Approches de l’imaginaire
L’œuvre critique de Maurice Blanchot laisse peu de place à l’image bien qu’elle soit entièrement tournée vers l’image. Peu de place car l’analyse des processus artistiques qui parcourt son œuvre se fonde uniquement sur le champ du littéraire, où l’image n’est image que par métaphore. Et Blanchot se refuse à la stylistique comme à la sémiotique qui font du symbole linguistique leur matériau. Double refus donc, de méthode et de principe. Il convient également, pour comprendre ce vide, de replacer sa recherche dans le cadre historique d’une modernité qui, d’abord en littérature à partir de Flaubert puis dans les arts plastiques, a invalidé le principe d’imitation comme moteur de la création. Le "beau langage" ne vise plus l’adéquation avec le réel mais se referme sur le constat de son échec, constat mallarméen s’il en est. De même, si le cubisme marque son affranchissement des lois de l’imitation qui gouvernaient depuis Alberti la représentation du monde, la marche vers l’abstraction en peinture n’aura de cesse d’affirmer la puissance propre des moyens picturaux mis en œuvre à défaut de pouvoir nouer un dialogue avec le monde par la figuration. L’image au XXème siècle ne va donc plus de soi. Le principe de mimesis qui, depuis Platon, gouvernait l’art dans sa pratique comme dans sa pensée est mis au ban comme ne pouvant venir à bout des nouveaux enjeux théoriques que l’histoire porte au jour. Il y a bien sûr un arrière-plan historique, philosophique et sociologique complexe à cette mutation (notamment dans le domaine des sciences) qu’il n’est pas à propos ici d’interroger. Seulement un exemple, le plus significatif, l’émergence de la phénoménologie comme méthode philosophique qui ambitionne une approche novatrice de la chose, du sujet et du monde plus attentive à l’expérience élémentaire du phénomène alors même que les idées de Nature, de Vérité et d’Absolu, piliers de la philosophie classique, sont de plus en plus contestées. La méthode phénoménologique procède par atomisation, attention à l’infiniment petit dans le domaine de l’esprit, dissection des états de conscience. Comme la psychologie ou la biologie, elle met en question l’objet comme entité close et définitive fermement établie face à un sujet lui-même maître de son corps et de sa pensée tel que le voulait l’idéal classique.
Or l’image comme représentation suppose un représenté. L’imitation suppose un modèle : l’Idée platonicienne, Dieu, modèle de la forme humaine ou simplement la réalité comme réservoir de formes pour le peintre. C’est ce substrat immuable qui peu à peu se délite pour finalement disparaître à l’époque contemporaine sous les assauts conjugués des sciences dites dures et des sciences humaines. Pourtant, si d’une certaine manière L’Espace Littéraire se fait l’écho de ce nihilisme ambiant, il n’en demeure pas moins que le concept d’image pointe comme un leitmotiv tout au long de l’ouvrage ainsi que des livres postérieurs. Elle se fraie également une voie singulière dans les œuvres de fictions de Blanchot sous les thèmes du regard, du reflet, de la vitre ou encore du cadavre. Ni frontalement approchée, ni seulement marginale, elle n’en est pas moins centrale pour qui veut comprendre les ressorts de la création littéraire et l’efficience des œuvres tels que les pensent Blanchot. L’enjeu est ici de montrer que la pensée critique de Blanchot est indissociable d’une réflexion sur l’image et la représentation alors même que les commentateurs restent en majorité silencieux sur ce point. Mais surtout, là est le véritable défi, il est urgent de montrer comment cette œuvre, dans sa modernité la plus vive, compose avec des thèmes présents dès la naissance de la philosophie, met à l’épreuve leur antiquité à travers un processus de réélaboration conceptuelle permettant de penser son époque dans la longue durée. Ainsi si Blanchot renoue avec une conception mimétique de l’art telle que l’avait défendue Aristote et rejetée les modernistes, il n’en demeure pas moins que l’image ici sert une analyse du fait littéraire dans ses dimensions les plus novatrices. Ce travail de refondation s’enracine aussi dans une thèse philosophique forte qui fait de la mimesis un principe fondamental du vécu de chaque homme qu’il faudra également comprendre. Car l’art n’est pas dissocié de la vie, il n’est pas à enfermer dans les musées. Et si l’œuvre littéraire se fait à ce niveau l’écho d’une expérience plus globale de création, peut-être convient-il alors de mettre l’image telle que la repense Blanchot à l’épreuve des autres médiums, d’élargir la perspective à l’échelle de la sphère artistique, bref de mesurer la légitimité d’une esthétique blanchotienne généralisée puisque l’auteur lui-même oscille dès les premières lignes de l’ouvrage entre l’art et la littérature. Penser une origine commune aux faires artistiques à partir de la littérature, telle semble être la quête sous-jacente à son œuvre.
