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« Fils de chien » — à propos de A l’origine, de Nguyen Binh Phuong 

lundi 17 mars 2014, par Régis Poulet

« Fils de chien » ou « Fils de hibou », c’est ainsi que l’on pourrait appeler le personnage principal du riche roman de Nguyen Binh Phuong, en référence à la nouvelle « Le fils de rat » du surréaliste André Pieyre de Mandiargues .

L’un et l’autre récit ont par exemple en commun de se situer dans un contexte où des factions rivales s’affrontent. Le personnage principal, dans la nouvelle de Mandiargues, a été happé par des partisans qui l’ont ensuite soumis, avec sept de ses compagnons d’infortune, au jugement du rat. Au beau milieu d’une salle octogonale, un rat des marais (l’histoire se passe à Venise, la plus orientale des villes européennes) est déposé à égale distance des huit détenus juchés sur une caisse percée d’un trou sur sa face avant, lequel est frotté de farine. La caisse dans laquelle le rat entrera vaudra à l’homme qui s’y tient la vie sauve. Ainsi, le personnage principal vivra mais, devant la vie à un rat, il sera dorénavant exclu de l’humanité.

A l’origine de Nguyen a bien des points communs avec cette nouvelle. Ce ne sont certes pas l’écriture — servie ici par une traduction très soignée et d’une sobre efficacité — ni la narration. Le principal protagoniste du récit de Nguyen, Tinh, est lui aussi voué aux gémonies de son espèce en raison de l’influence de forces qui lui échappent. Ayant pour père cette loque de Phuoc, Tinh est victime d’un destin tragique dans le sens grec du mot : qui a trait au cri du bouc que l’on égorge. En fait de boucs, il s’agit plutôt de porcs, que l’auteur avait déjà fait apparaître dans L’Absent comme les victimes expiatoires d’un châtreur ici incarné par le seul catholique du village : Monsieur Khoa, que ses voisins soupçonnent d’être un adorateur des corps morts. A l’origine, il y a une situation de guerre civile au Vietnam, comme en Italie dans « Le fils de rat », « au temps où les hommes se tuaient pour la couleur de leurs chemises ». Il y a la mort qui vient du Ciel, par des bombardements ou par d’autres feuilles de route célestes. Et Tinh, frappé dès sa conception par le pied du père dans le ventre lunaire de la mère, vagabondera entre la communauté villageoise et la troupe des fous.

La richesse du roman de Nguyen Binh Phuong tient non seulement à son écriture par laquelle tiennent ces destins perdus entre l’arbitraire et l’absurde mais aussi à la multiplicité des lectures permises. Son caractère violent, Tinh ne le tient-il pas du fait qu’il est né le jour du hibou, au solstice d’été ? Ce hibou, cet être triste, en retrait, mélancolique est dès l’incipit frappé par une main vengeresse. Il flotte au long du fleuve, de 11h15 à 12h, jusqu’à ce que le partage de midi décide de son sort, comme de celui de Tinh. Oui, Tinh est un « fils de hibou » parce qu’il est maudit, parce qu’il est laid, parce qu’il est frappé par l’alcoolisme de son ascendant direct (et peut-être aussi par d’autres agents chimiques), parce qu’il a l’allure d’un gibbon ou d’un ours. Il est aussi un « fils de chien » à double titre. Comme engeance méprisable dont il aurait mieux valu qu’elle ne naquît pas ; comme personnage dont l’obsession des « yeux du chien, jaunes comme la lune » le rattache au hibou et à la lune froide qui présida à sa naissance. Bien sûr, il s’agit de la lune des lunatiques, mais Tinh, malgré les déterminismes qui le frappent — quels qu’en soient les noms —, n’est pas un résigné comme le doux Khoa, châtreur de yang. Non, Tinh souffre d’un excès de yang : que faire d’un tel excès dans un village, une société, un monde qui vit autour du sacrifice du cochon (symbole de générosité) ? Être un fils de chien, un chien qui symbolise l’envie de justice et dont le métal est l’élément. Qu’à cela ne ti(e)nne, Tinh cherchera aveuglément à redresser un tort aveugle par le tranchant de sa lame…

Le lecteur est happé par l’itinéraire de ce personnage halluciné qu’est Tinh, mais aussi par toute la foule individualisée des villageois au premier chef desquels se tient Hien. Nguyen Binh Phuong offre, dans le paysage des auteurs vietnamiens contemporains traduits dans la langue de Duras, un point de vue original qui mérite d’être découvert.

Pour en lire les premières pages, c’est ici !

P.-S.

À l’origine, un roman de Nguyen Binh Phuong, traduit par Danh Thành DO-HURINVILLE, publié aux Éditions Riveneuve en mars 2014.

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