caractères prométhéens. Le rêve du crime, pour Duras, c’est l’homme démiurge : « Je le reconnais encore comme un rêve créateur. […] En somme je me comportais comme Dieu l’eût fait. Je punissais sans discrimination et l’innocent et le coupable […]. En quelque sorte je faisais le destin [49]. »
Mais cette assimilation ne concerne pas que l’écrivain. L’ « imbécillité essentielle » c’est de penser le criminel comme l’autre et non comme le même. C’est de se croire à l’abri. « La différence n’est pas dans le rêve ou non, elle est entre ceux qui voient et ceux qui ne voient pas que le monde entier est en chacun des hommes qui le composent et que chacun de ces hommes qui le composent est un criminel virtuel [50]. » Elle est dans le courage de l’action :
« Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie,
N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C’est que notre âme, hélas ! N’est pas assez hardie [51]. »
Cette réversibilité entre le soi et l’autre, entre le monde et l’individu, c’est la définition de « l’homme hyperbolique » baudelairien. Si l’on écrit sur le crime, c’est uniquement parce que l’on en a une connaissance intime, intérieure, non par fascination pour le spectaculaire. L’écriture du fait divers chez Baudelaire répond au principe du « panthéisme » selon lequel « Moi, c’est tous ; Tous c’est moi [52]. » Ainsi, la collaboration journalistique ne répond pas au devoir d’une information exhaustive chez eux. Elle s’appuie sur le désir d’une connaissance toujours différée qui serait d’abord une reconnaissance et qui prendrait littéralement le fait comme pré-texte.
« L’infini diminutif [53] », très Renaissance, dont parle Baudelaire, prend chez Duras le masque d’un narcissisme outrancier. Après le raid américain sur la Libye opéré le 14 avril 1986, elle publie un article dans L’Autre Journal où elle défend sa position personnelle. Le titre est éloquent : « Moi [54] ». Elle y prône une posture originale, « physique, autant que morale », dont l’unique argument réside dans sa sensibilité. « Après le meurtre de Seurat [55], je suis restée trois jours dans la haine, le besoin de tuer […] ». En revanche, « devant le raid de Tripoli, rien ne s’est fait en moi ». Et de conclure : « Ce qui m’émeut c’est moi-même. Ce qui me donne envie de pleurer c’est ma violence, c’est moi [56]. »
C’est que, pour eux, la subjectivité créatrice entretient un rapport synecdotique au monde. L’intervention médiatique est pensée sur le mode de l’écho. Dans le compte-rendu journalistique, le criminel apparaît comme le double inversé de l’auteur : « Les vices de l’homme, si pleins d’horreur qu’on les suppose, contiennent la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion !) de son goût de l’infini ; seulement c’est un goût qui se trompe souvent de route [57]. » Pour reprendre un aphorisme d’Adorno, toute œuvre d’art est un crime non perpétré [58]. Le bien rejoint le mal, le haut le bas, dans une réversibilité généralisée qui permet également d’extraire l’éternel de l’éphémère, le point d’aboutissement de la recherche du beau moderne. C’est à partir de tels présupposés qu’il devient possible de subvertir les codes d’un journalisme positiviste, ordonnateur de catégories faussement exclusives, donc aliénant, la langue comme l’esprit.
L’écriture du fait divers chez Duras comme chez Baudelaire obéit donc à la même esthétique de la flânerie. L’écrivain attend la sollicitation de son imaginaire par l’imprévu de la rue. Les boulevards, les parcs, les cafés accueillent cette subjectivité aux aguets. La solitude, parfois l’alcool, reste une condition sine qua non. Écrire l’actualité, c’est soumettre la pensée au rythme de la rencontre, c’est risquer le vide, puis son comblement. C’est être à la merci. À tel point que l’expérimentation journalistique devient mise en valeur du « rapsodique », mot « qui définit si bien un train de pensées suggéré et commandé par le monde extérieur et le hasard des circonstances [59] ».