Image, imaginaire, imagination
La notion d’image intervient relativement tôt dans l’ouvrage. Elle vient conclure une approche des conditions d’émergence de la voix littéraire comme un principe nécessaire mais non suffisant de l’écriture. Pour Blanchot, à l’origine du livre se trouve la solitude, « solitude essentielle », exigence que commande l’œuvre à celui qui s’y consacre. Cette solitude a pour corollaire une mise en cause tant de soi que du monde et des motifs de l’action de la part de l’écrivain, et ce non sur un mode thétique du doute philosophie mais sur le plan du sentiment du vide, du vain, de l’indiscernable. Il y a l’expérience d’une dépossession de soi comme sujet pensant à l’origine de l’écrire. Où se loge l’image à cet instant ? C’est qu’alors une telle solitude opère le passage au neutre, passage fondamental pour Blanchot, métaphore de la mort, passage de la voix subjective à l’impersonnel, du "je" au "il" où commence le texte. L’image est l’agent de cette scène inaugurale. En effet l’ouverture au neutre telle que la conçoit Blanchot, véritable conversion, résulte précisément d’un vécu qui, à partir de l’expérience douloureuse de la solitude, voit se brouiller les repères temporels, les limites entre les objets, entre soi et le monde, que cause en particulier l’absorption singulière dans l’image :
Là où je suis seul, le jour n’est plus que la perte du séjour, l’intimité avec le dehors sans lieu et sans repos. La venue ici fait que celui qui vient appartient à la dispersion, à la fissure où l’extérieur est l’intrusion qui étouffe, est la nudité, est le froid de ce en quoi l’on demeure à découvert, où l’espace est le vertige de l’espacement. Alors règne la fascination. [1]
Comme le souligne ensuite assez rapidement Blanchot, la fascination « est la passion pour l’image » [2]. Il faut entendre passion dans son sens le plus littéral comme saisie, soumission du sujet à une puissance immaîtrisée, souffrance aussi. L’extrait cité montre une triple confusion : temporelle (le jour sous le signe de la perte), spatiale (l’espace comme vertige) et existentielle (l’extérieur devient le plus intime). Et ce n’est pas un « alors » à valeur de succession temporelle qu’il faut entendre ici mais bien plutôt une formule conclusive. L’émotion ici décrite résulte de la fascination. L’image est donc réellement agissante, au cœur du processus créatif. C’est une image d’un caractère cependant tout à fait singulier puisque, envisagée dans la solitude essentielle, elle devient image fascinante, obsessionnelle. Si, dans le voir, la distance est maintenue entre soi et les choses, l’image dont il est question est un contact, une prise où les deux pôles deviennent indiscernables [3].
