À la gare de Montpellier, j’ai pris le bus qui allait à Millau. Assises devant moi, il y avait deux jeunes touristes américaines qui parlaient fort et qui, découvrant le paysage ensoleillé du Languedoc - les vignes, les petits patelins que nous traversions -, ne savaient pas dire autre chose que « Oh, that’s pretty... so pretty ! ». Il a fallu supporter cela pendant une bonne heure, puis heureusement, avant la montée vers le Causse du Larzac, elles sont descendues. Par la suite, je me suis dit qu’elles n’auraient certainement pas trouvé les causses « pretty », et peut-être auraient-elles fini par se taire, sait-on jamais...
Le bus s’était presque entièrement vidé, nous n’étions plus que trois ou quatre passagers lorsque nous nous sommes engagés sur la route qui montait tout droit vers les hauteurs. Je dis « les hauteurs », parce qu’après le soleil du Languedoc, on n’apercevait devant qu’un ciel chargé et gris-noir qui n’annonçait rien de bon, et puis d’un seul coup le bus était parti à l’assaut de la pente, à toute vitesse, comme s’il devait prendre son élan pour pouvoir accéder au plateau. Plus que dans les Alpes ou les Pyrénées où l’on avance de virage en virage, j’eus la sensation soudaine de l’altitude, et que nous allions découvrir un tout autre pays. Je me retournai : derrière moi il n’y avait plus qu’une longue et vaste plaine lumineuse qui me parut tout à coup disparaître, s’évanouir tout en bas comme après un décollage.
Derrière moi, dans le bus, un homme d’une cinquantaine d’années (peut-être plus âgé) était assis, qui ne regardait pas le paysage et semblait m’observer avec ses yeux ronds. À un moment il est allé voir le chauffeur pour lui dire quelque chose, mais je n’ai pas entendu ce qu’il disait. En circulant dans le couloir, il chancelait, alors que le bus poursuivait sa course tout droit, bien stable. Il avait quelque chose d’un homme ivre, et une espèce de gaieté un peu simple.
On m’avait dit : descends au dernier arrêt avant Millau, sur le plateau. C’était vague. Alors à mon tour je suis allé parler au chauffeur, et le type qui m’observait a paru plus curieux encore. Je me demandais ce qu’il voulait. Nous étions maintenant sur le plateau du Larzac, le ciel était gris et mouvementé, et nous roulions sur la toute nouvelle autoroute à travers un paysage désertique, vraiment pas « pretty » du tout, curieusement sauvage, et qui me plut tout de suite. En lien avec ce pays, je ne me rappelais d’une journée ancienne, alors qu’avec mes parents, en vacances près de Béziers, nous étions allés visiter la cité de la Couvertoirade, et surtout d’une image : mon père s’était arrêté au bord de la route pour aller couper une cardabelle. Je me souviens d’une étendue de caillasse lumineuse, presque aveuglante. Ce jour-là, je crois bien que j’avais ressenti un choc devant ce désert en altitude, devant cet espace silencieux et archaïque. Je devais avoir une dizaine d’années. Depuis cette image de rocaille et de lumière m’est restée au fond du crâne, impossible de la déloger.
Nous étions passés à travers deux ou trois villages, sortant quelques minutes de l’autoroute, quand le chauffeur a rangé son bus au bord de la route, et m’a fait signe de descendre. Devant moi il y avait l’autre passager qui courait pour sortir, et tous les deux nous sommes allés chercher nos sacs dans la soute à bagages. Puis le bonhomme s’est tourné vers moi, et il m’a demandé d’une voix aiguë et curieuse où je voulais aller. « Au Cun », lui ai-je répondu . Mais visiblement il n’avait pas compris ma réponse. Il me fixait avec ses gros yeux ronds et naïfs, et tout à coup j’ai compris qu’il était sourd, complètement sourd, et qu’il cherchait à lire sur mes lèvres pendant que le bus repartait. Alors j’ai articulé le mieux que je pouvais AU CUN, et là il a tout de suite compris, et il m’a dit de le suivre. Il faisait du vent et commençait à pleuvoir, plus loin je voyais le bus qui s’engageait dans la descente vers Millau. Sur la droite il y avait une petite route. C’est par là que nous avons commencé à marcher quelques mètres, jusqu’à ce que celui qui était descendu du bus avec moi se retourne, et me dise : « On va venir nous chercher, on attend là ». Puis il ajouta : « Je m’appelle Jacques-Paul, je vis là-bas ». Je me présentai à mon tour, puis ce fut tout. Assez vite une voiture arriva, tous les deux nous sommes montés dedans, et elle repartit d’où elle venait après avoir fait demi-tour.