L’idéal rythmique de Duras reste aussi celui du pas. À Alain Vircondelet, elle disait : « Il faudrait écrire pour un journal comme on marche dans la rue. On marche on écrit, on traverse la ville, elle est traversée, elle cesse, la marche continue, de même on traverse le temps, une date, une journée, et puis elle est traversée, cesse [60]. » La traversée de l’espace est un parcours aléatoire de l’histoire. Mais la flânerie scripturale n’a rien d’une promenade dominicale. Comme le journalisme et comme le crime, l’acte artistique prétend avoir prise sur le réel. « La Belle Dorothée [61] » comme « Les fleurs de l’Algérien [62] » cherchent à répondre à l’impératif – également journalistique – du placere et docere. Les deux pièces empruntent les ressorts de l’anecdote et de la chronique qu’elles rabattent dans l’univers éthique et esthétique de leurs auteurs.
Le récit de Baudelaire s’ouvre sur l’évocation rapide des circonstances de la rencontre : chaleur, mer, « miroitement », ensommeillement de la ville. Très vite, la silhouette de la passante apparaît. Solitude, balancement langoureux d’un corps placé sous le signe ambivalent d’Eros et de Thanatos (maigreur, noir et rouge de l’habit, chevelure énorme). La fille prend le visage de l’affranchie qui « marche sans souliers. » L’écriture prétend résoudre un paradoxe. L’inouï est ici l’apparition d’une femme improbable, seule, dans la rue écrasée de soleil. Il est aussi dans la beauté étrange de cette vie misérable. Car Dorothée est une figure de la mendicité. Après avoir échafaudé sa rêverie sur les motifs de l’apparition, l’auteur retombe bien vite de l’idéal au spleen d’une existence soumise aux contingences matérielles du quotidien. L’exotisme, les parfums enivrants de « L’Invitation au voyage » se trouvent ici réduits à la marmite de fer où mijote un incroyable ragoût de crabes au riz et au safran, dont seul le fumet demeure accessible à la pauvresse.
La rencontre fantasmée prend également les traits du lointain érotisé chez Marguerite Duras. L’ailleurs, c’est l’Algérie. L’inouï, ce sont les fleurs renversées sur la route, dans un geste dont la fulgurance aurait pu être immortalisée par Eisenstein. Article inaugural, donc programmatique, il s’ouvre sur l’esquisse du chronotope : dimanche, dix heures, quartier Saint-Germain. Les repères spatio-temporels sont clairement identifiables, contrairement à la prose baudelairienne. Le jeune homme « misérablement vêtu », vend des fleurs à la sauvette. La police intervient rapidement, sadiquement, commence à le harceler. « Papiers ? » : l’utilisation du discours indirect libre permet d’augmenter l’efficacité critique de la narration par une mise à distance ironique des propos de ces « messieurs en civil ». Métonymie du jeune Algérien, les fleurs sont renversées et écrasées : « Le carrefour s’inonde des premières fleurs du printemps (algérien). » L’utilisation des parenthèses rentre aussi dans le cadre d’une démarche de dénonciation détournée du fait. L’anecdote devient alors également récit édifiant, la cruauté étant ici compensée par la générosité de passantes qui rachètent toutes les fleurs souillées.
Si Duras est davantage tournée vers la dénonciation implicite de l’injustice, si la romancière écrit en situation, dans l’inscription sociale d’une date, d’un moment [63], elle rejoint néanmoins le poète dans la recherche esthétique de la reprise-fixation de la vision fugitive : « Ça a duré dix minutes à peine [64]. » Une telle écriture, proche dans sa démarche de la pratique photographique, répond également à l’impératif de concision de l’article journalistique. L’homologie est nette entre la brièveté de la forme et la fulgurance du sujet. Le choix du titre dans les deux recueils répond de même à la recherche d’une efficacité maximale du syntagme, à l’apologie baudelairienne de la ligne droite. Proche de l’apophtegme, souvent présenté sous la forme du paradoxe (« Chacun sa chimère », « Enivrez-vous » ou chez Duras « Alors, on ne guillotine plus ? », « Les enfants du spoutnik ne sont pas dans la lune »), le titre s’annonce comme thème dont le sens sera déplié dans le récit.