Ainsi l’image telle que la conçoit Blanchot porte en elle une mise en question des modes habituels du sentir puisqu’en fin de compte la vraie rupture vient de là : « quiconque est fasciné, on peut dire de lui qu’il n’aperçoit aucun objet réel, aucune figure réelle, car ce qu’il voit n’appartient pas au monde de la réalité, mais au milieu indéterminé de la fascination » [4]. Et l’écriture n’est alors que la recherche du moment de cette expérience esthétique singulière où le monde objectif devient un milieu indifférencié, simulacre de l’original mais sans original parce que rien n’est visible au-delà. Il y a donc presque comme une tâche philosophique de l’art. L’expérience de la fascination permet une régression en-deçà du sens commun dont les éléments du monde sont dotés. C’est rompre avec l’inauthentique heideggerien bien que, pour Blanchot, il n’y ait pas à insister sur un niveau plus que sur un autre. La perception de l’image fascinante ne débouche sur aucune révélation, il n’y a pas d’aletheia, simplement la douleur et l’angoisse de se savoir en exil de l’expérience commune et rassurante de la réalité humaine. Il n’y a pas non plus d’herméneutique de l’image : « L’image d’un objet non seulement n’est pas le sens de cet objet et n’aide pas à sa compréhension, mais tend à l’y soustraire en le maintenant dans l’immobilité d’une ressemblance qui n’a rien à quoi ressembler » [5].
Par l’image ainsi définie, est atteint un en-deçà du langage et de la chose, l’espace du neutre. S’opère ce que Françoise Collin nomme bien « une torsion ou une conversion du savoir vers le non-savoir » [6]. Blanchot écrit encore : « Ce n’est plus le sensible qui mène au sens et s’y exprime, mais le sens qui s’efface vers le sensible et s’y égare » [7]. C’est donc la possibilité même d’un monde qui est mise en doute à partir de la perception de l’image fascinante et, par là, le pouvoir de l’individu à rendre ce monde signifiant. Mais il ne s’agit ni d’une illusion ni d’une expérience seconde. Contrairement à la pensée classique de l’imagination et de l’imaginaire telle que la déploie encore Sartre, l’image n’est pas le dérivé de l’objet, elle n’en est pas la trace dans la conscience. Dans l’annexe à L’Espace Littéraire, Blanchot dégage deux pensées de l’imaginaire : celle de l’analyse commune où l’imagination reproductrice n’est qu’une broderie de la conscience à partir d’un substrat absent que constitue l’objet disparu ; celle du caractère essentiel et premier d’un imaginaire constitutif dans une parenté avec le kantisme pour lequel l’imagination est constituante de l’objet puisqu’elle permet une unification du divers de l’aperception sous un schème commun (voir la « Seconde Analogie » de la Critique de la raison pure). Constitutive de la forme de l’objet, elle n’en est pas moins la condition de sa possibilité même. Ainsi, « c’est avec le fond qu’elle a partie liée, avec la matérialité élémentaire, l’absence encore indéterminée de forme » [8]. Imagination productrice donc qui, ici mise en doute dans sa capacité à faire sens, fait surgir le néant que le monde a dû masquer pour s’ériger comme monde. C’est ce qui explique la proximité de l’image avec la mort. Et la fascination s’exprime de manière exemplaire dans la vision du cadavre qui n’est plus que ressemblance pure et inexprimable, une présence du corps mort qui en même temps a toujours été mais alors frappé du sceau de la négativité, de la négation de la personne. Tous les objets perçus au travers de l’imaginaire de la fascination sont en ceci cadavériques, un apparaître élémentaire antérieur à leur possibilité de vie, de sens.