Je n’avais eu qu’un contact épistolaire et téléphonique avec les gens du plateau. Intrigué par cette association basée dans ce coin tellement isolé mais qui m’attirait, je m’étais dit qu’aller passer quelques temps là-haut dans le cadre de mon service civil serait très certainement enrichissant. Je me sentais proche aussi des idées de non-violence et d’écologie qui motivaient leur démarche depuis les années 70, et malgré tous les clichés sur les luttes de cette époque qu’on n’avait cessé d’évoquer autour de moi avant mon départ, je désirais aller voir de plus près de quoi il s’agissait exactement. Mais avant tout, je crois que, même confusément, c’est un espace physique, géographique qui m’attirait.
La route sur laquelle nous roulions désormais nous conduisait vers le nord du plateau : à l’horizon, il n’y avait que quelques rochers, et cette étendue ouverte, grise et à certains endroits verdoyantes, où poussait ça et là un arbre ou une végétation inconnue pour moi, buissons très serrés qui semblaient parfois séparer des terrains. Des collines émergeaient. Puis des dolomites. D’autres rochers aux formes toujours imprévisibles. Un espace totalement inconnu.
Oui, une autre terre commençait là, et je n’avais qu’un mot pour la nommer, nom énigmatique et qui me semblait venir de très loin : Larzac.
Plus loin, il y avait un village, mais je n’eus pas le temps de voir comment il s’appelait. Devant, dans la voiture, Jacques-Paul et le conducteur bavardaient d’une manière assez dangereuse. Le jeune gars moustachu qui conduisait tournait toujours la tête pour que son compagnon puisse lire sur ses lèvres, et emportés tous deux dans la conversation, ils oubliaient la route. À un moment, le sourd tourna la tête vers moi et m’indiqua le côté droit de la route, mais je ne compris pas tout de suite ce qu’il voulait me montrer. Plus tard, je sus qu’il s’agissait du camp militaire qui se trouvait à quelques centaines de mètres de là.
La première chose que je vis du Cun, ce fut son éolienne dont la roue tournait dans le vent au-dessus des pins. Il y avait en effet plus d’arbres dans le coin (je devais apprendre par la suite que le nord du plateau était plus boisé). Hormis l’éolienne, rien n’annonçait que l’endroit était habité, et il fallut faire le tour d’un bois pour découvrir ce qui ressemblait à des habitations.
Il y avait là une maison et une espèce de préfabriqué. Celui-ci accueillait l’administration du centre et la bibliothèque. La maison en pierres était le lieu de rendez-vous (salle à manger et cuisine) et comprenait quelques chambres ou dortoirs à l’étage.
On me fit d’abord visiter le préfabriqué, assez vétuste. Dedans, dans la bibliothèque, se tenaient deux hommes, dont l’un était le responsable de l’association, Hervé, qui me fit tout de suite l’effet d’un patriarche. Il avait le poil roux et le regard grave, c’était un homme d’une cinquantaine d’années. Il me salua très brièvement. L’autre était un visiteur qui ne résidait pas là et était venu arranger quelque chose.
Le vent soufflait, et il pleuvait bien fort. Moi et Hervé nous échangeâmes tout de même quelques paroles. Il était visiblement occupé. Pendant ce temps-là, Jacques-Paul avait disparu. Je savais seulement que je pouvais passer la nuit dans l’autre maison, il suffisait que je choisisse une chambre et un lit à l’étage. Si j’avais froid, il y avait des couvertures dans un placard, et un poêle et du bois dans chaque pièce.