Comme pour les manchettes de presse, c’est souvent un propos accrocheur : « Portraits de maîtresse », « Assommons les pauvres ! », « Horreur à Choisy-le-Roi », « Paris canaille ». Le titre joue aussi volontiers du registre humoristique ou mime le proverbe (« Quand il y en a pour deux, il n’y en a pas pour trois »). Ce dernier article de Marguerite Duras décrit sur un mode sarcastique la mécanique répétitive d’un adepte du yoga qui, acculé par la misère, tue d’abord sa maîtresse puis sa femme avant de mettre fin à ses jours. « Cet article n’a de raison d’être que de tenter de combattre la tendance qu’ont les journaux à trouver du “mystère” dans tous les crimes [65]. »
Le regard sarcastique de la romancière sur le crime passionnel rejoint la posture provocante de Baudelaire lorsqu’il appelle à assommer les pauvres. Politique du coup de force polémique pour rompre l’accoutumance des lecteurs à la routine de la cruauté. Partisans de l’ironie, les deux écrivains se rejoignent encore dans la pratique mystificatrice de dialogues qui simulent tous les caractères de l’entretien journalistique. Pseudo-conversation retranscrite au discours direct, « Les Vocations » de Baudelaire mettent en scène un groupe de quatre enfants dissertant sur les plaisirs de la vie. Dieu, l’amour et le théâtre se partagent leurs joies alors que le dernier, attiré par le monde des saltimbanques, préfigure déjà « L’Étranger [66] ». Chez Duras aussi, les « enfants du spoutnik » sont très peu dans la lune. Ils parlent de technique, du communisme, de la folie. Mimer l’enfance, chez l’un comme chez l’autre, rentre dans une stratégie de déconstruction du discours dominant, adulte, rationaliste et utilitaire : « Leur littérature étant un remède à celle citée plus haut [67]. »
Là encore, « J. M. 10 ans » annonce par son langage les aspirations essentielles à la romancière. L’idéalisation de l’enfance a lieu parce que, chez Baudelaire comme chez Duras, l’enfant agit comme médiateur ; il permet de mettre en rapport le sujet et le monde, l’inside et l’outside, jusqu’à leur fusion par l’écriture synthétique. « Les Fenêtres » de Baudelaire peuvent alors apparaître comme l’étendard du journalisme détourné pratiqué par les deux auteurs. Le mot d’ordre serait : « Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée [68]. » Regarder le même objet, mais au travers d’une vitre close. Faire confiance à la fermeture, mettre en valeur les limites de la vision comme condition nécessaire au sens le plus plein de l’événement. La perception tronquée permet l’empathie car elle laisse place à la reconstruction imaginaire du réel. La question de la vérité se trouve alors déplacée : elle correspond finalement à l’authenticité dans la restitution de l’émotion non plus à l’exactitude froide et trompeuse du compte-rendu.
« L’homme des foules », s’il reproduit le comportement du reporter aux aguets, tend au contraire à « l’universelle communion », à la prostitution de l’âme face « à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe [69]. » Seul le poète jouit de cette faculté de métempsycose dont la franchise reste le corollaire nécessaire [70]. Sentir, puis dire. D’où la posture égotique : terreau dans lequel s’incarne l’acte d’écrire, toujours public. « Il n’y a pas de livres s’il n’y a pas de publication. Je crois que sans la prostitution de la publication, sans l’acte public, il n’y a pas d’écrit [71]. » Prostitution en retour, seconde, du travestissement premier (la métempsycose) qui ici prend les allures d’une trahison de l’idiosyncrasie, d’une concession aux codes de l’édition. D’une domestication.
Si l’hyperesthésie de Baudelaire et de Duras commande le primat, chez eux, d’une subjectivité-filtre du monde, elle permet aussi la mise à distance de codes linguistiques désincarnés, de mécaniques qui sembleraient fonctionner à vide. Des interviews télévisuelles, menées par Marguerite Duras dans les années 1960, mettent en scène une parole manipulée, gouvernée par des questions fermées, répétées, par le choix habile des thèmes. Par le cadrage également qui tend à masquer l’intervieweur et à faire du téléspectateur l’interlocuteur unique, par substitution, de l’interviewé [72].