Alors que l’imaginaire est généralement pensé comme instance de reproduction de la réalité, c’est ici son rôle productif qui est mis en valeur – et en échec – au travers de la fascination. Cependant, et l’originalité de la pensée de Blanchot réside en ce point, il ne s’agit pas de rapports antinomiques mais, au contraire, les deux versions de l’imaginaire agissent ensemble et n’agissent que parce qu’elles sont articulées l’une contre l’autre. Elles sont leur possibilité réciproque. Comme la mort qui, comme horizon et comme fin de tout acte, est à la fois possibilité de donner sens à l’existence et négation totale de tout accomplissement envisagé, l’image est à la fois toujours présupposée dans son rôle constitutif alors que sa capacité mimétique, pour qui est attentif à sa vérité, dénonce le “leurre” primordial sur lequel toute l’existence se fonde. Car elle ne fait que reproduire un objet qui ne se maintient que dans le sens qu’elle lui confère à l’origine et de manière implicite. C’est la fascination qui justement fait tomber cet implicite en ramenant les deux versions de l’imaginaire à la perception d’une image sans fond. Il n’y a rien derrière les choses que l’imagination elle-même. Il s’agit de ressaisir ce qui dans l’extériorité appartient à l’intime alors que la pensée moderne européenne s’est fondée sur la dissociation radicale du sujet et de l’objet, le règne de l’objectif garantissant la possibilité d’une connaissance absolue. Comme la magie, une telle perception permet de repenser ces liens de manière plus ambiguë :
Intime est l’image, parce qu’elle fait de notre intimité une puissance extérieure que nous subissons passivement : en dehors de nous, dans le recul du monde qu’elle provoque, traîne, égarée et brillante, la profondeur de nos passions. [9]
Interface entre le moi et le monde, entre production du sens et réception d’un donné, l’image permet ainsi de repenser le fonctionnement du système perceptif comme double mouvement d’extériorisation et d’impression sur le fond inatteignable et obscur, originel invisible, qui se présente à nos sens. Et l’image n’est ainsi que la reproduction d’elle-même dans sa capacité productrice, une mise en abyme de la perception derrière laquelle il n’y a rien que la fascination du vide.
Ainsi est-il possible de parler d’un fonctionnement mimétique généralisé du sensible chez Blanchot, principe que met au jour la littérature, sur lequel elle s’inscrit et qu’elle travaille à recréer. C’est l’expérience d’Orphée.
Le langage e(s)t l’image
La pensée de l’image dans L’Espace Littéraire est indissociable d’une recherche d’élucidation de l’acte d’écriture. Car « écrire, c’est entrer dans l’affirmation de la solitude où menace la fascination » [10]. Et pour illustrer cette articulation, Blanchot réélabore le mythe d’Orphée comme mythe fondateur de l’expérience de l’écrivain.
Ecrire commence avec le regard d’Orphée, et ce regard est le mouvement du désir qui brise le destin et le souci du chant et, dans cette décision inspirée et insouciante, atteint l’origine, consacre le chant. [11]
Le parallélisme des deux phrases précédemment citées dit énormément. Ce qui est décrit, c’est le regard d’Orphée pour Eurydice, regard fasciné par excellence. Fasciné parce qu’Orphée ne peut faire autrement que se soumettre à la puissance du désir de voir sa bien-aimée dans la nuit, dans l’espace de l’absence de temps, de l’absence de formes, alors même qu’il sait qu’il convoque à nouveau par là sa perte. Regard fasciné qui implique une descente dans l’innommable et l’inhumain, régression dont nous avons vu qu’elle est l’efficience propre de l’image. Eurydice est cette image mouvante qui n’existe que dans le retournement du poète par rapport à elle, image fondatrice de l’œuvre en ceci qu’elle provoque le désir d’un regard bravant l’interdit à ses risques et périls. Un tel mouvement est l’inspiration. Mais l’inspiration est toujours menace, menace du silence et de l’échec car qui se retourne risque l’ensevelissement dans la fascination.
Origine de l’œuvre, Eurydice nocturne n’en marque cependant la possibilité que parce qu’elle en est aussi et dans le même moment l’impossibilité. A l’exemple de la mort, sens et absence de sens de la vie humaine, origine et fin. Il est à présent possible de comprendre comment, pour Blanchot, Eurydice est à la fois emblème de l’image originaire de l’œuvre et métaphore de l’œuvre elle-même. Car si l’image est toujours en même temps origine (fascination qui provoque le mouvement d’écrire) et fin (l’écriture vise à revivre la fascination), et si tout livre vise la constitution de l’œuvre, alors l’œuvre comme fin du projet littéraire en est aussi le commencement. Et ce point dans lequel convergent l’image, l’œuvre et le langage, rassemble, dans la fascination, ce que le poète désire atteindre et retrouver, ce qu’il cherche à recréer derrière chaque poème et qui fait de son dire toujours l’image amenuisée d’une image archaïque et suprême qu’il n’atteindra jamais que dans sa disparition.
