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"Géométrie d’un rêve" de Hubert Haddad 

mardi 3 août 2010, par Elisabeth Poulet (Date de rédaction antérieure : 4 décembre 2009).

« Personne n’a aimé comme j’ai aimé. Pourtant il y eut d’autres femmes. J’ai vécu d’autres matins après la nuit de Londres. C’est avec une sombre joie que je brûlerai mes manuscrits pour vivre à nouveau un pareil amour, pour trahir Fedora dans la folle pensée d’elle. Et pour tout recommencer sans mémoire. (…). J’ai tout perdu avec Fedora. » Ainsi débute le journal intime d’un romancier vieillissant, vraisemblablement à la fin de sa vie, celui d’un homme obsédé par la figure tutélaire d’une femme terrifiante et qui entreprend de conter la longue histoire de ses errements.

Isolé volontaire dans un vieux manoir breton avec vue sur la pointe d’Ar-Grill, non loin des îles de la Fée, le narrateur ne cesse d’invoquer la sienne, son ensorceleuse Fedora, et commencent alors les Mille et Une Nuits d’un insomniaque. Ces phrases qu’il jette dorénavant sur le papier, ces fragments, ces ébauches de nouvelles, ces souvenirs de lecture, sont un acte de résistance contre la dérobade de la fourbe Fedora, la cruelle cantatrice qui jamais ne voulut lui accorder une seule nuit. Pendant le jour, impudique, sensuelle, amoureuse, elle se donna sans réserve mais le soir venu, l’oiseau lyrique s’éclipsait. Qu’advenait-il donc de Fedora pendant toutes ces nuits ? Quel passé voulait-elle oublier dans ses escapades nocturnes dans les rues de Londres, de Paris ou de Stockholm ?

A défaut de percer le mystère de Fedora, le narrateur déroule le parchemin de ses souvenirs et une multitude de figures féminines s’incarnent sous sa plume. Celle de sa mère, qui mourut en le mettant au monde et qu’il ne connut qu’à travers les récits de sa grand-mère singulière, l’étrange Elzaïde qui « improvisait les plus extraordinaires saillies » et qui fut à l’origine de sa vocation d’écrivain. Celle de sa belle-mère, l’espionne allemande, sa sœur Elisabeth, son premier amour la japonaise Amaya avec laquelle il vécut une passion interdite et fièvreuse, la bibliothécaire Lavinia qui un jour lui dévoila une nudité inexpliquée, la « lectrice cannibale » qui fouille dans son passé et la femme de l’horticulteur prête à se donner à lui pour faire taire la folie qui la tue. Poursuivi dans ses rêves comme dans la réalité par cette cohorte de femmes, son esprit vagabonde et se tient à la lisière, soutenu ou égaré par la présence à ses côtés de son ange, la poétesse Emily Dickinson : « Mes héroïnes traversent Ker-Lann avec la fantaisie des brumes montées de l’Atlantique. J’aimerais parfois revivre avec elles un bout de fiction sans contrainte. Le drame de Pygmalion est-il d’être père ou amant ? Mais gare ! Les rôles prêtés aux protagonistes de mes récits et aux figures de la vie ont une fâcheuse tendance à s’inverser. S’y mêlent en prime les écrivains trop fréquentés comme la juste Emily, les tenaces inconnus des rêves, les créatures en souffrance que tout romancier traîne à ses basques sans oser les démasquer encore. »

Au fil de l’écriture, le diariste se laisse envahir par des souvenirs, réels ou inventés, brouillage du réel inévitable pour qui se pique de convoquer la mémoire. Après la mort de sa grand-mère, alors qu’il n’est encore qu’un enfant, il reste seul avec le cadavre et les chats, tentant de se remémorer les histoires qu’Elzaïde lui racontait, et depuis ce jour elle continua à se raconter à lui dès qu’il l’évoquait, en songes ou au présent : «  Les souvenirs qui me venaient étaient le prétexte à de nouvelles histoires. Qui peut jurer d’avoir vécu l’intégralité de sa mémoire ?  »

Le journal intime se transforme peu à peu en énigme, puzzle tourmenté d’une vie qui donne le vertige. A l’instar du tableau sauvé des flammes du Maître de Lassis, le carnet de bord agité de l’obsessionnel amoureux de la soprano bouleverse les repères du lecteur. Mais quelques pans du voile se lèvent (on découvrira pourquoi l’écrivain s’est retrouvé en prison), laissant pourtant la plupart définitivement dans l’ombre. Fedora restera à jamais évanescente. Rien n’expliquera l’attitude de Lavinia. On ne pourra pas, comme le souhaitait si ardemment la « lectrice cannibale » démêler le vrai du faux, mais on sera confronté à un prisme reflétant les multiples états d’âme de chacun tout comme le romancier de Ker-Lann devant les polyèdres bleus du Maître de Lassis : « Les polyèdres bleus entrecroisés tournoyaient sur eux-mêmes avec une fausse lenteur et tout l’arrière-plan s’éclairait dans ce mouvement stellaire de scènes réalistes d’une précision folle : c’est ma vie entière qui surgissait par limpides efflorescences de ces profondeurs. »

Cette mosaïque de souvenirs, complexe et sinueuse, mais remarquablement bien agencée, dépeint avec une grande finesse les états d’âme du romancier déchu, perdu dans les brumes de ses fictions.
Avec Géométrie d’un rêve, Hubert Haddad nous offre un livre profondément onirique mais aussi une juste réflexion sur la littérature, dans une langue dont l’élégance et la beauté sont un enchantement.

P.-S.

Hubert Haddad, Géométrie d’un rêve, Zulma, 2009.

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