Exerçant une fonction critique quant à l’hypocrisie du discours médiatique, le contre-journalisme de Baudelaire et Duras répond aussi à l’impératif d’une refonte de l’esthétique dans le cadre d’une société industrialisée où l’art a muté en biens culturels produits en chaîne et consommables par le premier venu. À l’ère des masses, il faut trouver le beau démocratique. D’où la prostitution. Le beau moderne sera donc un composé, de l’inside et de l’outside, d’un je et d’un autre. Il mêlera un élément invariable à un élément relatif passionnel. Le peintre de la vie moderne doit reproduire les circonstances de la scène en révélant ce qui est éternel en elle. Il faut savoir « tirer l’éternel du transitoire [73] ».
Or, là est l’originalité profonde de Baudelaire, l’éternité du Spleen est moins conférée par la forme impeccable du poème que par l’inscription dans l’œuvre d’un état de l’âme, d’un état de l’homme. Tel est le déplacement opéré des camées des Fleurs du mal au serpent des Petits poèmes en prose. Mais le journal, s’il alimente le culte de la néomanie dans sa course à l’information, amène paradoxalement une reproduction de l’identique. D’abord parce que, formellement, le discours d’actualité obéit à des poncifs devenus invisibles parce que, trop connus, ils ne sont plus identifiés. Stylistiquement, aucun risque. Surtout, sur le plan de la signification, l’information reproduit du connu, ne peut faire que ça, par souci d’accessibilité, de rentabilité. Le mystère est aménagé, apéritif. Le scandale minutieusement entretenu. Les faits divers valsent régulièrement : suicides, adultères, crimes crapuleux, puis suicide, puis crime.
La gazette c’est un peu l’Antarctique pour Baudelaire : tout est plat. Et blanc. Les seuls habitants y sont des pingouins, éternelles reproductions du même. Ce que lui prône comme oxygène c’est l’expansion par imagination entendue comme faculté productrice. Ce n’est pas tant la nouveauté – toujours illusoire – après laquelle il faut courir que la sensation de cette nouveauté qu’il s’agit d’imiter. Ce que Delacroix peut seul exprimer. Car doué d’une imagination vive, il a accès de manière privilégiée à « l’intime du cerveau », antre du renouveau, à partir de la scène à peindre [74]. Le mouvement de l’âme qu’il s’agit de reproduire a été rendu accessible par le recours indispensable à un « excitant extérieur », fait divers ou autre, que l’on peut retrouver, mais plus difficilement, par une « intense méditation [75] ».
Le réel opère donc chez l’artiste comme catalyseur, électrochoc, qui, dans sa contingence, permet la saisie de l’intangible. L’écriture ou l’art, corrélats nécessaires, restent l’ultime moyen d’une unification. Pour Baudelaire, « avant d’être une forme ou une représentation, l’art est un acte, et […] à ce titre il résulte de la convergence de deux cordonnées fondamentales : l’actualité et la pérennité [76]. » Le corollaire réside alors dans la raillerie d’un langage qui serait purement référentiel, instrumental, d’un verbe décharné, mécanisé par la technique, qui concernerait de purs esprits désensibilisés. Il faut écrire comme on lance des fusées, « violer les habitudes morales du lecteur » [77], « crosser les singes artistiques [78] » pour voir l’au-delà du même.
« Le choc comme principe poétique
[79] »
Nous l’avons vu, le dualisme esthétique de Baudelaire se retrouve au niveau du lexique. Par une prose à la fois classique et journalistique, les mots du quotidien, vulgaires, font leur entrée en poésie. Comme l’huissier dans la chambre double [80]. Ils permettent l’inscription de l’individu dans une temporalité, certes angoissante, mais à laquelle s’alimente la nouvelle conscience créatrice. Subversion des codes linguistiques, il s’agit aussi d’une véritable entreprise de réfection de la langue dans un moment où la transformation des conditions matérielles de production implique une modification des pratiques humaines en retour. Ainsi pour Walter Benjamin, le journalisme apparaît comme « l’expression parfaite du changement de fonction du langage dans le capitalisme avancé » : pensée négociable, techniquement objectivable car s’incarnant dans des lieux communs inhérents à la spécialisation des fonctions [81].