Le fonctionnement mimétique de l’objet littéraire s’articule donc à un double niveau : l’œuvre comme produit artistique singulier est l’image d’une image antérieure et fondatrice qui constituerait l’œuvre par excellence, œuvre non plus comme produit mais comme projet, le grand œuvre constitué par la somme d’une vie et dont l’achèvement n’est jamais signé. Il s’agit, à ces deux niveaux, d’une mimesis similaire qui opère par l’approche de la fascination à partir d’une expérience perceptive singulière, la tension vers un modèle jamais atteint, la mise en valeur du défaut de la représentation quant au représenté. C’est ce défaut, cet attrait du néant qui fascine, qui est recherché à travers chaque objet : « L’image, toute image, est attirante, attrait du vide même et de la mort en son leurre » [12]. Et l’image, qui est abolition de toute temporalité, engage donc une durée, une histoire, l’histoire de l’approche de ce point par l’écriture, approche qui est contournement et détournement devant l’effroi que procure l’espace du neutre.
Mais précisément ce point, origine et fin de l’œuvre, épreuve de la vérité de l’imaginaire, attrait pour la profondeur élémentaire que le monde nie pour s’affirmer comme monde, ce point donc met à l’épreuve le langage dans sa capacité à dire la fascination, la puissance du négatif :
Ecrire ne consiste jamais à perfectionner le langage qui a cours, à le rendre plus pur. Ecrire commence seulement quand écrire est l’approche de ce point où rien ne se révèle, où, au sein de la dissimulation, parler n’est encore que l’ombre de la parole, langage qui n’est encore que son image, langage imaginaire et langage de l’imaginaire, celui que personne ne parle, murmure de l’incessant et de l’interminable auquel il faut imposer silence, si l’on veut, enfin, se faire entendre. [13]
Ce que l’écriture littéraire met en doute, c’est la capacité référentielle du langage ordinaire, la fonction symbolique qui fait du mot le signe transparent de la chose et s’abolit dans sa matérialité sonore. Et si l’image se définit par sa double capacité à la fois mimétique (elle reproduit un modèle) et référentielle (elle fait signe vers lui), nous voyons donc que la littérature fait intervenir le paradigme de l’image à un troisième niveau qui est celui de son médium. La dimension critique ici exprimée n’a cependant aucune finalité éthique ou philosophique. Il ne s’agit pas de « rendre plus purs les mots de la tribu » comme le souhaitait Mallarmé ni de faire du poète le serviteur respectueux de la langue face au commun du peuple qui la considère comme un outil. La confrontation de l’approche de Blanchot avec ce que Sartre dit du langage poétique est éclairante. Certes, pour ces deux auteurs, le mot poétiquement employé fait image. Mais Sartre rend le poète disciple d’un cratylisme qui fait du rapport entre signifiant et signifié un rapport motivé, qui fait du mot une icône de la chose dite, c’est-à-dire qui est dans un rapport de consubstantiation avec ce qu’il désigne. Pour le poète, « le langage tout entier est […] le Miroir du monde » [14]. Or pour Blanchot, la pensée mimétique du langage n’a absolument aucune finalité pacifiante face au monde. Au contraire, et en ceci il est bien un penseur de la modernité littéraire, l’image ne sert pas la plénitude du signe mais son étrangeté. Par l’image blanchotienne, le langage est mis en doute dans sa capacité même à faire sens. Il y a, comme chez Sartre, une pensée symbolique du discours poétique mais la mise en doute de sa dimension sémantique dans son pouvoir référentiel fait de l’image verbale qui se dresse une figure inhumaine et inhabitable, composante d’un univers autonome et autotélique qui ne duplique jamais que lui-même dans un effort désespéré pour atteindre l’image primordiale, Eurydice, condition et impossibilité du chant.
