Dans cette affaire Breton, depuis le début on aura noté que les "gens de
l’écrit" n’ont pas adopté la même position que, appelons-les ainsi, les
"gens de l’image". Quelques peintres, par ailleurs attentifs à la
littérature, à la poésie, au travail des écrivains, à qui j’ai eu l’occasion
d’en parler ont été peu étonnés de cette vente aux enchères, mais grandement
de ma propre réaction d’autant plus indignée que le surréalisme a été un
mouvement qui a rassemblé autant de peintres que d’écrivains.
Quelle est la raison de cet écart entre nous ?
A mon sens elle n’est ni d’indifférence ni de mépris mais avant tout
d’ordre esthétique.
La forme même du travail des peintres - la création d’un objet unique
destiné à être vendu à un particulier ou à une institution - les place dans
une position radicalement différente de celle des écrivains dont le travail
est destiné à être reproduit et diffusé à de multiples exemplaires. Se
déposséder, se dessaisir de leur oeuvre est ordinaire aux peintres, même
débutants, ordinaire et même souhaitable puisque signifiant qu’elle est
appréciée. Les ventes aux enchères font partie du circuit habituel d’une
oeuvre plastique, comme les signatures dans les salons pour un écrivain.
Ceux qui aiment une oeuvre littéraire n’ont pas besoin de l’original pour
la recevoir, ceux qui aiment l’oeuvre d’un peintre, oui ; une oeuvre
reproduite n’est pas l’oeuvre, un disque n’est pas, etc.
Un musée, ou une collection, ou une fondation, n’est pas une librairie ou
une bibliothèque : on en ressort les mains vides.
Le rapport à l’objet entre le peintre et l’écrivain est inversement
proportionnel à leur rapport à la matière : le peintre qui a, durant des
jours ou des mois, travaillé avec des pigments, du plâtre, du sable, etc.
sur un support, qu’il soit de toile ou de papier, va se trouver ensuite,
s’il vend son oeuvre, sans rien entre les mains alors que l’écrivain qui, tel
Italo Calvino paraît dormir dans sa chaise longue, à la fin de l’opération
apparemment abstraite qui consiste, pour paraphraser Cézanne, à "disposer
des mots dans un certain ordre", se retrouvera, lui, avec un volume réel de
papier imprimé. Ce rapport des peintres à leur travail souvent physiquement
difficile, à la fois lourdement matériel mais singulièrement fugace, est
encore plus vrai en ce qui concerne les "installations", qu’on pense par
exemple aux emballages de Christo ou au Land art de Richard Long dont la
seule trace restera la photographie de l’oeuvre réalisée et bientôt
disparue.
Un écrivain qui dirait à voix haute, dans un lieu désert, l’oeuvre qu’il
vient de composer aurait-il le sentiment d’avoir achevé là son travail ?
La logique - ironique - est que les écrivains se retrouvent aujourd’hui
dans la situation d’être qualifiés de "gardiens du temple". Et qu’y a-t-il
face à ce "temple" ? Une salle des ventes, gardée nuit et jour par des
vigiles, forme laïque apparemment acceptable du gardiennage.
Ce n’est certainement pas vouloir "conserver" qui agace, cette
conservation serait-elle le fait des "gardiens du temple". Qu’on sache, ceux
qui achètent des oeuvres dans les salles des ventes ne les brûlent pas en
d’immenses potlatchs rageurs. Ils les conservent eux aussi, ils les
regardent et même, j’en suis certaine, ils les apprécient. Non, ce qui agace
c’est le musée (ou la fondation). Et qui le musée agace-t-il à ce point ? Le
marché. Et seulement lui. Et seulement parce que les oeuvres y sont "données"
à voir, à tous.
Face à cet agacement je veux évoquer ici la possibilité qu’un jour
quelqu’un entre librement, peut-être par hasard, dans un musée, qu’une toile
de Miro ou de Matta l’arrête dans sa déambulation, ou dans ses pensées du
quotidien, ou dans son désespoir, et que sa vie en soit changée et qu’à son
tour il devienne peintre ou écrivain.
On lira avec intérêt l’entretien de Christian Prigent avec Hervé Castanet.
Par ailleurs l’artiste Jean-Charles Blais est l’auteur d’un texte qui
accompagne deux oeuvres et un livre intitulés Double vue et aborde cette
question de l’art et de "ses étranges propriétaires"…