Dans ce contexte, le journalisme critique de Baudelaire et Duras s’appuie légitimement sur le primat de la subjectivité percevante-écrivante. L’instantané de l’actualité se trouve soumis au prisme d’un individu qui affirme son droit à sélectionner, mettre en valeur, réinventer. L’analogie pourrait être éloquente entre la pratique journalistique et le métier de photographe. En effet, prélèvement discontinu d’une continuité, le cliché photographique est pourtant sensé restituer objectivement le réel. C’est un outil d’observation, neutre, scientifique. Or, derrière l’appareil, il y a un opérateur, une chambre, un laboratoire. Le photographe sélectionne son sujet, expose son film, développe, regarde, expose enfin.
Le mensonge journalistique est le même qui, dans la profusion d’un langage standardisé, fait croire à une information sans informateur, à un texte sans auteur, à une feuille miroir du monde. La dissimulation de la subjectivité est rendue d’autant plus facile que les techniques de reproduction mécanique gomment la singularité de l’original (« l’aura » de W. Benjamin [82]). Désincarnation perverse puisque, loin de supprimer entièrement l’émotion, elle en déplace plutôt l’objet vers la satisfaction d’une sorte de spectacularisation vaine de la vie. Duras s’inquiète : « “Poubelle” et “La Planche” vont mourir [83] » et soixante-quinze journalistes ne s’en émeuvent pas, qui vont pourtant pleurer devant les chiens de la fourrière. Car ces voyous de dix-huit ans sont laids, simplets, indifférents. Leur surnom même frôle le ridicule. On ne peut décemment s’émouvoir. Ils parlent mal ou plutôt, ils ne sortent pas des platitudes.
« […] Soixante-quinze journalistes ont reconnu que Poubelle et La Planche s’étaient montrés au cours du procès étrangement privés de charme, du moindre attrait.
Tous ont déclaré ne pas avoir été émus par leur condamnation à mort.
Tous ont reconnu au contraire que l’indigence de leur langage, l’incohérence de leur propos, leur méconnaissance grammaticale, leur maintien dans le box des accusés, leur mise, la suppression de leurs moustaches, leurs yeux, leurs larmes, leurs yeux secs, leurs pieds, etc., indisposaient l’esprit [84]. »
Alors, « si les assassins ne charment plus, n’émeuvent plus, dans quel bourbier s’en va le crime [85] ? » C’est le règne de l’indifférence.
La mutation de la perception s’opère d’abord par une modification du fonctionnement de la langue. Dans le procès cité, Duras en fait le facteur décisif : les propos n’ont pas su plaire. Mais l’inhumanité des journalistes, dont les lecteurs sont complices, résulte en outre d’un autre facteur. L’attrait pour la nouveauté, la recherche du scoop entraînent une mise à distance de la tradition, une rupture quant à la trame historique, bref, un rétrécissement du champ de l’expérience. L’information de presse fonctionne indépendamment du vécu des participants : « les principes des l’information journalistique (nouveauté, brièveté, clarté, et surtout absence de corrélation entre les nouvelles prises une à une) contribuent à cet effet, tout comme la mise en page et le jargon journalistique [86]. »
Le journalisme concurrence la chronique historique prise dans la durée et joue de l’éloignement par rapport aux formes traditionnelles du récit. Il vise au sensationnalisme, au choc, cherche l’efficacité technique d’un propos qui doit résumer l’information et son explication en un minimum de mots. Le witz, la formule frappante, voire la brachylogie, en marquent le point limite. On veut vendre, on veut rallier les esprits. Il faut donc « présenter les événements de telle sorte qu’ils ne puissent pénétrer dans le domaine où ils concerneraient l’expérience du lecteur [87]. »
Le problème devient alors celui, anthropologique, d’un monde où « le choc est devenu la norme [88] », où la cadence accélérée des images ne permet plus leur saisie par la conscience dans une réélaboration, un amortissement, qui joue comme moyen de défense. La théorie énergétique de la perception, chez Walter Benjamin, s’appuie sur la capacité pour la conscience à inscrire le choc reçu dans la mémoire, à le reprendre et l’élaborer comme trace, dans la durée. C’est là le seul moyen de défense contre l’angoisse de pullulement des images agressives dans la psyché.
Le travail de synthèse, inconscient chez la plupart, prend les traits de l’élaboration artistique ou poétique chez d’autres. La perception du choc chez Baudelaire est complétée par sa reprise dans l’imagination qui en élabore l’assignation temporelle. Il faut « enfoncer l’image dans le souvenir » pour faire de l’événement une expérience vécue. Tel est l’enjeu du travail de la beauté du prosaïque : faire jaillir le reconnu de l’inconnu, l’éternel du périssable. Lutter contre le courant quotidien, l’ensevelissement.