Le point que vise le langage poétique, où « parler n’est encore que l’ombre de la parole », est une sorte d’état zéro du mot où il se dresse seul et ne désigne que lui-même, image d’image, ce que Barthes nomme « un signe debout » [15]. Debout car dans la littérature contemporaine, le mot n’est plus utilisé dans sa capacité référentielle, il ne fait plus partie d’un réseau de rapports avec le monde qu’il désignerait en toute innocence. Car est suspendue sa nature fonctionnelle, donc référentielle. Ainsi, est atteint un « degré zéro » de l’écriture où le mot se dresse comme une chose. Il n’est plus l’image du monde (le monde lui-même est mis en doute) mais image de lui-même en même temps que, réinscrit dans une démarche artistique, il devient image de l’œuvre comme image. La référentialité du langage aux choses se convertit en autoréférentialité à la fois comme médium et comme œuvre. Il s’agit donc d’un processus infini de mise en abyme de la dimension mimétique de l’art et de la langue. Mouvement sans fond, il interroge notre modernité dans sa capacité à faire sens et se fait le catalyseur de ses inquiétudes.
Pour un régime mimétique généralisé des arts ?
Il ressort finalement de ce qui précède que l’image, en littérature, s’articule à un triple niveau : au niveau de l’œuvre comme fin du projet artistique, au niveau des productions singulières qui tendent chaque fois à rejouer ce qui se passe au niveau précédent, au niveau du matériau langagier enfin où chaque mot est à la fois image de lui-même et de ce qu’il cherche à désigner [16]. Cependant, il semble bien que l’on puisse proposer une théorie esthétique plus globale dont les principes, définis à partir d’un questionnement sur la littérature, seraient applicables à l’ensemble des médiums artistiques. Les pensées de l’imitation ont dominé l’histoire des théories artistiques jusqu’à l’époque romantique. Il est intéressant de mesurer comment aujourd’hui cette problématique est réinvestie alors que la possibilité même de l’art ne va plus de soi. De plus, dans L’Espace Littéraire, l’auteur oscille constamment entre référence stricte à l’écriture et tentative de généralisation des principes de la création littéraire à l’ensemble de la sphère artistique. L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur ces mots : « Il semble que nous apprenions quelque chose sur l’art quand nous éprouvons ce que voudrait désigner le mot solitude » [17]. Nous avons vu l’originalité forte du concept d’image qui place Blanchot bien plus en rupture qu’en continuité avec ses prédécesseurs. Jusqu’à quel point cependant l’extrapolation, à partir du paradigme de la poésie, est-elle légitime ?
L’acte littéraire s’origine dans une expérience singulière, expérience de vision, fascination pour le monde qui se trouve nié comme monde et ne fait plus qu’image. La création littéraire s’ancre dans une perception désenchantée du réel et se veut la retranscription de cette perception, du point dont nous avons vu qu’il abolissait les repères spatiaux et temporels, de même qu’il mettait en échec les limites entre le sujet et l’objet par un double mouvement d’extériorisation de l’intériorité et d’intériorisation de ce qui se tient face au sujet percevant. L’art est un vécu – confrontation avec le monde qui n’est plus qu’incarnation fantomatique de lui-même, fascination pour la ressemblance, le cadavre. Et il vise la reproduction de ce vécu, l’approche du fascinant que constitue cette vision d’un avant-monde. Ainsi, « tout art veut attirer vers le jour la profondeur élémentaire que le monde, pour s’affirmer, nie et repousse » [18]. Tout art tend à se faire image de l’image nocturne sur laquelle et contre laquelle la vie quotidienne se fonde. Mais, chose étrange, cette recherche plastique ne passe pas par une imitation qui serait reproduction de ce qui a été aperçu. Au contraire, l’approche du neutre et du vide qui se logent sous le quotidien semble d’abord passer pour l’auteur par une valorisation autoréférentielle du matériau employé : « La statue glorifie le marbre » [19]. Comme si, nous mettant face au substrat transformé qui s’affirme matière avant d’être pensé forme, l’œuvre niait le monde pour s’affirmer présence vive et par là, reproduisant en l’inversant le rejet initial qui donne sens au milieu dans lequel vivent les hommes, elle en révélait les conditions de possibilité.