Il ne s’agit donc pas seulement d’un parti pris esthétique. Bien plus fondamentalement, écrire ainsi c’est lutter contre les mutations d’une perception du monde entraînée par les modifications techniques des conditions de vie. Car l’effet de choc comme nouvelle norme artistique, inhérent aussi à l’art pensé comme distraction, provient directement de « l’intrusion des appareils dans la réalité [89] », où la quantité, devenue qualité, ne fonctionne plus tant au niveau de la réception que dans une dialectique d’accoutumance et de rupture [90]. Dès lors, insister sur le caractère subjectif des écrits journalistiques de Baudelaire et Duras, c’est aussi reconnaître chez eux le désir de réinscrire l’événement médiatique dans un vécu historique, perception opérée sur le temps long, qui permet le maintien fébrile de l’aura du récit, soit habiter humainement le monde [91].
Mais Baudelaire comme Duras manient la plume comme ils prennent l’épée. Ce sont des intempestifs. Aussi, chez eux, l’assimilation du coup reçu, la synthèse de l’émotion vont de pair avec un choc émis en retour. L’énergétique psychique est une mécanique. Elle passe par l’humour caustique, par la pratique ironique du simulacre surtout. Deleuze définit ce dernier comme la conciliation de deux séries divergentes, d’une ressemblance alliée à une différence qui en subvertit la portée [92]. Ici, il s’agit d’imiter, par les techniques journalistiques, la saisie codée du fait divers, de mimer dans le même moment cette écriture-même au moyen d’une littérarité qui en révèle les manques. « Papiers d’un jour » à la valeur paradoxale, leur reprise en recueil à des années de distance tient déjà du non-sens. Le seul déportement temporel de récits comme « La Corde [93] » ou « Nadine d’Orange [94] » déplace l’intérêt anecdotique pour le fait divers – deux suicides. Il n’y a pas non plus de morale. Juste peut-être le sentiment du tragique indépassable de l’existence.
La mystification est également réalisée par la falsification du jargon journalistique. Nous l’avons vu précédemment à propos des titres. La mise en page également joue de cela. Les anglicismes. L’hyperbole. La ponctuation niaise. L’appel à un vous fraternel et compréhensif. Complice. Le lecteur avance alors en terrain miné. Car le simulacre demeure « l’acte par lequel l’idée même d’un modèle ou d’une position privilégiée se trouve contesté et renversé [95]. » C’est un anarchisme. Avec lui, « toute pensée devient une agression [96] ». La répétition du même conjuguée à la distinction subversive supprime le prestige de l’original. Il faut alors jouer le choc contre le choc, le renvoyer à lui-même comme le miroir renvoie le soleil, et jusqu’à l’incendie.
Ce seront donc des « phrases phénomènes [97] », des monstres de duplicité. Dans un projet de préface aux Fleurs du mal, Baudelaire s’attriste pourtant : « J’avais mis quelques ordures pour plaire à Messieurs les journalistes. Ils se sont montrés ingrats [98]. » La reproduction vaut pour dénonciation. Le « plaire et instruire » devient « choquer pour dessiller ». Flaubert ne cherchait-il pas aussi « le moyen le plus sûr de remuer toutes ces vieilles âmes [99] » ? Trop de nouvelleté lasse. D’ailleurs, lui aussi s’est emparé du miroir. Quant à Duras, la passion mystique qu’elle employa à déclarer Christine Villemin coupable [100] ne fit que révéler sur le moment l’hypocrisie de médias se rêvant garants d’une neutralité illusoire, simples transmetteurs de l’avancée des débats, sans absolument aucune influence sur l’issue du procès ni d’ailleurs sur l’opinion publique, qui, ma foi, peut bien réfléchir toute seule, par elle-même, non mais.
La logique jusqu’au-boutiste des deux auteurs aboutit alors à la dénudation d’un système toujours trop vite accepté. La redondance opère bien plutôt comme une métabole qui, sous couvert du même, dirait un différend. Comme Jeanick Ducot, les deux auteurs détruisent mais reconstruisent « à l’envers ». Ils ne sont pas plus « terroristes ». À force de manger des sardines, « ces sardines ont parlé » : elles sont devenues peintures, elles ont été une nouvelle fois « mises en boîte [101] ». C’est affirmer la puissance du gai désespoir. Il n’y a pas d’échappatoire. Alors autant triompher par le rire.
Quant à la reprise du choc par la conscience, son élaboration artistique, l’entretien de Duras avec Francis Bacon, réalisé en 1971, insiste sur la dialectique accident-travail également fondamentale chez le peintre britannique. Au départ du tableau, il y a la tache, l’aléatoire : « On ne peut pas comprendre l’accident. Si on pouvait le comprendre, on comprendrait aussi la façon avec laquelle on va agir [102] ». Éloge de l’imprévu, de l’ignorance enfantine devant les choses du monde. Alors seulement l’imagination se déploie, mais une imagination « technique », instinctive, fulgurante. L’imagination « véritable » ne vient qu’après. « Vous comprenez, le sujet est toujours le même. C’est le changement de l’imagination technique qui peut faire se “retourner” le sujet sur le système nerveux personnel [103]. » Éloge de la bêtise donc, d’une stupidité fécondante. L’intelligence de la conscience ne vient qu’après, dans la construction d’un sens toujours à venir.
Avatars de lecteurs
« Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation : "- Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts."
« Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j’entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, la voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait : "- Allez-vous bientôt manger votre soupe, s[ale] b[ougre] de marchand de nuages ?" »
Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris XLIV, « La Soupe et les nuages ».
« On croit savoir la faire, elle paraît simple, et trop souvent on la néglige. Il faut qu’elle cuise entre quinze et vingt minutes et non pas deux heures – toutes les femmes françaises font trop cuire les légumes et les soupes. […] Rien, dans la cuisine française, ne rejoint la simplicité, la nécessité de la soupe aux poireaux. »
Marguerite Duras, « La soupe aux poireaux », Sorcières, 1976 (Outside, p. 275-276)
Au fond, la reprise ultime ne serait-elle pas alors ce qui advient dans la saisie de l’œuvre ? la lecture du recueil ? Recueil redoublant déjà, dans son principe, des publications déterritorialisées, resituées ici non plus dans l’histoire de la presse mais dans celle, bien plus noble, de la littérature, avec un grand L. Recueil comme une collecte d’éclats, de voix, qui impose aussi un mouvement de lecture qui réfute la ligne droite. Ce n’est pas la courbe non plus. Plutôt le serpentin baudelairien, la boucle, le tourbillon. Ainsi chaque pièce s’inscrit contre en même temps qu’elle s’adosse à la précédente, sans continuité chronologique, ni thématique, stylistique éventuellement. Livre-labyrinthe : le lecteur papillonne, glane selon l’humeur, feuillette, passe et repasse en revue. Comme la presse.
Éternel recommencement, parce qu’il s’agit de reprendre toujours à partir de rien un récit – l’actuel – toujours semblable dans ses ressorts, le recueil chez Duras et Baudelaire est peut-être alors la seule répétition qui ouvre à la singularité (chaque lecteur buissonnant solitaire). À l’inquiétude également, chaque nouveau fragment venant refuser au précédent un sens clos. Le choc se situe là aussi. Il faut alors savoir « faire grand dans le petit », comme ce peintre sur émail dont Baudelaire faisait l’éloge dans le Salon de 1859 [104]. Retravailler toujours, toujours à partir du début, la langue quotidienne, la forme simple de l’écrit, du petit fait minuscule. Repenser la posture.
Donc fonction critique de ces contre-articles, à mi-chemin du spleen et puis de l’idéal, du classicisme, de la modernité. Et si Baudelaire, à partir de l’ordinaire, préfère mettre sa tête dans les nuages, la romancière, au contraire, coupe, cuit et remue, mange la soupe à l’odeur de vomi, rappelle à l’ordre, comme son double inversé. Comme son ombre d’aujourd’hui. Son dernier avatar. Lecture éthérée contre lecture terrestre : le Spleen nous fait regarder Paris par la fenêtre quand Outside nous plonge le nez dans l’assiette.