La dimension autotélique de l’art pour Blanchot se trouve confirmée par des courants modernistes tels que le cubisme ou le suprématisme en peinture ou encore l’apparition du dodécaphonisme en musique au début du siècle dernier. Il est proche en cela du modernisme prôné par Clément Greenberg pour lequel chaque œuvre est mise à l’épreuve critique des possibilités que lui offre son médium. Cependant, et contrairement à cet essentialisme formaliste, bien que l’œuvre soit interrogation sur ses moyens, elle prend résolument une dimension existentielle dans la mesure où elle se fonde sur un vécu primordial. De plus, la mise à l’épreuve de ses possibilités comme art est à lire comme questionnement sur l’image, sur la possibilité de reproduction d’un donné sans modèle. C’est pourquoi « l’œuvre signifie toujours ignorer qu’il y a déjà un art, ignorer qu’il y a déjà un monde » [20], une reproduction qui est toujours recréation et ces deux aspects sont indissociables. La pensée du monde, au travers de l’œuvre, passe par une interrogation sur le médium et simultanément, il n’y a pas de réflexion sur le faire artistique qui ne soit pas une réflexion sur le monde.
Il y a cependant un obstacle à maintenir jusqu’au bout l’assimilation de la littérature et des arts non verbaux dans une esthétique générale de l’image telle qu’elle se dessine dans L’Espace Littéraire. En effet, le matériau langagier n’est pas le strict équivalent de la couleur en peinture ou de la note de musique. Le mot est toujours déjà signifiant. Comme l’écrit Barthes [21], la littérature est un « langage second » qui se greffe sur un matériau verbal à fonction référentielle et expressive, qu’elle parasite. La littérature réfère d’abord au langage plus qu’au monde. De plus, le signe linguistique est un signe conventionnel. Il ne saurait imiter le réel. Barthes écrit encore :
Dans la peinture (figurative), il y a analogie entre les éléments du signe (signifiant et signifié) et disparité entre la substance de l’objet et celle de sa copie ; dans la littérature au contraire, il y a coïncidence des deux substances (c’est toujours du langage), mais dissemblance entre le réel et sa version littéraire […]. On est ainsi ramené au statut fatalement irréaliste de la littérature, qui ne peut “évoquer“ le réel qu’à travers un relais, le langage, ce relais étant lui-même avec le réel dans un rapport institutionnel, et non pas naturel. [22]
Bien sûr, l’hétérogénéité des matériaux artistiques rend problématique la recherche d’un principe commun de figuration, figuration ici entendue au sens large de mise en forme. Mais Barthes oppose ici peinture et littérature de manière définitive et consacre l’originalité de la seconde sur les autres médiums artistiques. Or il semble que la frontière ne soit pas si nette. Oui, il y a analogie entre le signifiant peint et le signifié pris pour modèle mais ceci seulement dans la mesure où ce qui est pris pour le niveau élémentaire du signe pictural est de l’ordre de l’objet. Les raisins peints sont analogues aux raisins réels. Si l’on descend à un niveau encore antérieur, au niveau du trait dans la peinture de paysage chinois, il est clair que les plus petits éléments décomposables pour peindre un arbre ne ressemblent pas plus à cet arbre que le signifiant verbal par rapport à ce qu’il désigne. Il y a une grammaire élémentaire de traits variables en nombre fini qui, assemblés entre eux, figurent un paysage. Le rapport d’analogie au réel n’est valable qu’à une certaine échelle de lecture du tableau. En musique, à l’inverse, ce sont les rapports conventionnels qui dominent et l’on verrait difficilement en quoi consisterait une imitation par analogie qui se fonderait sur des similarités purement naturelles. Il n’est pas certain que l’art vise principalement le réel et que seule la littérature ait le pouvoir d’interroger son matériau. Blanchot évite une telle réification en refusant la dissociation du monde et du faire, de la référentialité et de l’autoréférentialité. Le mot est toujours en même temps image du monde et image de soi comme image et l’emboîtement des niveaux de la mimesis se fait presque à l’infini. L’enjeu reste néanmoins de savoir jusqu’à quel point cette pensée de l’art par l’image, une image omniprésente et efficiente, est applicable aux autres pratiques artistiques. Peut-être alors est-il permis de rechercher dans une sémiologie généralisée les niveaux élémentaires de composition et de signification des différents médiums artistiques, de noter les rapprochements et les divergences dans leur fonctionnement formel et référentiel. C’est alors seulement qu’il sera possible de mesurer la pertinence du paradigme de l’image blanchotienne qui a pour caractère principal d’intervenir simultanément aux niveaux macro- et micro-structurels dans l’économie du signe artistique.
L’image multiple
Au terme de cette étude, il apparaît donc que l’image est un motif essentiel de la pensée esthétique de Maurice Blanchot. Comme expérience originaire, elle agit en tant que cause efficiente du processus de création. Elle en est aussi la cause finale puisque l’acte artistique vise sans cesse à retrouver ce qui le fonde, l’expérience d’un contact antérieur à toute imposition d’un sens face à la réalité de ce qui se présente à nous. C’est le moment fondateur de la fascination, latent et omniprésent. L’œuvre ainsi conçue ouvre sur un espace propre où se confondent la subjectivité de l’artiste et l’objectivité du monde. C’est l’espace du neutre où la perception n’est pas encore appréhension distincte d’une altérité mais contact avec une matière informe où l’imagination s’affirme constitutive du réel. C’est aussi le temps de l’éternel recommencement puisque, comme cause motrice et cause formelle tout ensemble, l’image ne vise que sa reproduction chaque fois recommencée.
En même temps, l’imaginaire blanchotien ouvre toujours à son impossibilité. L’image signe un manque, une absence, cadavre de l’objet qui met en question les fondements du monde habité. Vertige, vacillement, cette pensée de la représentation réhabilite la dimension existentielle de l’art sans pour autant poser de postulats philosophiques ou gnoséologiques qui feraient de cette pratique le seul rapport authentique à la vérité. L’art met en doute mais n’apporte aucune réponse. Il n’est porteur d’aucune thèse, d’aucun discours. Alors pourquoi l’art ? Parce que la fascination, qui confine chez Blanchot à la confrontation avec le sublime, un sublime mortifère qui ne laisse place à aucun humanisme. Reste posée entre autre la question de l’adéquation du paradigme littéraire avec des pratiques aussi diverses que la sculpture, la peinture, l’architecture ou la musique. « Que nous devions, au mieux, conclure cette recherche par une formule interrogative, montre bien que, chaque fois qu’il est question de l’image, c’est la question que nous cherchons à entendre, mais pas encore l’image, où pointe le neutre » [23].
Bibliographie
Barthes Roland, Essais critiques, Seuil, 1964.
Barthes Roland, Le Degré zéro de l’écriture, Seuil, 1953 et 1972.
Blanchot Maurice, L’Entretien infini, Gallimard, 1965.
Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, Gallimard, 1955 et 2005.
Blanchot Maurice, La Part du feu, Gallimard, 1949.
Collin Françoise, Maurice Blanchot et la question de l’écriture, Gallimard, 1986.
Foucault Michel, La Pensée du dehors, Fata Morgana, 1986.
Lun-Yue Wang, « L’image et l’imaginaire chez Maurice Blanchot », Littérature 97, février 1995, p.52-59.
Ropars-Wuilleumier Marie-Claire, « Sur le désœuvrement : l’image dans l’écrire selon Blanchot », Littérature 94, mai 1994, p.113-124.
Sartre Jean-Paul, L’imaginaire : psychologie phénoménologique de l’imagination, Gallimard, 1940 et 2002.
Sartre Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, 1948.